Élection présidentielle 2025 au Cameroun

Anicet Ekane : « Si le régime Biya persiste, ce sera une incitation à la révolte »

Entretien · À la veille de l’annonce officielle des résultats de l’élection présidentielle camerounaise, Anicet Ekane, président du Mouvement africain pour la nouvelle indépendance et la démocratie (Manidem), explique la stratégie d’union défendue par son parti afin de faire tomber, par les urnes, le président Paul Biya, au pouvoir depuis plus de quatre décennies.

L'image montre une grande foule rassemblée pour un événement ou un meeting public. Les gens se tiennent serrés les uns contre les autres, créant une mer de visages et de vêtements colorés. De nombreux participants tiennent des banderoles avec des messages politiques, notamment le slogan "Le choix du peuple pour le changement." On peut également apercevoir des drapeaux flottants, évoquant une atmosphère de mobilisation et d'engagement. L'arrière-plan suggère une ambiance urbaine, avec des bâtiments visibles au loin, tandis que le ciel pourrait être nuageux ou couvert. Ce rassemblement dégage un sentiment d'énergie collective, d'espoir et de désir de changement.
Lors d’un meeting d’Issa Tchiroma Bakary, à Douala, le 6 octobre 2025.
© Baba Info

Il n’était pas candidat. Pourtant, Anicet Ekane et son parti, le Mouvement africain pour la nouvelle indépendance et la démocratie (Madinem), ont marqué de leur empreinte l’élection présidentielle qui s’est tenue le 12 octobre au Cameroun. C’est lui qui décide d’investir le leader de l’opposition camerounaise, Maurice Kamto, arrivé deuxième à la présidentielle de 2018, alors qu’il peinait à trouver un parti pour porter sa candidature. Il subit les foudres du régime, déterminé coûte que coûte à écarter Maurice Kamto de cette élection.

Pour le punir, le ministre de l’Administration territoriale, Paul Atanga Nji, décide de l’évincer de la tête de son parti par une étrange manœuvre : il fait falsifier les documents administratifs publiés sur le site Web de son ministère afin d’attribuer la présidence du Manidem à un ancien militant du parti… qui décide subitement de se porter candidat à la présidentielle !

Mais Ekane résiste. Les menaces du pouvoir, les intimidations et les manœuvres de déstabilisation n’y changent rien. Il est déterminé à jouer un rôle décisif dans le désir de changement exprimé par les Camerounais, après quarante-trois ans de pouvoir de Paul Biya, 92 ans, candidat à sa propre succession.

La candidature de Maurice Kamto définitivement écartée par le Conseil constitutionnel début août, Anicet Ekane jette son dévolu sur Issa Tchiroma Bakary. Ce choix a de quoi surprendre. Ancien apparatchik du régime, originaire du Nord-Cameroun, Tchiroma a été pendant neuf ans ministre de la Communication et porte-parole zélé du gouvernement. Trois mois avant l’élection, il jurait encore fidélité à Paul Biya, avant de démissionner le 24 juin, à la surprise générale, pour se présenter contre lui.

Une forte adhésion durant les meetings

Malgré ce passé encombrant, et sans pour autant lui accorder un chèque en blanc, Anicet Ekane estime que Issa Tchiroma – qu’il connaît bien – est, parmi les onze candidats de l’opposition en lice, celui qui peut le mieux porter les aspirations de changement des Camerounais.

Il faut dire qu’avant de rallier le pouvoir, Issa Tchiroma Bakary avait été emprisonné pendant sept ans, accusé d’avoir participé à la tentative de coup d’État contre Paul Biya en avril 1984. Libéré au début des années 1990, il participe, aux côtés d’Anicet Ekane et d’autres, à la lutte pour le retour au multipartisme. En 1991, il s’implique activement dans les mouvements de désobéissance civique baptisés « villes mortes » et milite au sein de l’Union pour le changement, une plateforme regroupant des partis politiques de l’opposition et des militants de la société civile, mise en place pour soutenir la candidature de John Fru Ndi. Ce dernier, ayant quitté le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) au pouvoir, était alors le leader de l’opposition et il défia Paul Biya à la présidentielle de 1992.

En 2025, l’Union pour le changement – dont l’acronyme « UPC » est un clin d’œil au mythique mouvement nationaliste, l’Union des populations du Cameroun, qui a lutté pour l’indépendance du pays après la Seconde Guerre mondiale – se reconstitue autour d’Anicet Ekane et décide de soutenir Tchiroma. Le choix se révèle payant. Les meetings de campagne de ce dernier suscitent une forte adhésion qui semble, selon le président du Madinem, s’être concrétisée par un plébiscite dans les urnes.

À soixante-quatorze ans, après près d’un demi-siècle de lutte politique, Anicet Ekane ne croit pas en la capacité du Conseil constitutionnel à proclamer la « vérité sortie des urnes ». Il espère cependant que les Camerounais « prendront leurs responsabilités ».

« Cet homme a aussi un passé d’opposant »

Afrique XXI : Vous avez joué un rôle central dans les semaines qui ont précédé l’élection du 12 octobre, en mettant votre mouvement au service, successivement, de la candidature de Maurice Kamto puis de celle d’Issa Tchiroma Bakary. Pouvez-vous nous expliquer ce qui a motivé votre démarche ?

Anicet Ekane : Ce qui a motivé notre démarche – je dis bien « notre » car c’est une démarche collective de notre parti, le Manidem –, c’est l’intérêt du pays. Il fallait, et il faut, absolument trouver un moyen d’en finir avec ce régime néocolonial et dictatorial. C’est ce que nous avions déjà fait en 1992, lorsque que nous avions soutenu John Fru Ndi, dans l’espoir de faire tomber Biya. Voilà ce qui motive les partis nationalistes comme le nôtre, qui se revendique de l’héritage de l’Union des populations du Cameroun (UPC). C’est notre leitmotiv.

Cette fois encore, il était question pour nous de trouver la meilleure personne capable de porter les aspirations des Camerounais et leur envie de changement. En regardant bien, Maurice Kamto puis Issa Tchiroma ont été les mieux placés pour conduire cette dynamique lors du scrutin présidentiel du 12 octobre.

Afrique XXI : Quelle a été la réaction du pouvoir ?

Anicet Ekane : On a surpris le pouvoir, qui n’a pas vu cette possibilité de collaboration entre le Manidem et Kamto, compte tenu de nos divergences politiques. Mais l’intérêt du pays étant au-dessus de tout, nous avons fait abstraction de ces divergences pour construire une collaboration citoyenne. Le pouvoir a été très surpris et sa réaction a été très violente. Les menaces ont commencé. Notamment celles du ministre de l’Administration territoriale, Atanga Nji. Mais connaissant notre détermination, il savait que cela n’aurait aucun impact sur nous. De fait, à la suite de l’invalidation de la candidature de Kamto, nous avons poursuivi la stratégie d’alliance, cette fois avec Issa [Tchiroma].

Vous imaginez que nos divergences politiques avec lui étaient profondes, puisqu’il vient du camp adverse. Mais il faut rappeler que cet homme a aussi un passé d’opposant. Avant de rallier le régime Biya, il a été un ancien combattant pour la liberté : dans les années 1990, il a dirigé les mouvements de désobéissance civique baptisés « villes mortes » et la contestation politique dans le Nord du pays. Il est ensuite entré dans le gouvernement et nos divergences politiques se sont naturellement accentuées. Mais quand il a fallu voir l’intérêt du pays, c’est-à-dire en finir avec le régime RDPC, notre divergence d’antan est devenue superfétatoire. Du moins momentanément.

Afrique XXI : Justement, Issa Tchiroma, malgré son parcours d’opposant dans les années 1980-1990, est longtemps resté au pouvoir et il apparaissait même, ces dernières années, comme un apparatchik du parti de Paul Biya, le RDPC. N’y a-t-il pas un risque à lui confier le pouvoir ? Ne risque-t-on pas de voir se perpétuer un régime similaire au précédent mais sous la direction d’un autre homme ?

Anicet Ekane : Je vous rappelais qu’en soutenant John Fru Ndi en 1992, nous faisions la même analyse qu’aujourd’hui. Quand nous sommes allés le chercher pour porter la candidature de l’Union pour le changement, un regroupement de partis politiques qui voulait faire tomber le régime, lui aussi sortait fraîchement du RDPC. Il fallait trouver un élément, quel qu’il soit, capable de porter la dynamique pour le changement et la fin du régime.

En politique, ce qui compte c’est le rapport de force. Ce qu’il faudra pour que les engagements du programme de l’Union pour le changement soient respectés, c’est une constante mobilisation des Camerounais et une pression permanente sur le pouvoir qui se met en place.

Lorsqu’on élit un président, on ne lui donne pas carte blanche. On l’élit sur un programme. En ce qui nous concerne, c’est un programme de transition et de refondation sur trois à cinq ans. Un audit du régime, un dialogue national et finalement des élections générales. C’est sur ce programme-là que nous surveillerons les agissements du régime que nous mettrons en place progressivement. Nous sommes partie prenante.

« Les élites sont obligées de s’aligner »

Afrique XXI : Paul Biya aspire à un huitième mandat. Il a remporté chaque élection jusque-là au prix de grossières manipulations des résultats. Pensez-vous que ce scrutin sera différent ?

Anicet Ekane : Ce scrutin est différent. L’enthousiasme populaire, qui est l’expression des aspirations des Camerounais, est si grand que le pouvoir se trouve dans une situation différente. Les paradigmes ont changé.

Dans les années précédentes, il y avait un certain accompagnement des masses au choix des élites. Aujourd’hui, les élites sont obligées de s’aligner sur les points de vue de la masse. Désormais, ce sont les masses qui parlent aux élites. C’est très explicite dans le Grand Nord. C’est ce qui explique l’engouement pour Issa Tchiroma : il donne aux masses l’assurance de les écouter. Et Issa parle aux masses le langage qu’elles comprennent : « Je suis là pour changer l’environnement, pas pour m’éterniser au pouvoir. Je suis là pour refonder, pour bâtir des fondations plus solides, choisies pour nous. Je suis là pour ouvrir des perspectives à notre pays, pas pour m’incruster au pouvoir. »

Les paradigmes sont complètement différents. Il y avait de l’adhésion, de l’enthousiasme en 1992 autour de Fru Ndi. Avec Issa, c’est la frénésie du changement. De l’hystérie du changement, même ! C’est ce qu’on a vu lors des meetings de Issa. C’était extraordinaire. Et ça s’est traduit par un vote clair en sa faveur : tous les autres candidats ont pratiquement fait de la figuration. Et ça, ça nous parle.

Afrique XXI : Que prévoyez-vous si les résultats proclamés ne sont pas ceux que vous espérez ?

Anicet Ekane : On est en lutte. Donc on n’attend pas les résultats du Conseil constitutionnel. Nous l’avons prouvé par la publication des vrais résultats, ceux issus des urnes. Ces résultats ont été collectés grâce à un mécanisme que nous avons mis en place pour les recueillir immédiatement à la sortie de chaque bureau de vote. Donc le point du Conseil constitutionnel n’influera pas sur notre position. S’il décide de proclamer des résultats qui sont contraires à la vérité, chacun prendra ses responsabilités, mais il est hors de question d’accepter que le RDPC proclame une victoire de Paul Biya – « victoire » fantasmagorique ne reposant que sur la fraude massive. Chacun prendra ses responsabilités : cela veut tout dire.

Afrique XXI : Comment voyez-vous l’attitude des Camerounais aujourd’hui ? Pensez-vous qu’ils puissent se résigner à une nouvelle « victoire » de Paul Biya ?

Anicet Ekane : Tout prouve que les Camerounais n’ont pas l’intention de se faire voler leur victoire. Ça s’est vu dès les premières heures de la fin du scrutin. Les mouvements de protestation se sont élevés pour empêcher la fraude massive, exécrable et scandaleuse que le RDPC et ses affidés de l’administration organisaient sur l’ensemble du territoire. On a eu des scores de « 98 % » pour Biya dans des zones où généralement on ne vote pas, notamment dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest qui sont en guerre depuis neuf ans. On a eu des histoires où le nombre de votants est supérieur au nombre d’inscrits…

Les Camerounais ne sont pas du tout décidés à accepter une énième fois qu’on leur vole leur choix. Pas du tout. Et ils vont certainement s’organiser en conséquence, avec, bien sûr, notre concours. Nous, nous sommes des facilitateurs de la consolidation de la victoire d’Issa Tchiroma. Nous préparons déjà la célébration de notre victoire. Nous ne sommes plus dans l’attente des faux résultats qui seront prononcés par le Conseil constitutionnel.

Afrique XXI : On voit mal pourtant comment le régime Biya pourrait accepter sa défaite…

Si le Conseil constitutionnel proclame la victoire de Biya, ce sera véritablement une incitation à la révolte. Aujourd’hui, l’incitation à la révolte, que le pouvoir à tendance à attribuer à l’opposition, se situe en réalité de son côté. Si le régime s’obstine, la colère des Camerounais sera légitime. Trop, c’est trop. Cette fois-ci ça ne passera pas.

« Il faut être aveugle pour ne pas voir cette victoire »

Afrique XXI : Pensez-vous que l’armée et les services de sécurité seront prêts à soutenir le régime Biya jusqu’au bout ?

Anicet Ekane : Je pense que l’ampleur de la victoire d’Issa Tchiroma met l’armée dans une situation différente – et délicate – par rapport aux élections précédentes. Autant, les années précédentes, on pouvait avoir des doutes sur l’ampleur de la victoire, autant cette année je crois qu’il faudrait être complètement aveugle pour ne pas voir que cette victoire est évidente et écrasante. Par conséquent, toute tentative de la biaiser peut entraîner des conséquences chaotiques pour notre pays. Je ne pense pas que l’armée camerounaise est prête à s’engager dans un bras de fer sanglant – parce que ça risque d’être ça – avec le peuple camerounais.

Des échos et des informations que nous récoltons çà et là laissent plutôt penser qu’il y a une certaine distance de cette armée par rapport au rôle que voudrait lui faire jouer le pouvoir : à savoir de réprimer toute contestation de ces résultats.

On verra sur le terrain, mais nous avons tout de même remarqué que, dès le 12 octobre au soir, malgré des provocations du pyromane Atanga Nji [ministre de l’Administration territoriale], qui ont entraîné des actes de protestation du peuple, la réaction de l’armée n’était pas brutale. On verra, mais ça se jouera sur le terrain…

Afrique XXI : Comment analysez-vous l’attitude des partenaires internationaux du Cameroun et singulièrement de la France, soutien historique du régime Biya ? Le président Macron, qui a envoyé le patron de la gendarmerie française en visite de travail à Yaoundé en amont des élections, semble refuser de prendre ouvertement ses distances avec un régime de plus en plus décrié…

On ne se fait pas d’illusion par rapport à l’attitude de la France. Le régime de Yaoundé est très lié à la France. Donc ce n’est pas là que nous attendons un coup de main ou un soutien pour déloger Paul Biya. Je crois que la France est dans l’expectative comme la plupart des pays occidentaux. C’est le rapport de force sur le terrain qui déterminera leur position et certainement pas une anticipation de la défaite ou du départ de Biya. Ce que cherche la France, c’est à ne pas perdre complètement son influence au Cameroun. Elle cherche à limiter la casse.

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