Maroc. Une expansion économique sous les auspices du réseau colonial français

Analyse · Depuis une vingtaine d’années, le royaume chérifien a entrepris de conquérir les marchés économiques du continent, et notamment de l’Afrique de l’Ouest. Pour ce faire, il s’appuie sur des entreprises et des réseaux dont l’histoire remonte à la colonisation française.

Le roi Mohammed VI au côté d’Ali Bongo Ondimba, le président gabonais, à Libreville, en novembre 2021.
© Présidence du Gabon

Depuis une vingtaine d’années, le Maroc s’est lancé à la conquête des marchés africains. Ce tournant dans la politique officielle du royaume chérifien a été acté par la tournée économique du Premier ministre socialiste d’alternance Abderrahmane Youssoufi en 1999. Elle a été suivie par la signature en 2000 de l’accord de libre échange et d’investissement avec l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa, la zone CFA ouest-africaine), et, enfin, par les visites du nouveau roi, Mohammed VI, notamment lors du Sommet France-Afrique de Yaoundé de 2001. Cette expansion économique se concrétise autour de l’an 2000 avec un grand nombre de rachats d’entreprises subsahariennes.

Une telle évolution suggère une modification structurelle de l’ordre mondialisé qui, entre les années 1970 et 2000, avait été davantage caractérisé par une asymétrie de rapports hyperconnectés entre les Nords, verticaux entre certains Nords et certains Suds, mais négligeables entre les Suds. En effet, la multiplication des investissements marocains en Afrique est corrélée à l’irruption de nouvelles puissances, comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Afrique du Sud) ou les pétromonarchies du Golfe. Elle implique une réduction significative de la part des anciennes puissances coloniales dans les investissements capitalistiques et dans le commerce extérieur de leurs anciennes possessions.

Cela étant, le cas particulier des investissements marocains permet d’appréhender quelques constantes qui supposent des stratégies de remploi de réseaux coloniaux – et postcoloniaux. Les IDE (investissements directs à l’étranger) marocains participent même à une réactivation et/ou à une récupération partielle du réseau économique de l’empire français, mais cette fois au profit d’un pays qui n’était auparavant qu’une simple étape du commerce maritime et des flux humains au sein du réseau colonial français. Ce procédé est parfois direct, via des filiales marocaines qui se font les relais de groupes français ou espagnols investissant en Afrique. Mais, le plus souvent, il y a une réactivation à l’avantage de multinationales marocaines de la structure économique coloniale de l’impérialisme français qui a privilégié le développement de métropoles comme Casablanca, Dakar, Abidjan et Libreville, au détriment des arrière-pays et notamment des territoires sahéliens.

En un mot, la mondialisation contemporaine reformule l’impérialisme économique de l’époque de la colonisation, mais elle ne le rééquilibre pas.

Hassan II, relais pro-occidental en Afrique

Jusqu’à la fin des années 1990, les relations économiques entre les ex-colonies françaises avaient été aussi économiquement insignifiantes qu’elles étaient univoquement orientées vers l’ex-métropole. En revanche, les relations politiques du Maroc avec un certain nombre de pays d’Afrique subsaharienne, et notamment de l’ex-Afrique-Occidentale française (AOF), ont été intenses et ont jeté les bases de la géographie des multinationales marocaines contemporaines. En effet, le makhzen1 hérite d’un long passé diplomatique avec le Sénégal et le Mali. Cette histoire plonge ses racines dans le moment indécis où ces deux territoires étaient unis au sein de la Fédération du Mali (1959-1960). Une fois le Sénégal parti, Bamako et Rabat furent à la pointe du soutien à l’indépendantisme algérien, au sein de ce qui fut appelé le « groupe de Casablanca » (1961).

À cette époque, le sultan Mohammed V venait d’enlever le pouvoir exécutif au gouvernement progressiste Istiqlal-UNFP. Avec l’appui de certains nationalistes conservateurs, le Palais réfléchissait depuis plusieurs années à s’emparer de la Mauritanie. Cette ambition avait mécaniquement rapproché le Maroc du socialiste Modibo Keita au Mali. Les deux pays étaient notamment opposés au projet français de réunir les zones sahariennes au sein d’un territoire d’outre-mer, l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS), qui était soutenue par la Mauritanie. Toutefois, avec la reconnaissance de la République islamique de Mauritanie (RIM) par Moscou en 19612, puis avec l’indépendance de l’Algérie en 1962, le nouveau roi Hassan II perdit tout intérêt à ce positionnement progressiste inattendu ; et le sommet du groupe de Casablanca, prévu à Marrakech en 1962, fut annulé.

Au moment de s’écrire une Constitution sur mesure, il se rapprocha alors des États-Unis et renforça son alliance avec ses homologues Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët-Boigny, qui avaient fait allégeance à Charles de Gaulle, ainsi qu’avec le Congo (futur ex-Zaïre) de Joseph Désiré Mobutu. Ainsi, ces régimes pro-occidentaux formèrent les quatre piliers d’un espace géopolitique pro-français, par opposition à celui des non-alignés, que l’Algérie, le Mali et la Guinée constituèrent avec des pays comme le Ghana. Dans ce contexte, l’amitié diplomatique avec le Sénégal, scellée en 1964, fut la plus intense et la plus constante : elle déboucha au XXIe siècle sur l’intégration économique la plus poussée (voir l’encadré ci-dessous).

Outre la stratégie visant à endiguer la RIM, la diplomatie maroco-sénégalaise des années 1960 se repose très tôt sur des « comités » ministériels inter-États et des accords de « coopération » et « d’harmonisation ». Ces derniers dérivent des similarités d’infrastructures et d’institutions héritées de l’ancienne puissance impériale. Dès cette époque également, Hassan II entame une politique d’influence religieuse via les confréries soufies. Il réactive aussi un discours diffusé par la France coloniale en Afrique du Nord et en AOF, prétendant étendre son autorité de commandeur des croyants à l’ensemble du monde malékite nord-africain et ouest-africain. Cet « instrument d’offensive diplomatique » s’exprime par la construction de « mosquées marocaines » au Mali, en Mauritanie et au Sénégal. Cela trace les contours d’une géographie d’influence de Rabat dans son étranger proche, avec l’ambition d’être, « par contrecoups, l’interlocuteur privilégié de l’Occident »3.

L’« aubaine » des plans d’ajustement structurel

Après le retour de Bamako dans le giron élyséen, Rabat reconnaît la RIM en 1969, ce qui lui permet de briguer la présidence de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1970, et d’accueillir le sommet de l’organisation de 1972. À cette occasion, Hassan II réactive ses liens avec le régime militaire malien, et alors que le guinéen Sékou Touré cherche lui aussi à retrouver une place auprès de la France, le roi facilite sa réconciliation avec Senghor4. Ce bref âge d’or du Maroc au cœur du système postcolonial français est brusquement interrompu par la décision, conjointe avec la Mauritanie, d’envahir le Sahara espagnol. Hassan II s’engage même militairement dans la répression du Katanga en 1978 aux côtés du régime de Mobutu, de la France et de la Belgique5. La rupture s’accélère avec le renversement de son allié occasionnel Mokhtar Ould Daddah, en 1978, par des généraux plus proches d’Alger. Hassan II intensifie alors son positionnement pro-européen, qui le conduit à une demande d’adhésion officielle à la Communauté économique européenne (CEE) en 1984 et, dans la foulée, à un retrait tonitruant de l’OUA.

Si les accords économiques signés dans le cadre du groupe de Casablanca étaient devenus caducs, ils purent toutefois être réactivés avec le Mali et la Guinée après 1969, au moment de leur retour dans le giron français. Dans ce nouveau contexte, le Maroc ajoute à sa stratégie sénégalaise des « conventions générales » et des « accords sectoriels » qui conduisent à la constitution des agences de coopération guinéo-marocaine (Aguimco) et malio-marocaines dans les années 1980 (Amamco).

Ce système d’agences de coopération constitue le fondement de l’Agence marocaine de coopération internationale (AMCI), créée en 1986, ainsi que de l’Institut d’études africaines (IEA), lancé en 1987. 40 % des Marocains installés au Sénégal entre 1960 et 1993 sont arrivés pendant cette décennie 19806. Or celle-ci est aussi marquée par les Plans d’ajustement structurel (PAS) qui touchent d’abord les pays les plus proches de l’Occident, le Sénégal dès 1980 et le Maroc en 19837.

Les PAS imposent une baisse drastique des droits de douane aux importations, ce qui permet le développement du commerce asymétrique. Ils ordonnent également les privatisations des grandes entreprises publiques, lesquelles vont permettre les rachats marocains. Cette situation aggrave les tensions démographiques et agraires dans le fleuve Sénégal, lesquelles conduisent à un conflit armé avec la Mauritanie en 1989-1990. En toute logique, Rabat apporte son soutien au Sénégal.

Reconstitution néolibérale de réseaux coloniaux

Si l’on excepte les cas particuliers du Mali et de la Guinée, dont les relations datent du groupe de Casablanca, les pays pro-occidentaux qui font partie du réseau privilégié du Maroc sont aussi ceux où les entreprises impériales françaises avaient le plus investi, et où les colons européens s’étaient mécaniquement le plus concentrés (Casablanca, Dakar, Abidjan, Libreville). Les stratégies d’investissements des multinationales remploient en priorité le réseau de pays alliés des Occidentaux et de la France gaullienne au sein duquel le Maroc de Hassan II avait joué un rôle clé. Cela accentue l’attractivité de ce réseau économique dans le monde néolibéral de l’après-guerre froide.

L’irruption de la finance marocaine en Afrique peut se situer en 1989. À cette date, en plein PAS à Bamako, la banque marocaine BMCE acquiert la part majoritaire de la franco-malienne Banque de développement du Mali (BDM). Fondée à la veille du coup d’État de Moussa Traoré en 1968, cette dernière était l’archétype du système de financement de la coopération françafricaine des années 1970. Le transfert de ce réseau bancaire à la BMCE est donc révélateur d’une mutation de nature (publique/privé) et de relais (France/Maroc) à l’intérieur d’un même réseau. À ce titre, la BMCE marocaine avait elle-même été d’abord une banque publique de développement lancée par le gouvernement progressiste avant 1959, et elle fut à son tour privatisée en 1995 au terme du PAS.

Son acquéreur, l’homme d’affaires fassi Othman Benjelloun, était jusqu’alors le patron de la RMA, une compagnie d’assurance privée française qui, nationalisée à l’indépendance, a été elle aussi acquise en pleine vague de privatisations, en 1988. Réunissant ces deux groupes, l’oligarque fonde alors la holding Finance Com et, finalement, il ajoute en 2001 à son panier l’homologue malienne de la BMCE : la BMCD, banque d’investissement publique elle aussi tout juste privatisée.

Il n’y a pas que le système bancaire public qui a été vendu au cours des PAS, la téléphonie le fut également : ainsi, le groupe Finance Com lança la branche marocaine de Méditel au Maroc en s’associant avec des groupes ibériques et avec l’ex-France Télécom, elle aussi livrée au marché sous le nom d’Orange. Ce secteur connut une évolution particulière car Orange International a préféré s’étendre en Afrique sous son label français, de telle sorte que, finalement, Othman Benjelloun se retire en 2010 de Méditel. Quant à l’opérateur historique issu de la branche marocaine des PTT, Maroc Télécom, il a été cédé au groupe français Vivendi en 2001, puis à l’émirien Itisalat en 2013. Or, sur le modèle de France Télécom et avec un financement public, il entreprit d’acquérir les deux anciennes branches des PTT de Mauritanie et du Mali : Mauritel en 2001, puis Malitel en 20098. Enfin, la RAM, branche marocaine nationalisée de l’ancienne aéropostale française, a pris 51 % d’Air Sénégal en 2001 avant d’annoncer le rachat d’Air Mauritanie en 20069.

Le poids de la holding royale

Cette expansion des télécoms, de l’aérien et de l’électricité constitue le volet public de la stratégie du makhzen marocain. Mais seule la Sothema et sa filiale West Afric Pharma (production de médicaments génériques au Sénégal pour les États de l’Uemoa) ont prospéré jusqu’à aujourd’hui. De fait, les échecs de cette stratégie impériale marocaine sont nombreux, liés à des difficultés de collaboration avec les familles dirigeantes dont les intérêts convergent à l’international, mais qui défendent leurs domaines nationaux réservés, comme les Bongo du Gabon qui résistent à l’intrusion des hommes de Mohammed VI. Beaucoup de grands projets d’investissements marocains des années 2000 ont échoué, comme la Fenip de pêche sahraouie installée en 2005 dans les ports halieutiques de Nouadhibou et Dakar, et surtout la Comanav de transport maritime, qui s’est vu remplacée dès 2007 après un an d’exploitation de la liaison Dakar-Ziguinchor.

Même dans le domaine des télécoms, les deux associations postcoloniales Orange-Benjelloun et Maroc-Télécom-Vivendi se sont vu concurrencées au Maroc par l’arrivée de l’Omnium nord-africain (ONA). Il s’agit d’un trust gigantesque détenu par la holding royale marocaine, la SNI (ONA et SNI ont fusionné et 2010 et se nomment depuis peu Al-Mada), qui se manifeste avant tout dans le champ de la finance avec Attijariwafa Bank. Cette dernière constitue, plus encore que la BMCE, le modèle absolu du remploi du système colonial français à l’âge néolibéral et mondialisé.

Présente au Maroc et en Tunisie, Attijariwafa Bank est la descendante de la Banque commerciale du Maroc (BCM), ouverte en 1911, avant même que le dernier sultan signe le traité de protectorat ! Elle était alors une filiale de la Banque transatlantique qui était aussi la maison mère de la Banque de Tunisie, également créée par des capitalistes français, en 1884, peu après la conquête du pays par la France. Finalement, lorsque le groupe royal acquiert la BCM, en 1988, il porte rapidement son dévolu sur son homonyme (en arabe) : la banque tunisienne Attijari. Cette dernière était l’une des plus importantes de Tunisie, et Mohammed VI en fit l’acquisition peu de temps après les attentats islamistes de 2003 et la vente de son monopole sur l’alcool marocain (Brasseries du Maroc) au groupe Castel via une holding domiciliée à Gibraltar. Le commandeur des croyants a alors vraisemblablement réinvesti ce capital dans la prometteuse industrie du crédit, elle aussi proscrite en droit musulman.

Inauguration d’une agence de la CBAO (Groupe Attijariwafa Bank) à Maradi, au Niger, en janvier 2023, en présence du directeur général de la banque, Mounir Oudghiri (à droite).
© CBAO

Entre-temps, Attijari-Wafa est devenu à partir de 2004 le quatrième groupe de banque-assurance d’Afrique en se rapprochant de la Banque sénégalo-tunisienne, elle-même produit de la privatisation, en 1986, de la Banque du Sénégal (créée en 1853 et devenue Banque de l’Afrique de l’Ouest en 1901). Elle constitue donc un prolongement et une reconstitution du réseau bancaire colonial dont la fusion définitive est signée en 2006. La holding royale acquiert l’ancien empire bancaire de l’AOF : les filiales de la Compagnie bancaire de l’Afrique occidentale (CBAO) du Bénin, du Burkina Faso et du Niger. Pour faire contre-poids à Benjelloun à Bamako, la firme royale y a aussi acheté en 2008 la Banque internationale pour le Mali (BIM). Finalement, l’expansion du groupe en Côte d’Ivoire et en Afrique centrale (Cameroun, Gabon, Congo-Brazzaville et même Rwanda) contourne les conflits personnels entre chefs d’État, et suit à la trace le démembrement d’autres groupes bancaires français, notamment l’empire du Crédit Lyonnais.

Cela dit, l’énorme hydre économique de l’ONA-SNI ne se limite pas aux activités de banque-assurance. Entre autres monopoles sur les produits subventionnés (sucres Cosumar, huiles Lesieur Cristal10) ou le contrôle de la majorité des cimenteries (LafargeHolcim Maroc depuis 2016, détenu à moitié par le franco-suisse Holcim Ltd), elle a aussi acquis à travers la société Managem le contrôle de toute l’industrie minière héritée de la colonisation française au Maroc. Ici aussi, les activités extractives dans la Cedeao constituent son second espace d’expansion : en Guinée, au Mali, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, mais aussi au Niger, au Gabon, en République démocratique du Congo et, depuis 2022, au Sénégal, à la suite du rachat de la canadienne Iamgold.

Les limites de l’empire

L’analyse des volumes de commerce extérieur en Afrique de l’Ouest révèle que le Maroc arrive assez loin devant les autres pays du Maghreb. En outre, sa balance commerciale est très excédentaire à son avantage, et le ratio ne cesse de s’améliorer au profit du Maroc. Le rapport entre les exportations africaines vers le Maroc et les exportations marocaines vers l’Afrique est passé d’un relatif équilibre dans les années 1990 à un rapport de 1 pour 10 en 2020 ! Ce renforcement de l’asymétrie du rapport Nord-Sud au sein d’une relation Sud-Sud confirme que le Maroc récupère une part significative du système économique impérial français.

Mais cet empire africain a des limites. D’une part, il reste peu attractif pour l’élite, tout entière tournée vers l’Occident, et les diplomates s’y rendent en disgrâce. Comme à l’époque du protectorat, Casablanca reste avant tout une plateforme relais pour des multinationales comme Nixdorf, HP, Xerox, General Tire, Procter & Gamble, Fagor, Bayer. D’autre part, les volumes restent peu importants, et leur proportion par rapport aux échanges et aux IDE des autres puissances émergentes comme la Chine ou la Turquie est mineure11.

En somme, la part marocaine du commerce extérieur des pays d’Afrique les plus proches est trop faible pour que l’on puisse parler d’une intégration régionale. Le Maroc se concentre essentiellement sur son « voisin » mauritanien et son « ami » sénégalais (1,5 % du commerce de Dakar se fait avec Rabat, 0,2 % dans l’autre sens), mais à des niveaux en fin de compte comparables à ceux de pays peu développés et lointains comme l’Iran ou l’Indonésie.

Ainsi, si le Maroc se fraie un tout petit chemin en remployant une part de l’hégémonie française, il ne peut guère que se glisser dans les interstices des nouvelles superpuissances. Si la part des puissances coloniales diminue, à commencer par celle de la France (passée de 27 % à 15 % des importations sénégalaises en vingt ans), elle est très loin d’être remplacée par les puissances africaines12. L’essentiel du transfert se passe vers les pays émergents non africains, les seuls, par ailleurs, à jouir de tarifs douaniers nettement préférentiels.

Un tropisme sénégalais relativement récent

Tout au long de l’histoire médiévale et moderne de l’empire chérifien, le Maroc n’avait jamais entretenu de relations fortes avec les territoires des royaumes wolofs de la Sénégambie, ou des émirats peuls et toucouleurs du fleuve Sénégal. À l’inverse, il avait toujours soigné son influence politique, économique et militaire auprès des États de la boucle du Niger, le Mali (XIII-XVe s.) et l’empire Songhai (XV-XVIe s.). Le Pachalik de Tombouctou (XVI-XVIIIe s.) fut l’émanation la plus directe de cette emprise marocaine dans l’espace subsaharien.

Le tropisme sénégalais est donc le produit d’un essor spécifique des comptoirs français comme Saint-Louis et Dakar, et d’une redirection vers la côte atlantique des flux sociaux, politiques et économiques. Ainsi, pendant la génération qui précède la conquête par l’armée française de l’hinterland sahélien (après 1885), et un demi-siècle avant celle du Maroc (après 1912), un certain nombre de grandes familles capitalistes originaires de Fès, la capitale du sultanat, comme les Lahlo ou Benjelloun, s’y étaient déjà implantées. Cela n’est pas anodin : c’est à cette époque que les disciples du saint fassi Ahmed Tijani étendirent sa confrérie de réforme islamique, la Tijaniyya, jusqu’au cœur de la zone d’influence française. Des membres des familles Laraki et Squali, par exemple, immigrèrent pendant les trente années qui précédèrent le traité de Fès de 1912 (officialisant l’occupation militaire sous la forme d’un « protectorat »).

À la veille des indépendances, de nouvelles familles d’industriels dits « arabes » complétèrent la formation de cette bourgeoisie maroco-sénégalaise atypique. Elle était encore forte de 30 000 personnes selon une enquête de 199313. D’autres choisirent de rallier l’autre nœud du système économique impérial français, en se rendant à Abidjan et à Bouaké (Côte d’Ivoire). Les crises du début des années 2000 ont impacté leurs affaires au même titre que celles des Français, mais aussi de la myriade de petits négociants et boutiquiers maures qui forment le trait d’union entre monde maghrébin et monde sahélien.

1Qui signifie « grenier » ou « réserve » : métonymie désignant le régime monarchique marocain.

2La Mauritanie, revendiquée par le Maroc, reçoit la reconnaissance de l’URSS au détriment du groupe de Casablanca, au terme d’un échange avec la reconnaissance de la Mongolie par la République de Chine (Taïwan), qui revendiquait cet autre État nomade.

3Rachid El Houdaïgui, La Politique étrangère sous le règne de Hassan II, L’Harmattan, 2003.

4Laurence Marfaing, Steffen Wippel, Les Relations transsahariennes à l’époque contemporaine. Un espace en constante mutation, Khartala, 2004.

5Opération militaire engagée contre la rébellion du Front national de libération du Congo qui affrontait le régime de Mobutu depuis la région minière du sud-est du pays, officiellement pour libérer les milliers d’Européens vivant dans la ville de Kolwezi.

6Yahia Abou El Farah, Abdelouahed Akmir, Abdelmalek Beni Azza, La Présence marocaine en Afrique de l’Ouest : cas du Sénégal, du Mali et de la Côte d’Ivoire, Université Mohammed V Editions, 1997.

7Ces restructurations imposées par le système financier occidental furent d’abord effectuées dans les pays les plus proches des puissances occidentales. Outre l’intrication socio-culturelle et idéologique de leurs élites, leurs économies étaient directement dépendantes des prêts et investissements français. Cependant, cela est autant un effet qu’une cause de la géoéconomie qui nous occupe, d’une part parce qu’elle a favorisé les investisseurs des pays qui avaient déjà privatisé, et d’autre part parce qu’elle a intensifié les liens entre ces derniers, comme entre Rabat et Dakar.

8Par ailleurs, l’électricien public ONE avait annoncé des démarches pour acquérir la Somelec mauritanienne et, en consortium avec Vivendi, la Senelec sénégalaise, mais les deux tentatives ont fait long feu, ce qui n’exclut pas différents « partenariats » : fourniture de matériel, construction de centrales, etc…

9Ce projet lancé au lendemain du coup d’État plutôt pro-marocain de Ely Ould Mohamed Vall en 2005 est finalement abandonné par le gouvernement élu de 2007, et la compagnie est liquidée peu avant le second coup d’État de Mohamed Ould Abdelaziz l’année suivante.

10Les sucres Cosumar ont été nationalisés en 1965, vendus à l’ONA en 1985, et ont été revendus en 2014. Lesieur Cristal, créé au sein du protectorat à partir de l’entreprise Lesieur, nationalisé en 1972-1974 et acquis par l’ONA en 1978, a finalement été repris par le groupe français détenant Lesieur en 2014.

11Un exemple récemment mis en exergue par la chaîne Arte l’illustre bien : les usines de farines de poisson de Nouadhibou sont dominées par des entreprises chinoises et ensuite turques. Le Maroc arrive certes en troisième position, mais loin derrière les volumes de ses concurrents.

12En 1990, l’Afrique représente 2,2 % du commerce extérieur marocain. Ce taux tombe à 1,4 % en 2000 puis évolue à 1,5 % des importations et 4,8 % des exportations en 2010, puis 0,5 % et 5,8 % en 2020. Dans le détail, la Mauritanie et le Sénégal sont passés de 0,2 % à 0,5 %, puis à 0,75 % du total des exportations marocaines ; le Mali, le Ghana et la Côte d’Ivoire sont quant à eux passés de 0,1 % à 0,3 %, puis à 0,4 %. Pour le Sénégal, le Maroc ne représente que 0,8 % des importations en 2000, 1 % en 2010 et 2 % en 2020. Il y a donc une croissance, mais elle est peu massive au regard de la décrue de la France, quant à elle passée de 27 % à 19 %, et finalement à 15 % en 2020.

13Yahia Abou El Farah, Abdelouahed Akmir, Abdelmalek Beni Azza, La Présence marocaine en Afrique de l’Ouest..., op. cit.