La crise de confiance entre les autorités françaises et le pouvoir militaro-civil au Mali a atteint son paroxysme en ce début d’année. Depuis le coup d’État d’août 2020, des politiciens et des activistes proches de la junte diffusent des interprétations particulières au sujet d’une éventuelle collusion des militaires de l’opération Barkhane avec l’ennemi djihadiste. Cette stratégie vise à transformer les échecs patents à écraser l’insurrection djihadiste en une accusation de complicité. Elle s’appuie sur les tentatives maladroites, à Paris, de ménager la chèvre et le chou entre les indépendantistes touaregs des régions de Kidal et de Ménaka et l’État malien, qui les considère comme des terroristes au même titre que les salafistes avec qui, il est vrai, ils ont collaboré en 2012. Dès lors, par une fausse transitivité, l’ancienne puissance coloniale ne serait pas seulement faible ou inefficace, elle collaborerait ouvertement avec les djihadistes dans le but, selon les versions, de détruire le Mali ou d’y justifier son occupation afin de s’accaparer les richesses naturelles du Nord.
Cette théorie peut paraître séduisante mais elle est infondée. Le pourrissement de la crise et les massacres aveugles et terrifiants qui en découlent concernent aujourd’hui davantage le delta intérieur du fleuve Niger. Or cette région ressortit pour l’essentiel de la zone sous contrôle direct de l’État malien, hors des objectifs initiaux de Barkhane qui concernaient la boucle du fleuve et que les indépendantistes appellent « l’Azawad ». Étendre le conflit plus au sud ne présente aucun intérêt ni tactique ni stratégique pour contrôler le Sahara.
Cela étant dit, la suspicion à l’égard d’objectifs secrets fomentés depuis Paris et d’un soutien à la rébellion ou aux djihadistes qui sous-tend la propagande du pouvoir malien n’est pas le produit que d’un fantasme. Elle repose sur des choix stratégiques récents de la France, comme lorsque l’armée française a empêché l’armée malienne de reprendre le contrôle de Kidal en 2013. Mais elle s’appuie également sur une méfiance communément partagée au sein de certaines élites maliennes depuis trois générations - méfiance qui sert de liant au ciment nationaliste que les putschistes tentent de (re)créer pour se maintenir au pouvoir1.
Pour un certain nombre de Maliens, cette histoire ressemble à un éternel recommencement : celui d’une succession de tentatives françaises visant à leur arracher « leur » Sahara. Ces tentatives ont parfois pris la forme de rébellions touarègues que l’on pense, à Bamako, téléguidées par Paris. Mais avant cela, elles avaient surtout pris, au moment primordial de la fondation du Mali moderne sous Modibo Keita, la forme bien tangible d’une agence gaullienne en charge de conserver le Sahara en tant que Territoire d’outre-mer français au détriment des États nouvellement « indépendants » : l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS). Par une coïncidence qui n’est pas fortuite, l’intérêt particulier pour ce territoire tient au contraste entre la richesse de ses potentialités minières (fer, hydrocarbures et uranium) comparée à une densité de population extrêmement faible (0,2 hab/km²). En d’autres termes, contrôler les ressources du Sahara constituait, comme pour la Calédonie ou la Guyane, un gain bien plus important que le coût d’octroyer à sa population quelques droits politiques et sociaux.
« Susciter l’installation d’industries extractives »
C’est en janvier 1957, au moment même où sont discutés les décrets d’application de la loi-cadre Deferre qui, votée en juin 1956, visait essentiellement à accorder le suffrage universel aux peuples colonisés, que fut publiée la première mouture du projet d’association des régions stratégiques pour l’empire français. Il fut mis en chantier par Félix Houphouët-Boigny, alors ministre délégué du gouvernement de centre-gauche de Guy Mollet. L’Organisation commune des régions sahariennes consistait en une nouvelle administration publique « rattachée à la présidence du conseil » (art. 9) et devait couvrir les « zones sahariennes […] de l’Algérie, la Mauritanie, le Soudan [NDLR : l’actuel Mali], le Niger et le Tchad » (art. 1).
Ceci impliquait la collaboration du ministère de l’Intérieur, en charge du désert algérien, et du ministère de l’Outre-Mer, en charge de l’Afrique-Occidentale française (AOF) – pour la Mauritanie, le Soudan et le Niger – et de l’Afrique-Équatoriale française (AEF) - pour le Tchad. Au Soudan français, trois districts étaient concernés : « Goundam, Tombouctou et Gao » (art. 2), soit l’ensemble de ce que les indépendantistes touaregs ont appelé l’« Azawad ». L’article 3 égraine les nobles et théoriques objectifs économiques et sociaux du projet, et c’est seulement au dernier alinéa (2-d) que l’on en vient aux faits : il est bien question de « susciter l’installation d’industries extractives et de transformation et de créer, lorsque les conditions le permettent, des ensembles industriels2 ».
En effet, après soixante-dix années d’occupation militaire, la géologie française venait tout juste de découvrir, en janvier 1956, une nappe de pétrole extrêmement prometteuse en Algérie. Au moment même où le décret paraissait, des traces de gisements d’uranium étaient identifiées dans le nord du Niger. En outre, le programme nucléaire militaire lancé en 1954 par Pierre Mendès-France entrait dans sa phase décisive, et l’on envisageait déjà d’exploiter les solitudes du désert algérien pour y tester les premières bombes – décision officialisée en avril 1958. Par ailleurs, la construction des infrastructures de Zouerate, dans les confins nord de la Mauritanie, avait commencé en 1953 afin de rendre exploitables les gigantesques mines de fer de F’Derick.
Or, à l’exception de la commune française de Colomb-Béchar située en territoire algérien non loin de la frontière marocaine, aucun de ces territoires n’était accessible par une route asphaltée ou par une voie de chemin de fer. Le désert du Sahara avait été considéré par tous les pouvoirs qui s’étaient succédé depuis l’Antiquité comme essentiellement vide et inutile. Ses populations nomades comme les Maures, les Touaregs ou les Toubous constituaient avant tout un enjeu sécuritaire. Quant au défi logistique du transport qui avait justifié un certain nombre d’investissements par, entre autres, les États de Ghana (IXe-XIe siècle), Djenné et Tekrour (XIe-XIIIe), Mali (XIIIe-XVe), Gao (XVe-XVIe) et de l’émirat de Tombouctou (XVIe-XVIIIe), il avait été contourné par la mondialisation moderne. En effet, le système de la traite puis de la colonisation aux XVIIIe et XIXe siècles avait achevé de réorienter les flux vers les ports maritimes, aboutissant à rompre les liens culturels et économiques millénaires qui unissaient le Maghreb et le Sahel.
À cette époque, les deux grands ports sahariens de Sijilmassa au Maroc et de Tombouctou au Mali furent simultanément occupés par des berbérophones nomades. Afin de rattraper in extremis un tel retard de développement, il était donc prévu un « régime fiscal exceptionnel » et une autonomie financière très large, mais aussi des prérogatives souveraines comme la « défense et le maintien de l’ordre » (art. 10).
Un projet cher à de Gaulle
Au lendemain de l’humiliation diplomatique de Suez en octobre 1956, il était de plus en plus question d’entamer des négociations avec les différents mouvements représentatifs des musulmans d’Algérie. Le 9 mars 1957, le chef du gouvernement, Guy Mollet, déclarait : « L’Algérie doit devenir la clé de voûte du vaste ensemble franco-africain d’un type nouveau, fondé sur une communauté d’intérêts culturels, économiques, stratégiques et politiques qui associera la Tunisie et le Maroc [NDLR : officiellement indépendants depuis un an] à la mise en valeur du Sahara, l’ensemble franco-africain devant former, avec les pays du marché commun, une véritable Eurafrique ». Le traité de Rome - lequel intégrait à la Communauté économique européenne (CEE), en son annexe IV, les Territoires d’Outre-Mer (T.O.M.) africains de la France (ainsi que les colonies des autres États membres comme le Congo) - fut d’ailleurs signé deux semaines plus tard.
Mais l’agitation de la droite, des « pieds noirs » et de l’armée - furieuse d’avoir été, selon sa perception, trahie par le pouvoir politique lors de l’opération de Suez - mit rapidement à bas la IVe République. Après six mois d’instabilité, Charles de Gaulle, avec le concours de l’armée, renversa le régime parlementaire le 13 mai 1958. Pour le nouveau pouvoir gaullien, il n’était plus question de négocier avec les autonomistes algériens – du moins officiellement, pas plus que d’accorder aux populations de l’Union française l’égalité civique et, à terme, sociale. En outre, Charles de Gaulle ne souhaitait nullement - non plus que ses soutiens de l’industrie française - renoncer à l’alléchant projet d’OCRS lancé par ses prédécesseurs « parlementaristes ».
En effet, les premiers essais nucléaires étaient déjà planifiés (ils auront lieu en février 1960), l’exploitation du pétrole commençait à donner ses premiers résultats et les premiers trains parvenaient des mines de fer de Zouerate. Cependant, afin d’exclure le plus possible d’Africains du droit de cité français, la délimitation potentielle de l’OCRS allait être renégociée : les nouveaux citoyens français des régions frontalières du Sahara s’en alarmèrent. Ainsi, le cadi de Tombouctou écrivit « à sa majesté » le nouveau pouvoir dès le 30 mai 1958 pour lui faire savoir son désir que la région de la boucle du Niger puisse rester française et que sa population continue donc de jouir des droits civiques obtenus deux ans plus tôt par la loi-cadre Defferre :
Nous avons l’honneur de vous déclarer très sincèrement une fois de plus que nous voulons rester toujours français musulmans avec notre cher statut privé. Nous vous affirmons notre opposition formelle au fait d’être compris dans un système autonome ou fédéraliste d’Afrique noire ou d’Afrique [du] Nord. Nos intérêts et nos aspirations ne pourraient dans aucun cas être valablement défendus tant que nous sommes attachés à un territoire représenté forcément et gouverné par une majorité noire dont l’éthique, les intérêts et les aspirations ne sont pas mêmes que les nôtres. C’est pourquoi nous sollicitons votre haute intervention équitable pour être séparés politiquement et administrativement et le plus tôt possible d’avec le Soudan français pour intégrer notre pays et sa région Boucle du Niger au Sahara français dont nous faisons partie historiquement et ethniquement.3
Il est probable que le rédacteur principal, le cadi de Tombouctou, répondait surtout à une forme de commande, tacite ou non, venue de l’état-major et du milieu colonial favorable à de Gaulle. Il était en effet utile d’avoir la supplique d’habitants sahariens feignant la peur de quitter l’OCRS pour pouvoir les détacher en toute légitimité des autres TOM de l’Union française dissoute. Le courrier coche à ce titre toutes les cases du système colonial : 1/ les fiers nomades face aux vils sédentaires ; 2/ les Blancs face aux Noirs ; 3/ les Berbères prétendument indo-européens.
L’opposition de Modibo Keita
En février 1959, le pouvoir modifia la loi sur l’OCRS en fonction des nouveaux principes de la république gaullienne. Il y eut d’abord l’élimination de la discrète mais encore trop honnête mention concernant l’exploitation minière. Il y eut également le remplacement de l’organisation multipartite et financièrement autonome et sa transformation en agence publique dirigée par un « délégué général » assujetti au Premier ministre. En d’autres termes, la France gardait l’administration directe, via une agence qui ne disait pas son nom, des territoires sahariens et de leurs ressources industrielles et énergétiques encore en grande partie inestimées.
En Mauritanie, Moktar Ould Daddah, le président du Conseil, ne voyait pas d’obstacle au fait de rester au sein de l’OCRS, à condition que celle-ci lui garantisse un pouvoir personnel étendu. Comme le résume alors le journaliste Philippe Decraene pour Le Monde diplomatique : « Tandis qu’à Nouakchott, M. Moktar Ould Daddah reste sur une prudente expectative, à Bamako M. Modibo Keita a fait connaître son opposition. Enfin, à Niamey et à Fort-Lamy [N’Djamena], MM. Hamani Diori et Tombalbaye ont opté pour une politique de coopération. Les décrets pris en juin 1960 pour adapter les structures de l’Organisation commune des régions sahariennes à l’évolution politique de la Communauté n’ont pas modifié l’attitude des gouvernements d’Afrique noire riverains du désert. Cette initiative a, au contraire, cristallisé les diverses positions. »
En effet, Modibo Keita ne l’entendait pas ainsi : il souhaitait fédérer les États d’Afrique occidentale et c’est pour cette raison qu’il proposa le concept de « Mali » pour nommer la fédération qu’il appelait de ses vœux4. Or avec cette vision d’une réincarnation du prospère empire médiéval (XIIIe-XVe siècle) du Mali, il n’était pas question d’abandonner la moindre parcelle de souveraineté sur le désert. En outre, il était inimaginable d’entraver le développement de ces pays en renonçant aux potentiels gains économiques et financiers offerts par les ressources naturelles. Keita souhaitait par ailleurs inscrire son nouvel État indépendant dans l’alliance des socialistes et des non-alignés. C’est pourquoi il rejoignit le « groupe de Casablanca » à l’invitation du président socialiste du gouvernement marocain Abdallah Ibrahim, avec, entre autres, Ahmed Sékou Touré et Gamal Abdel Nasser5.
La répression brutale de Bamako
De Gaulle avait longtemps essayé mais finalement échoué à convaincre le Front de libération nationale (FLN) algérien de renoncer au Sahara. Cette question constitua une des raisons du blocage dans les négociations entre les indépendantistes algériens et Paris, durant l’automne et l’hiver 1961 : il explique en partie la radicalisation de la situation et le massacre policier du 17 octobre 1961. Finalement, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) décida de garantir aux entreprises françaises la jouissance du pétrole saharien et signa les accords d’Évian (Boumédiene ne mit fin à cet engagement qu’en 1971) qui prévoyaient le passage par un « organisme saharien » mixte en 1962 et 1963. De leur côté, les pouvoirs nigérien, tchadien et mauritanien étaient inféodés à l’Élysée, tandis que des revenus commençaient tout juste à émaner des activités d’extraction des hydrocarbures, du fer, et, bientôt (à la fin des années 1960), de l’uranium.
L’allié d’Ahmed Ben Bella, Modibo Keita ne l’entendait pas de cette oreille. Il avait pu arracher le contrôle de la boucle du Niger à de Gaulle et, ce faisant, rendit le projet d’OCRS non viable, en brisant la continuité entre le Sahara et les ports de Nouadhibou et Saint-Louis. De Gaulle se résigna alors à dissoudre l’OCRS le 24 mai 1963. Cependant, la prise de contrôle des régions sahariennes par Bamako s’accompagna rapidement d’une forte instabilité. Des attaques de rebelles touaregs se multiplièrent dès le lendemain des accords d’Évian et culminèrent en 1963 avec la bienveillante neutralité des autorités françaises. La répression du gouvernement malien fut brutale, ce qui devait poser les fondements d’une rancœur qui alimenta toutes les insurrections postérieures.
Finalement, l’Algérie et le Maroc trouvèrent le moyen de taire leur propre guerre des sables6 pour venir au secours de Keita. Les deux jeunes dictatures étaient en effet inquiètes que cette rébellion puisse donner des idées à leurs propres sujets nomades.
Les insurgés furent écrasés et une chape de plomb s’abattit sur le Nord-Mali pendant trois décennies. Un groupe de militaires dirigés par Moussa Traoré finit par renverser Modibo Keita en novembre 1968 à la grande satisfaction de l’Élysée. Pour autant, le ciment du nationalisme malien est resté lié à la question de « l’Azawad » jusqu’à nos jours, et chaque rébellion touarègue réactive depuis le soupçon de l’implication de la France.
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1Lire Pierre Boilley, « Un complot français au Sahara ? Politiques françaises et représentations maliennes… », dans Mali - France. Regards sur une histoire partagée, Karthala, « Hommes et sociétés », 2005, p. 161-182.
3« Annexe 2 : Lettre du 30 mai 1958 adressée au Président de la République Française par les chefs coutumiers, les notables et les commerçants de la Boucle du Niger » dans Le politique dans l’histoire touarègue, Hélène Claudot-Hawad, Karthala, 1993, p. 133-151 ; la lettre, accompagnée d’une pétition avait semble-t-il déjà circulé et été soumise le 30/10/1957.
4De même que Nkrumah avait rebaptisé la Côte de l’Or « Ghana » en référence à l’antique royaume saharien.
5Paradoxalement, la seule réunion du groupe eut lieu en janvier 1961 alors que le gouvernement élu de Rabat avait été renversé par le prince héritier, le futur Hassan II, avec l’appui conjoint de Paris et Washington, et qui souhaitait simplement utiliser la détermination de Keita pour prendre la Mauritanie, partie du « Grand Maroc », à revers.
6Conflit armé opposant l’ALN algérienne et les FAR marocaines entre octobre 1963 et février 1964 à propos du tracé de la frontière saharienne, déjà disputé au cours des années 1910-1920 à Paris entre le ministère des Affaires étrangères en charge de Rabat, et le ministère de l’Intérieur en charge d’Alger. Le cessez-le-feu a rétabli le statu quo mais la frontière n’a toujours pas été délimitée à ce jour.