
Dimanche 12 octobre 2025, de 8 heures à 18 heures, les électeur
rices camerounais es se sont rendu es aux urnes « dans un climat apaisé », selon le communiqué des deux missions internationales d’observation dépêchées par l’Union africaine et la Communauté économique des États de l’Afrique centrale. C’est à la fermeture des bureaux de vote que le rituel électoral a été bousculé. De leur propre chef, appelé es par des partis ou des organisations, les électeur rices sont revenu es surveiller leur vote, à la lumière des téléphones portables, à l’intérieur comme à l’extérieur des bureaux. L’enthousiasme bruyant de ces scrutateur rices citoyen nes a fait le tour des réseaux sociaux.Depuis, c’est plutôt la tension qui règne : le favori de l’opposition, Issa Tchiroma Bakary, ancien ministre et président du Front pour le salut national du Cameroun (FSNC), a annoncé sa victoire dans la nuit du 13 au 14 octobre, tandis que les autorités et les supporters du président en place, Paul Biya, menacent quiconque publierait des résultats avant le Conseil constitutionnel. Voici donc le Cameroun plongé dans une crise postélectorale, qui n’a rien d’inédit, ni dans le pays ni ailleurs. Les remises en cause des verdicts se sont multipliées ces dernières années, du Kenya au Brésil, en passant par les États-Unis, dans des pays où l’histoire politique est particulièrement conflictuelle et violente.
Au Cameroun, une contestation massive a bien eu lieu en 1992, dans le sillage de fortes mobilisations (celles des « villes mortes1 »), puis en 2018, quand le Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC) estimait avoir gagné le scrutin.
Les mobilisations actuelles se distinguent à la fois par leur intensité et leur précocité – avant même que des résultats officiels soient prononcés – et par leur enjeu : il s’agit d’imposer ce que le candidat Issa Tchiroma Bakary a appelé « la vérité des urnes », c’est-à-dire des résultats conformes aux votes exprimés. C’est bien là la singularité de ces luttes, en ligne et désormais dans la rue : dans un pays où la confiance dans les institutions est faible, où les fraudes électorales passées ont été admises par certaines autorités, où les « faux » (papiers, diplômes, observateurs internationaux) sont régulièrement débusqués, partis d’opposition, militants de la société civile, citoyens, ont décidé de dévoiler leur propre vérité électorale contre celle des autorités chargées du décompte des voix.
Une mobilisation électorale inattendue
Les règles du jeu électoral sont disputées depuis le retour du multipartisme, en 1990. Les appels à la réforme émanent des partis d’opposition, de l’Église catholique, des ONG et de quelques partenaires internationaux. Ils portent sur le mode de scrutin de l’élection présidentielle (actuellement à un tour, favorisant le candidat en place), le matériel électoral (pour l’adoption d’un bulletin unique, plus difficile à falsifier, pour un enregistrement et une authentification biométriques complètes), ou encore pour l’indépendance des institutions en charge d’organiser et de superviser les scrutins. À chaque échéance, des demi-mesures sont prises, qui satisfont aux attentes de ceux qui les financent, mais pas à celles des partis politiques qui boycottent certains scrutins.
Face à ces règles biaisées, face aussi à des pratiques frauduleuses avérées quoique difficiles à détecter compte tenu du manque d’observateurs accrédités, et de la présence de scrutateurs partisans, le taux de participation électorale chute tout au long des années 1990-2010. En 2018, à peine plus de la moitié des électeur
rices se rendent aux urnes, selon les chiffres officiels. L’engagement citoyen est confronté à des obstructions administratives diverses allant de la difficulté à l’accès à la carte nationale d’identité et à l’établissement de la carte d’électeur rice, mais aussi du retrait de celle-ci, notamment dans certaines régions connues pour être des bastions de l’opposition. Cette démobilisation semblait donc devoir se reproduire pour cette élection présidentielle, à laquelle se représente Paul Biya, âgé de 92 ans et au pouvoir depuis 1982, et à laquelle Maurice Kamto, le principal opposant, arrivé second en 2018, n’a pas été autorisé à se présenter à l’issue d’un contentieux constitutionnel fort critiqué.Les électeur2. Les images des foules lors de ces meetings, notamment dans les régions de l’Extrême-Nord et du Nord, d’où il est originaire, se répandent et laissent imaginer une popularité acquise dans ces régions désignées habituellement comme « des réservoirs » de votes pour le parti au pouvoir, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC). La poignée de meetings dans le Littoral et dans l’Ouest et les excuses exprimées à l’égard de tous ceux qui pouvaient avoir de forts griefs à son encontre (dans les régions anglophones, par exemple, où il avait justifié des exactions) finissent de convaincre certaines personnalités de la société civile et d’autres candidats de leur apporter leur soutien. En quelques jours, et alors que la campagne du RDPC est entachée de l’absence du président Biya « en court séjour privé en Europe » et de la manifestation de la sénilité de certains dignitaires, cet ancien ministre, ex-porte-parole du gouvernement RDPC, est devenu le réceptacle d’une exaspération généralisée face au parti présidentiel.
rices en ont décidé autrement. La dynamique de la campagne électorale a joué à plein. Après avoir démissionné de postes de ministre qu’il a occupés pendant quinze ans, Issa Tchiroma Bakary a agrégé autour de lui, lors de la dernière semaine de la campagne, des soutiens inattendus. Jusque-là, les onze candidats d’opposition avaient démontré des réticences à s’unir autour d’un champion. Plusieurs initiatives avaient échoué, jusqu’à ce qu’une « Union pour le changement » rassemble quelques-uns des candidats autour d’Issa Tchiroma BakaryTchiroma le « bon diable »
Les débats, parmi les militant
es et la classe moyenne présent es sur les réseaux sociaux, expriment les réticences face à un ex-dignitaire du régime, âgé de 79 ans. En le désignant comme un « bon diable », la rumeur publique exprime une sorte de lucidité protestataire. Ce terme fait référence aux propos de l’évêque de Yagoua, qui avait affirmé, en janvier : « Même le Diable qu’il prenne d’abord le pouvoir au Cameroun et on verra après. » Tchiroma serait donc ce diable que l’on préfère au président actuel.Cette vigilance électorale a pris une tournure inédite depuis le début du décompte des résultats. La présence de scrutateurs partisans et citoyens aux fenêtres des bureaux de votes n’est pas nouvelle. Mais ils restaient alors relativement silencieux, impressionnés par le dispositif institutionnel et policier faisant du président du bureau de vote, membre d’Elections Cameroon (Elecam) et des scrutateurs RDPC les seuls maîtres à bord. Cette fois-ci, selon les vidéos postées et vérifiées par des journalistes, notamment dans les régions anglophones, les citoyen nes ont manifesté leur présence, comptant à haute voix et contestant lorsque le nombre de bulletins ne correspondaient pas au nombre de signatures de votants. Ils sont allés jusqu’à arracher des confessions à certains personnels d’Elecam, qui ont avoué avoir fraudé.
Cette surveillance n’est pas totalement spontanée. Acteurs et nouveaux venus de la société civile ont organisé, sans financement extérieur, des outils d’observation et de surveillance du vote, dans le but de remonter des résultats indépendants. Cette pratique est devenue monnaie courante lors des scrutins à travers le monde : les procédures de Parallel Voting Tabulations (PVT) sont utilisées en Afrique, en Amérique latine ou en Asie et, bien sûr, dans les démocraties dites « consolidées », où ce sont les instituts de sondage ou les médias qui annoncent les premiers résultats.
Au Cameroun, ces plateformes n’ont pas encore donné de résultats définitifs, du fait des difficultés rencontrées au cours de l’opération : la liste des votants et des bureaux de vote permettant de sélectionner des bureaux représentatifs a été rendue publique à peine une semaine avant le vote, le ministre de l’Administration territoriale a proféré des menaces à leur encontre, et le volontariat n’est pas une pratique habituelle dans une société habituée à monétariser les échanges. Mais ce sont finalement les électeurFSNC était enfermée car elle refusait de signer un PV frauduleux. Finalement, les résultats officiels de cette commission donnent Issa Tchiroma Bakary vainqueur avec 79,79 % des suffrages exprimés dans le département de la Mifi.
rices qui ont pris les choses en main et qui ont continué, trois jours après le scrutin, de surveiller les opérations au niveau départemental, closes le 15 octobre au soir. Ce jour-là, une foule s’est rassemblée devant le tribunal de Bafoussam, expliquant qu’une scrutatrice duLes motos-taxis protègent leur champion
Cette mobilisation populaire se joue aussi bien sur les réseaux sociaux que dans la rue. Les plateformes habituelles, Facebook, TikTok, dans une moindre mesure X, mais aussi et surtout les boucles WhatsApp, accueillent des photographies et des vidéos des premiers décomptes, des images des procès-verbaux et des commentaires divers. Les « faux » (faux articles de la presse internationale, fausses circulaires, vieilles vidéos recyclées...) sont évidemment légion, et la collecte méthodique de preuves n’est pas aisée.
L’objectif ultime des organisations et des partis politiques est de détenir au moins une partie représentative des PV afin de produire leurs propres résultats à partir de tendances statistiquement robustes. Ils veulent aussi être en mesure de démontrer leur bonne foi en cas de contentieux sur un scrutin qui s’annonce disputé. Certains ministres assurent que ces opérations de décompte parallèle seraient vouées à l’échec car seule l’administration territoriale serait en mesure de collecter l’ensemble des plus de 31 000 procès-verbaux. La controverse porte sur la production mathématique de cette vérité électorale. Mais elle est en fait éminemment politique.
C’est pourquoi, depuis le 15 octobre, ce débat se déplace : dans les rues de Bafoussam, de Dschang, où la maison du parti RDPC et le tribunal ont été incendiés, ou à Douala, où se sont déroulées d’importantes manifestations devant les bâtiments abritant le décompte des votes ou représentant les autorités. Avant cela, des citoyen nes, et notamment des motos-taxis, s’étaient déployé es à Garoua le jour du vote pour protéger le candidat Tchiroma, sur qui pesaient des menaces d’arrestation. Depuis, ces motos-taxis gardent le domicile de leur champion.
Cette mobilisation de rue surprend, dans un pays où l’encadrement et la répression des manifestations ont souvent dissuadé les citoyen
nes d’exprimer leur mécontentement de cette manière et où les menaces ponctuent les discours officiels, notamment ces derniers jours. Aujourd’hui, c’est la conjonction des mobilisations en ligne et sur le terrain des motos-taxis, des militant es politiques, des plus jeunes aux anciens des mobilisations passées, dans le Septentrion comme dans les grandes villes et dans les régions anglophones, qui semble donner une consistance nouvelle à ces revendications. La production des résultats du vote n’est plus confinée aux instances électorales. Elle est désormais l’affaire de tout un pays.Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).

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1Les « villes mortes » renvoient à des grèves générales et à des manifestations organisées à partir d’avril-mai 1991 dans les grandes villes du Cameroun pour réclamer une Conférence nationale souveraine.
2Il est intéressant de noter que cette Union pour le changement a été mise en place par certains organisateurs des Villes mortes de 1991, notamment Djeukam Tchameni et Anicet Ekane, et auxquelles Tchiroma avaient participé.
3Les « villes mortes » renvoient à des grèves générales et à des manifestations organisées à partir d’avril-mai 1991 dans les grandes villes du Cameroun pour réclamer une Conférence nationale souveraine.
4Il est intéressant de noter que cette Union pour le changement a été mise en place par certains organisateurs des Villes mortes de 1991, notamment Djeukam Tchameni et Anicet Ekane, et auxquelles Tchiroma avaient participé.