Bonnes feuilles

Une autre histoire des relations franco-africaines

Publié il y a deux ans, L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, le livre référence sur les relations entre la France et le continent africain depuis la Seconde Guerre mondiale, sort en version poche. Afrique XXI publie des extraits de la postface de cette nouvelle édition qui tord le cou à certaines idées reçues.

Lors de la visite d’Emmanuel Macron en Côte d’Ivoire, en décembre 2019.
© Soazig de la Moissonniere / Présidence de la République

Deux ans après sa sortie en librairie, L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Le Seuil), un ouvrage collectif qui retrace une histoire des relations franco-africaines aussi méconnue que fantasmée, connaît une seconde jeunesse avec une version poche publiée aux éditions Points. Ce pavé foisonnant de 1 300 pages, exceptionnel par son ampleur, permet de comprendre pourquoi et comment la Françafrique n’a cessé de se renouveler au fil des années.

Dans la postface de cette nouvelle édition, dont Afrique XXI publie ci-dessous de larges extraits (et qui est disponible en intégralité ici), les quatre principaux coauteurs, Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat et Thomas Deltombe (membre du comité éditorial d’Afrique XXI), proposent, en guise de réponse à celles et ceux qui annoncent régulièrement sa disparition, de tordre le cou à quelques idées reçues. (Les intertitres sont de la rédaction d’Afrique XXI.)
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Une croyance très discutable

« “La Russie est-elle en train de chasser la France du continent africain ? Est-ce une lutte contre l’Occident ? Est-ce la fin de la Françafrique ?” À ces questions, Le Figaro répondait dans son édition du 6 février 2023 par un invariable « oui ». Pris de panique depuis que les putschistes maliens et burkinabè ont exigé le départ des troupes militaires françaises dans leur pays, nombre d’observateurs entonnent le même refrain : la France serait en train de perdre pied en Afrique en raison de la « guerre » que ses concurrents – Russie en tête, Chine en sous-main – lui livreraient sur ce continent stratégique.

Pareille conclusion ignore pourtant bien des faits importants. Emmanuel Macron, qui avait promis en avril 2017 de « sortir de la Françafrique » et qui se vantait en avril 2022 d’avoir « refondé » la relation avec le continent africain, ainsi qu’il le déclarait lors du débat d’entre-deux-tours de l’élection présidentielle, reste en réalité fidèle à une longue tradition. Ses relations très serrées avec de multiples dirigeants africains, dont les bilans démocratiques sont pour certains catastrophiques, démentent ces proclamations aussi vertueuses qu’évanescentes.

Réélu en 2022, le président français multiplie les amabilités avec les autocrates « amis de la France » : le Camerounais Paul Biya, au pouvoir depuis quarante ans, auquel il a rendu visite à Yaoundé en juillet 2022 ; le Tchadien Mahamat Idriss Déby Itno, qu’il avait adoubé à Ndjamena en 2021 et qu’il a rencontré une nouvelle fois lors d’un « déjeuner de travail » à Paris en février 2023 ; le Congolais Denis Sassou-N’Guesso, auquel il a donné l’accolade sur le perron de l’Élysée en décembre 2022 avant de lui rendre visite à Brazzaville quatre mois plus tard ; le Gabonais Ali Bongo, qui l’a accueilli avec les honneurs au cours de la même « tournée » régionale en Afrique centrale en mars 2023 ; le Togolais Faure Gnassingbé, reçu à l’Élysée deux mois plus tard, etc. [...]

La « fin » de la Françafrique… Répétée à l’envi depuis un quart de siècle par les responsables politiques français et par un nombre incalculable de commentateurs, cette croyance nous paraît très discutable. C’est ce que nous montrons dans cet ouvrage, qui prend le parti d’inscrire l’histoire des relations franco-africaines dans le temps long. Il nous semble en effet que cette histoire, en plus d’être encore mal connue, est trop souvent découpée en segments discontinus : quelques dates dites « charnières » sont ainsi régulièrement érigées en tournants décisifs (1945, 1958, 1960, 1989, 1994, 2001…) alors même que la pertinence d’une telle segmentation mérite d’être questionnée. Travailler sur le temps long permet selon nous de mieux comprendre la spécificité de chacune des périodes étudiées tout en identifiant les continuités sur la longue durée. Cette démarche offre aussi la distance nécessaire pour s’émanciper des illusions de l’« actualité », qui obnubile les médias, et de la « nouveauté », que les candidats promettent à chaque élection. Une telle approche historique des relations franco-africaines cherche, en somme, à interroger méthodiquement les mythes officiels.

Un refrain bien connu

Si la Françafrique, telle que nous la définissons dans l’introduction de l’ouvrage, existe toujours, c’est parce qu’elle ne se réduit pas à une relation personnelle entre chefs d’État français et africains ou à quelques dérives crapuleuses : elle s’incarne également à travers des dispositifs institutionnels, comme le reconnaissent eux-mêmes certains acteurs éminents de la politique africaine de la France. Ainsi, fin janvier 2023, Le Monde publie en pleine page une tribune du général Bruno Clément-Bollée, qui a notamment commandé les troupes françaises en Côte d’Ivoire et la force interarmées de l’opération Licorne déployée dans ce pays : « Fini, l’Afrique dominée, place à l’Afrique souveraine et son message : l’Afrique aux Africains ! » Ce cri du cœur évente un secret de polichinelle : les États africains, officiellement indépendants depuis plus d’un demi-siècle, ne jouissent toujours pas d’une pleine souveraineté. S’il ne se risque pas à employer le mot « Françafrique », le général Clément-Bollée évoque deux des leviers d’influence utilisés par la France depuis les indépendances, qui sapent, en effet, la souveraineté de plusieurs États africains : le maintien sur leur sol de bases militaires et de soldats français et la pérennisation du franc CFA (monnaie officielle de quatorze pays africains). Deux domaines éminemment régaliens.

S’intéressant à la montée des contestations antifrançaises sur le continent africain, un éditorialiste du Monde confirme quelques jours plus tard cette analyse : « Nous gagnerions sans doute à considérer les événements en cours comme rien de moins qu’une nouvelle phase de la décolonisation. » Un mythe est donc ébranlé : la décolonisation, que les manuels scolaires présentent comme un processus historique achevé, est en réalité toujours d’actualité.

Reste que cette soudaine lucidité ne s’exprime pas dans n’importe quel contexte. Elle est le résultat de la forte contestation dont la France est la cible depuis des années dans plusieurs pays africains. Elle s’inscrit également dans un processus historique de longue durée : chaque fois que la France se sent menacée en Afrique, et singulièrement dans son pré carré, elle se présente comme la gardienne des intérêts du continent et de ses habitants.

Ce fut le cas dans les années 1950, lorsque Paris redoutait la concurrence anglaise ou américaine sur « ses » terres africaines. Les indépendances en trompe-l’œil, octroyées à la fin de la décennie, furent d’ailleurs la principale riposte : puisque d’autres puissances contestent la souveraineté française dans nos colonies, appuyons-nous sur ceux des Africains qui sauront rester fidèles à l’ancienne métropole ! « Garder l’Afrique, et y rester, n’était-ce pas d’abord en confier le soin aux Africains qui sauraient fermer les yeux devant les mirages d’un nationalisme illusoire ? », écrivait François Mitterrand, dès 1957, dans son livre Présence française et abandon [NDLR : publié chez Plon].

Valéry Giscard d’Estaing et Jean-Bedel Bokassa, le président centrafricain, le 3 mars 1975, à l’Élysée.
© AFP

Ce fut le cas de nouveau dans les années 1970. Alors que Paris s’inquiétait de l’influence grandissante des Soviétiques en Afrique, Valéry Giscard d’Estaing s’appropria – déjà – le mot d’ordre des panafricanistes pour en faire le slogan officiel de sa politique africaine : « L’Afrique aux Africains ! » Bien des dictateurs « amis de la France » profitèrent de l’occasion pour s’ériger en représentants uniques des « Africains » et s’assurer qu’on les laisse saigner l’« Afrique » en toute impunité (en en faisant, bien sûr, amplement profiter les amis de Paris)… «  Ne laissez pas l’Afrique aux Russes », suppliaient en chœur Félix Houphouët-Boigny (Paris-Match, 20 janvier 1978) et Omar Bongo (Magazine Hebdo, 30 septembre 1983).

L’Afrique aux Africains… jusqu’à un certain point

Les mêmes slogans remontent à la surface depuis quelques années. Face à l’émergence de nouvelles puissances économiques (la Chine, l’Inde, le Brésil, la Turquie, etc.) et à l’activisme politico-militaire de la Russie, les élites françaises jurent vouloir « rendre l’Afrique aux Africains » et mettre « fin à la Françafrique ». Mais ces slogans vertueux cachent une vérité moins avouable : la France, qui déteste être contestée en Afrique, cherche par tous les moyens à y défendre ses intérêts. Si nous devons « revisiter notre regard » et « prendre conscience que la situation a changé », comme l’explique le général Clément-Bollée, c’est évidemment pour éviter de « rencontrer de sérieuses difficultés » en Afrique. Les intérêts de la France, qui « y sont multiples », selon le général, « commandent une réaction impérative, urgente et adaptée pour ne pas se faire débarquer du continent ». L’Afrique aux Africains… jusqu’à un certain point.

L’obsession des dirigeants français et de la plupart des journalistes hexagonaux pour ce qu’ils appellent le « sentiment antifrançais » est révélatrice. L’expression, omniprésente aujourd’hui dans les discours publics, mérite elle aussi d’être étudiée à la lumière du passé. Car elle est en réalité très ancienne. On la retrouve par exemple, dès les années 1950, sous la plume des officiers français en poste au Cameroun. Évaluant la fidélité des membres de l’élite locale, ils notaient leurs appréciations dans de grands tableaux récapitulatifs : « bon », « douteux », « indifférent », « très influençable », « très francophile », etc. Avec parfois cette mention infamante : « sentiment antifrançais ». Ce document, consultable dans les archives militaires françaises, témoigne de cette vieille manie coloniale : la surveillance permanente des colonisés et l’évaluation constante de leur loyauté.

Cette habitude n’a pas disparu avec les indépendances. Le général de Gaulle lui-même, louant en conférence de presse l’œuvre coloniale de la France, s’étonnait le 5 septembre 1960 des « fureurs antifrançaises auxquelles se livrent certains » alors que l’indépendance venait d’être rendue aux pays africains : « Est-ce que les nouvelles souverainetés, les jeunes souverainetés doivent être acquises et exercées contre l’ancien colonisateur, et en le maudissant par surcroît, ou bien, au contraire, d’accord amicalement avec lui, et en usant de son concours ? »

Depuis lors, l’idée d’un « sentiment antifrançais » ressurgit régulièrement dans la presse française. C’est le cas, en réalité, chaque fois que des manifestants africains s’en prennent à l’« impérialisme » ou au « néocolonialisme français » : au Sénégal en 1968 ; à Madagascar en 1972 ; au Dahomey (Bénin) en 1973, etc. Ce thème revient lors de la guerre au Congo dans les années 1990, pendant la crise en Centrafrique en 1997 et, plus encore, au cours de la crise ivoirienne du début des années 2000.

Un « sentiment », vraiment ?

« Ressentiments », « frustrations », « débordements », « déchaînements », « fureurs »… À en juger par le vocabulaire des commentateurs qui hier sondaient l’« âme » des Africains et qui soupèsent aujourd’hui leurs « sentiments », ceux qui contestent la politique africaine de la France paraissent fort peu rationnels. Pareille critique ne serait qu’une réaction émotionnelle, instinctive, pulsionnelle – sans fondement : le « retour du refoulé colonial », tranchait le président Emmanuel Macron lors du sommet de la Francophonie en novembre 2022. Il n’y aurait guère de raisons valables, et encore moins légitimes, d’en vouloir à la France.

Les conséquences durables des quatre siècles d’esclavage et de colonisation ? Le soutien multiforme apporté depuis les indépendances à des cohortes d’autocrates sans scrupule ? Le maintien sous tutelle monétaire d’une partie du continent ? La pérennisation d’un dispositif militaire français en permanent redéploiement ? L’utilisation de la francophonie comme arme de soft power ? Le paternalisme du personnel politique et diplomatique hexagonal ? L’humiliation quotidienne, dans les consulats, des demandeurs de visas ? Les profits engrangés par les multinationales tricolores branchées sur les paradis fiscaux ? Tout cela ne peut guère expliquer l’animosité des Africains, jugent les élites politiques et médiatiques françaises qui ont, en général, la mémoire courte. Le « sentiment antifrançais » ne serait finalement rien d’autre qu’une haine indistincte « des Français » – en bref, une réaction xénophobe –, qui émergerait de façon d’autant plus soudaine qu’elle serait attisée par toutes sortes de rumeurs infondées et de fake news orchestrées. [...]

Les mouvements qui remettent en cause la présence tricolore en Afrique, expliquent sans relâche les décideurs français, seraient manipulés par des « puissances étrangères ». Hier, les Britanniques, les Américains, les Soviétiques. Aujourd’hui, les Russes, les Chinois, les Turcs et quelques autres. « Vous savez, avec 1 000 ou 2 000 francs CFA, on peut faire beaucoup, affirmait en février 2022 l’ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, Jean-Christophe Belliard, sur un plateau de télévision ivoirienne. Il suffit parfois d’un sandwich, d’un Coca-Cola, et vous avez deux mille manifestants […]. La manipulation fait partie aujourd’hui des relations internationales. »

Cette rhétorique aux relents complotistes a l’avantage, pour ceux qui la manient, de simplifier radicalement le raisonnement. En inversant les causalités, elle renverse les responsabilités : la France, accusée d’ingérence dans nombre de pays africains, est décrite en victime des rivalités géostratégiques planétaires. Cette même rhétorique permet de renvoyer la Françafrique au passé. Certes, la France n’a pas toujours eu un comportement exemplaire en Afrique, reconnaît-on désormais du bout des lèvres, mais tout cela est déjà loin derrière nous : les seules vraies puissances impérialistes sont aujourd’hui les Chinois et/ou les Russes (au choix). Bref, la Françafrique a de longue date été remplacée par la « Chinafrique » et la « Russafrique ».

Trompeurs effets de loupe

Ce récit mérite là encore d’être passé au crible de l’Histoire. Car le thème de la perfidie étrangère n’a, lui non plus, rien d’une nouveauté : il refleurit chaque fois que Paris se croit menacé sur le continent africain. [...]

La politique africaine de la France semble désormais tout entière structurée autour de la « menace étrangère » : il s’agit, nous dit-on, de reprendre l’initiative face aux « offensives » chinoise, russe, turque, etc. Contrairement à ce que sous-entend ce « narratif », la France n’a pourtant jamais perdu pied en Afrique. Elle y maintient un important arsenal institutionnel, économique, monétaire, militaire, diplomatique et culturel. Et certaines entreprises tricolores, dans le secteur du pétrole, du gaz, des télécommunications ou de l’agro-industrie, font même figure de mastodontes dans certains pays africains et investissent massivement dans les pays alentour, bien au-delà du traditionnel pré carré français.

Il faut donc se méfier de ce qui s’apparente à des « effets de loupe ». Ceux-ci amènent de trop nombreux analystes à regarder l’« Afrique » à travers des focales qui accréditent la thèse du « recul » de la présence française : on s’intéressera, par exemple, davantage à la (récente) implantation des milices Wagner qu’à la pérennisation des bases militaires ou d’autres dispositifs français maintenus en place depuis des décennies. Ces derniers paraissent tellement « évidents », et finalement « normaux », que les observateurs habitués oublient d’en questionner la légitimité ou même la légalité.

Emmanuel Macron lève le verre avec des soldats français positionnés à Port-Bouët, en Côte d’Ivoire, lors du Noël des troupes, en décembre 2019.
© Présidence de la République française

En 2022, l’exécutif français a par exemple officialisé la « fin de l’opération Barkhane » au Sahel sans que personne ou presque ne s’étonne qu’une large part de ses effectifs soient redéployés dans les pays voisins du Mali et du Burkina Faso, sans le moindre contrôle parlementaire et en dehors des cadres juridiques préexistants (ni opération extérieure ni base permanente officielle). Fin février 2023, Emmanuel Macron a ensuite décrété la « diminution visible » des effectifs militaires français en Afrique subsaharienne… sans être interrogé sur ce flou juridique. Cette « réarticulation » du dispositif stratégique français, consistant en pratique à maintenir les bases permanentes françaises en les « africanisant » partiellement (refrain connu depuis les années 1990), fut ainsi annoncée, en toute majesté et sans contestation, depuis le palais de l’Élysée… comme si l’armée française était en Afrique toujours un peu « chez elle ».

Une singulière angoisse

Dans certains cas, les effets de loupe empêchent même de saisir la versatilité des événements : bien des situations défavorables à la France se sont naguère révélées moins catastrophiques qu’anticipé pour les intérêts français. Le coup d’État de 1963 au Congo, par exemple, n’a pas eu des conséquences si dommageables pour la France : une fois passée la surprise de voir des « marxistes » prendre le pouvoir à Brazzaville – jadis capitale de l’Empire –, Paris sut conserver ses positions dans le pays. Elf y exploita abondamment les ressources pétrolières et le régime redevint finalement un fidèle allié de l’ancienne puissance coloniale. D’autres épisodes montrent que la France a su reprendre pied, avec des modalités variables selon les contextes, dans des pays où sa présence avait un temps été contestée (le Mali à partir de 1968 ; la Guinée après 1974 ; la Centrafrique à partir de 2003 ; la Côte d’Ivoire depuis 2011, etc.). Ce qui n’a pas empêché que la France soit parfois de nouveau contestée par la suite, suscitant l’émoi de ceux qui voient dans tout changement la « fin d’une époque ».

[...] Se défier des effets de loupe permet ainsi d’échapper aux analyses trop conjoncturelles et de comprendre que la Françafrique, dont on annonce périodiquement la disparition, fait en réalité preuve d’une grande capacité d’adaptation : elle évolue sans cesse pour ne pas mourir.

Le thème de la « perte », déjà très présent dans les années 1950-1960, est un classique du traitement médiatique de l’actualité franco-africaine depuis le milieu des années 2000. Dès 2005, deux journalistes spécialisés [Stephen Smith et Antoine Glaser, NDLR] cherchèrent par exemple à comprendre « comment la France a perdu l’Afrique » (c’est le titre de leur livre). Bien d’autres ont suivi le même chemin : « La France est en train de perdre l’Afrique » (Le Nouvel Économiste, 22 octobre 2012), « Ne perdons pas l’Afrique ! » (Le Figaro, 10 octobre 2022), « La France est-elle en train de perdre l’Afrique ? » (LCP, 8 décembre 2022), etc. Autant d’exemples qui témoignent d’une singulière angoisse… plus d’un demi-siècle après les indépendances africaines.

Peut-être touche-t-on ici à l’un des mythes les plus persistants de l’histoire des relations franco-africaines : celui de la « vocation africaine » de la France. Ce mythe, déclinaison coloniale de l’idéal universaliste dont la France se proclame dépositaire depuis 1789, a été entretenu par un nombre impressionnant d’hommes d’État français, avant comme après les indépendances de 1960. La France, en raison de son histoire, aurait une mission à accomplir en Afrique, perçue comme le continent le plus « en difficulté », le plus « en retard » et le moins « développé ». Les Africains, de leur côté, considérés à la fois comme « frères » et comme « sujets » – selon l’expression de l’anthropologue Jean-Pierre Dozon –, auraient naturellement besoin de l’aide que les Français désirent leur apporter. [...]

Réserve de puissance

Derrière l’angoisse de la perte, derrière les effusions scabreuses et les viriles proclamations, se dissimule un autre fantasme. Car si les Français « aiment » tant l’Afrique, et craignent tellement que d’autres la leur « arrachent », c’est qu’elle constitue pour eux une réserve de puissance. Le continent leur a fourni au fil des décennies une impressionnante quantité de richesses, de soldats, de travailleurs. C’est grâce à lui que la France a pu compter parmi les vainqueurs au sortir de la Seconde Guerre mondiale et obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU (qu’elle occupe toujours). C’est en partie grâce à lui, à ses ressources naturelles et à sa main-d’œuvre, qu’elle a pu se reconstruire et prospérer pendant les Trente Glorieuses. C’est grâce à lui, finalement, qu’elle peut encore espérer compter sur la scène internationale.

Dans l’imaginaire des décideurs hexagonaux, « perdre l’Afrique » signifie donc, pour la France, perdre son rang dans le monde et s’abandonner à un inexorable déclin. Ce qui apparaît d’autant plus regrettable que l’Afrique est partout décrite comme le « continent d’avenir », en raison de son dynamisme démographique, de sa croissance économique et de son potentiel stratégique.

La décolonisation, disions-nous, est plus que jamais d’actualité. L’heure est encore à la décolonisation de l’Afrique, certes, qui appartient aux Africains et à eux seuls : ce n’est pas aux Français, ni à personne d’autre, de tracer leur chemin. Mais l’heure est aussi, surtout, à la décolonisation de la France. Bien des Français en sont aujourd’hui conscients, mais rares sont ceux qui comprennent ce que cela signifie vraiment. Jusqu’à présent cette intention affichée est restée superficielle, trompeuse même, car elle s’appuie sur des formules creuses et des méthodes épuisées : des réformes de façade, des mesures symboliques, des promesses sans lendemains. On ne décolonise pas un pays en se contentant de renommer d’autorité une monnaie coloniale, en se délestant unilatéralement d’une poignée d’œuvres d’art africaines ou en ajoutant une « plaque explicative » sous la statue glorifiant quelque général sanguinaire. Tout cela trahit, au mieux, une volonté de sauver les meubles et, au pire, de tirer quelques bénéfices de cette apparente bonne volonté. Un nouveau simulacre de changement pour conserver l’essentiel.

C’est un travail beaucoup plus ambitieux, et sans doute plus douloureux, qu’il convient aujourd’hui d’entreprendre : déraciner les mythes impériaux et les fantasmes de grandeur et, ce faisant, débarrasser les imaginaires individuels et collectifs des pulsions dominatrices et des fantasmagories racistes. Cela passe, entre autres, par une relecture sérieuse, donc sincère et engagée, de notre histoire commune. »

Le Niger, énième tombeau de la Françafrique ?*

Le coup d’État au Niger, le 26 juillet 2023, a été l’occasion d’un nouvel enterrement de la Françafrique. Tous les commentateurs ou presque entonnèrent l’éternel refrain funéraire. Dans Libération, Serge July décréta le 6 août, en bon médecin légiste, l’« agonie de la Françafrique ». Le lendemain, près d’une centaine de parlementaires adressèrent au président Macron une lettre ouverte pleine de nostalgie : « Après la Françafrique, sommes-nous condamnés à l’effacement de la France en Afrique ? » (Le Figaro, 7 août).

Puis ce fut au tour de l’historien et philosophe Achille Mbembe, devenu un acteur clé de la politique d’influence d’Emmanuel Macron sur le continent africain, de vilipender dans Jeune Afrique ceux qui accusent la France de néocolonialisme : « La critique de la Françafrique est devenue le masque d’une indigence intellectuelle. » Dur avec les militants anti-impérialistes africains, l’intellectuel camerounais se montre plus tendre avec le locataire de l’Élysée : « Il sait pertinemment où l’on en est, peut-être mieux que ses soldats, ses diplomates, ses ministres et ses hauts fonctionnaires. Il sait qu’un cycle historique a pris fin et qu’il faut passer à autre chose. […] Mais, à gauche comme à droite, son pays est-il prêt ? Je ne le pense pas. L’anti-macronisme primaire est un réflexe irrationnel » (9 août).

Il reste cependant quelques esprits critiques, y compris parmi les diplomates français qu’Achille Mbembe regarde avec tant de hauteur. C’est le cas par exemple de l’ambassadeur Gérard Araud, qui, cinq jours après le coup d’État au Niger, fit entendre un discours moins béat : « Le fondement de la crise, c’est évidemment cette Françafrique dont tout nouveau président annonce la fin dès son élection comme s’il ne se rendait pas compte que cette répétition rituelle prouvait qu’elle avait survécu à ses prédécesseurs et lui survivrait sans des mesures radicales qui ne sont jamais venues » (Le Point, 1er août). Une analyse partagée une semaine plus tard par l’éditorialiste Jean-Michel Thénard en une du Canard enchaîné : « La Françafrique est un zombie. Morte, elle se perpétue, elle se renouvelle, elle se transmet » (9 août).

*Cet encadré ne figure pas dans l’ouvrage Une histoire de la Françafrique. L’Empire qui ne veut pas mourir. Il s’agit d’un ajout des auteurs visant à actualiser leur réflexion après le coup d’État au Niger.