Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla récidivent. Déjà coauteurs en 2018 d’un ouvrage consacré au franc CFA et au rôle central qu’il joue dans la domination postcoloniale de la France sur ses anciennes possessions africaines (L’Arme invisible de la Françafrique, La Découverte), la journaliste française (qui collabore régulièrement avec Afrique XXI) et l’économiste sénégalais (interrogé en avril 2022 ici-même) s’intéressent cette fois-ci à un angle mort de la Françafrique : la démocratie. Ou plutôt : son ersatz. Un sujet plus que jamais d’actualité, alors qu’un certain nombre de dirigeants arrivés au pouvoir par les armes ces dernières années – parmi lesquels Mamadi Doumbouya – ont entrepris de remettre en cause ce système imposé selon eux par l’Occident.
Les deux coauteurs s’inscrivent dans une logique de contre-histoire. « À la différence des analystes conventionnels qui étudient la question démocratique dans un cadre strictement national, sans référence aux legs coloniaux, il nous semble nécessaire de placer le colonialisme et l’impérialisme ainsi que les résistances et luttes qu’ils ont suscitées au centre de l’examen des grandes évolutions politiques, en métropole comme dans les ex-colonies », annoncent-ils dès les premières pages.
Ainsi, avant d’entrer dans le vif du sujet, ils prennent soin d’interroger la notion même de démocratie, de revenir à son fondement, et de rappeler qu’elle n’a pas toujours été ce modèle présenté aujourd’hui comme idéal : « Concept longtemps honni par les penseurs et hommes politiques en Occident, la “démocratie” a changé de signification au cours du XIXe siècle pour devenir le nom d’un régime oligarchique inédit, le “système représentatif”, qui repose au départ sur le déni du suffrage universel puis sa liquidation à travers de nombreux procédés », notent-ils. Ils soulignent ainsi que les termes « élection » et « élite » ont la même racine, et prennent soin de rappeler que le bon fonctionnement de la démocratie ne peut se résumer – comme trop souvent dans de trop nombreux pays – au seul processus électoral.
Une histoire d’instrumentalisations
Une fois ces bases posées, Pigeaud et Sylla font de l’histoire. Ils débutent leur enquête à la fin du XVIIIe siècle, dans les « anciennes colonies » aux Amériques, au Sénégal et en Algérie, et la poursuivent au plus fort de la colonisation, à la fin du XIXe siècle : ils expliquent comment la métropole a imposé dans l’ensemble de ses possessions ultramarines un mode de gouvernance basé sur l’exclusion au nom d’arguments d’ordre raciste, tout en employant des méthodes frauduleuses qui sont aujourd’hui encore largement usitées. Puis ils s’attardent sur la période cruciale de la fin des années 1950 et du début des années 1960, lorsque la France a placé – en instrumentalisant le jeu électoral, mais aussi, parfois, la justice et les médias – les dirigeants qui lui permettraient de faire perdurer sa domination y compris après les indépendances.
Les deux coauteurs s’intéressent ensuite aux décennies qui ont suivi, de la période de la guerre froide, lorsque les coups d’État militaires constituaient « un mode de transition politique privilégié » par Paris, jusqu’à la période plus récente, quand la France a continué de s’immiscer par différents moyens dans les processus électoraux afin de préserver ses intérêts. Ils prennent soin de démonter un certain nombre de mythes, dont le fameux discours du président français François Mitterrand à La Baule (1990), présenté – à tort selon eux – comme un événement majeur ayant fait basculer le continent africain dans l’ère du multipartisme, alors qu’il a « plutôt consisté à adapter le “droit impérial” à un contexte global désormais idéologiquement dominé par le néolibéralisme ». Mitterrand, écrivent-ils, n’a fait que « prendre le train en marche ».
Avant de tirer les leçons de cette histoire, qui permettent notamment d’expliquer ce que certains ont appelé l’« hiver démocratique » qui toucherait aujourd’hui une partie de l’Afrique dite « francophone », la journaliste et l’économiste s’arrêtent sur deux épisodes récents qui ont marqué les esprits, dans deux pays qui leur sont chers : la Côte d’Ivoire en 2011, lorsque Paris a imposé son candidat par les armes, Alassane Ouattara ; et le Sénégal depuis 2019, une « vitrine démocratique » qui serait aujourd’hui en proie à un « eugénisme électoral ».
L’extrait qui suit est tiré du chapitre 3, intitulé « Conjurer la submersion dans les nouvelles colonies (1870-1960) ». Il permet de comprendre comment la France a, durant la colonisation, imposé un modèle de gouvernance unique et invisibilisé, voire détruit, la grande variété d’organisations sociales et politiques qui existaient sur le continent. Il s’intéresse en outre à la période cruciale de l’après-Seconde Guerre mondiale, lorsque la France, confrontée aux mouvements de libération, a dû accorder de nouveaux droits politiques aux « indigènes », sans pour autant leur offrir une égalité pleine et entière, afin de faire perdurer son système de domination. (Les intertitres sont de la rédaction d’Afrique XXI.)
_ _ _ _ _ _ _
Casser les régimes politiques existants
Pendant que la métropole et les « vieilles colonies » votent, le pouvoir colonial français choisit, pour asseoir sa domination et son système d’exploitation dans ses nouvelles possessions, de casser les régimes politiques existants et instaure à son avantage un système de gouvernement centralisé. « Là où il n’y avait pas de chefferie traditionnelle, le colonisateur en a inventé pour mieux contrôler la population, et, là où elle existait déjà, il l’a transformée, destituant certains chefs et en nommant d’autres selon leur docilité, rappelle le politologue Mamoudou Gazibo. Les chefs traditionnels sont devenus des auxiliaires chargés de collecter les impôts et de mobiliser les populations pour les besoins de l’autorité coloniale, fomentant des renversements de dynastie si le tenant du trône ne collaborait pas1. » C’est ainsi qu’à Madagascar, après que ses troupes ont commis de nombreuses tueries, le général Joseph Gallieni abolit en février 1897 la monarchie merina, destitue le Premier ministre et fait déporter la reine Ranavalona III à La Réunion. C’est lui désormais qui gouverne le pays. Comme les autres puissances coloniales agissent de même ailleurs, le continent africain perd peu à peu sa grande variété d’organisations sociales et politiques (sociétés acéphales, royaumes centralisés, théocraties électives, cités-États indépendantes, républiques oligarchiques, etc.).
Au sein de l’AOF [Afrique-Occidentale française, NDLR] et de l’AEF [Afrique-Équatoriale française, NLDR], les habitants se retrouvent sous l’autorité d’un « gouverneur général » – appelé haut-commissaire à partir de mai 1946 – nommé par décret du président français, qui détient tous les pouvoirs (législatif, judiciaire, militaire…). Dans chaque territoire règne en plus un gouverneur, dont dépendent des commandants de « cercles », qui sont des subdivisions territoriales administratives. Les colonies sont régies par des décrets signés par le président de la République et préparés par le ministère des Colonies créé en 1894. Des fonctionnaires ordinaires, en petit nombre, venus de métropole assurent la direction de l’administration. En Haute-Volta [actuel Burkina Faso, NDLR], par exemple, il y a en 1929 cinquante fonctionnaires coloniaux pour administrer plus de trois millions d’habitants. Les gouverneurs sont en majorité issus de la fonction publique, de l’armée et de familles aisées.
À partir de 1884, les nouvelles colonies relèvent du « code de l’indigénat ». Déjà appliqué en Algérie depuis 1834 et entériné par une loi en 1881, ce règlement soumet les « indigènes » à un statut civil spécial qui fait d’eux des sujets non citoyens et leur impose une série de règles violentes et répressives : travaux forcés, interdiction de circuler la nuit ou de quitter sa commune sans permission, etc. Il donne à l’autorité administrative la possibilité de leur infliger, sans passer par la justice, des amendes, des peines de prison, des réquisitions de biens ou des sanctions collectives. Il viole ainsi le « principe fondamental du droit français, à savoir l’exigence d’une séparation des pouvoirs judiciaire et administratif, garantie des libertés publiques2 ».
Toutes ces mesures coercitives ne parviennent pas à étouffer la contestation, menée au tournant des années 1940 par de nouveaux acteurs, dont les organisations syndicales et des mouvements estudiantins africains basés en France. Ces opposants à l’ordre colonial sont encouragés par le contexte international, marqué entre autres par la signature de la Charte de l’Atlantique (1941) qui proclame le droit des peuples à choisir leur forme de gouvernement. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement anticolonial s’amplifie, et ce d’autant plus que les grandes puissances sorties victorieuses du conflit, les États-Unis et l’Union soviétique, sont hostiles, pour des raisons différentes, au maintien du colonialisme européen. Une partie des soldats africains qui ont participé, bien souvent malgré eux, aux combats pour le compte de la France, constatent par ailleurs que ce qu’ils avaient espéré, à savoir l’égalité des droits, ne se réalise pas.
La contestation tuée dans l’œuf
Les Malgaches revenus de la guerre se retrouvent comme avant à trimer dans les plantations de café des colons et même à subir davantage de pressions de l’administration coloniale qui veut accroître la production et les exportations et impose de plus en plus de taxes. Considérablement appauvris par les exigences coloniales, certains d’entre eux finissent par se révolter et prendre les armes en mars 1947. Peu de temps avant, en septembre 1945, des travailleurs syndiqués ont manifesté au Cameroun tandis que des grèves sont organisées au Sénégal. Ce ne sont là que quelques exemples de la contestation multiforme qui secoue l’empire colonial français, dont les dirigeants répliquent une fois de plus par la violence et des massacres3. Ces derniers envoient ainsi des dizaines de milliers de soldats à Madagascar pour mater la rébellion.
Afin de contenir la colère et de maintenir sa domination tout en s’adaptant aux idées d’émancipation qui circulent, la France comprend qu’elle doit modifier sa stratégie et faire évoluer son système de domination pour le rendre moins visible. Elle choisit de satisfaire certaines revendications des élites des colonies : elle va leur donner la possibilité d’être représentées dans des assemblées locales et dans les instances du pouvoir central français, comme cela s’est passé dans les « vieilles colonies ». En août 1945, suivant les recommandations de la conférence de Brazzaville, le gouvernement provisoire de la République française prend ainsi une ordonnance qui prévoit que « tous les territoires d’outre-mer relevant du ministère des Colonies seront représentés à l’Assemblée constituante » qui doit se réunir début 1946 à Paris. Voici « une grande réforme démocratique […] empreinte de générosité », s’enthousiasme Paul Giacobbi, le ministre des Colonies4.
Certains hommes politiques métropolitains soutiennent cette évolution de manière sincère, convaincus qu’il faut que les habitants des colonies puissent contribuer à la vie politique française et participer à la conduite de leurs territoires. Mais l’idée de ceux qui tiennent les rênes du pouvoir est bien de lâcher un peu de lest pour mieux conserver l’emprise coloniale. En pratique, tout est fait pour limiter cette représentation et la portée du suffrage.
D’abord, le nombre de sièges de députés réservés aux colonies est symbolique, comme le remarque Aoua Kéita, cadre au Soudan français de la branche locale du Rassemblement démocratique africain (RDA), une fédération de partis africains créée en 1946 et proche du Parti communiste français jusqu’à la fin de l’année 1950 : « Sur un total de 600 députés, siégeant au Palais-Bourbon, les territoires d’outre-mer n’avaient pas plus de 40 représentants pour une population de près de trente millions d’habitants. On pouvait dire à l’époque, et à juste titre, qu’il y avait des citoyens de deux catégories5. » En 1951, sur 625 députés, il y a exactement 33 députés issus des colonies.
Une sous-représentation réfléchie
En plus de cette sous-représentation des colonies par rapport à la métropole, les colonisés sont sous-représentés comparativement aux colons. Deux collèges électoraux sont en effet créés : un premier, constitué de citoyens français, qui votent au suffrage universel, et un second regroupant ceux que les autorités françaises appellent les « non-citoyens », à savoir les Africains (sauf dans les « quatre communes » du Sénégal). En général, chaque territoire a droit à deux sièges de députés, un pour chaque collège. Cette classification permet à la minorité de colons de garder le dessus sur la majorité de colonisés. Elle est accentuée par le fait que seules quelques catégories de personnes peuvent faire partie du collège des « non-citoyens » : notables « évolués », anciens militaires, commerçants, chefs et juges « indigènes », etc.
On donne de cette manière le droit de vote à une petite élite contrôlable et on écarte totalement une grande majorité de colonisés. Au Cameroun, par exemple, la liste des « citoyens » compte 1 970 inscrits et celle des « non-citoyens » en comporte 12 468. Résultat, en 1946, « élu avec 640 voix au second tour des législatives, le député du premier collège Louis-Paul Aujoulat représente les quelques milliers de colons installés dans ce territoire. Ayant pour sa part rassemblé 5 274 voix, le député du second collège Alexandre Douala Manga Bell est censé représenter les deux millions de “non-citoyens” camerounais (qui n’ont, pour leur quasi-intégralité, pas le droit de voter) », relèvent les auteurs de L’Empire qui ne veut pas mourir6.
Le 5 avril 1946, les députés adoptent une loi, portée par l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, riche planteur et dirigeant syndicaliste soucieux des intérêts économiques des planteurs africains, qui interdit le travail forcé dans les territoires d’outre-mer. Un mois plus tard, le 7 mai 1946, est promulguée, sur proposition du député sénégalais Lamine Guèye, une loi selon laquelle, à partir du 1er juin 1946, « tous les ressortissants des territoires d’outre-mer (Algérie comprise) ont la qualité de citoyen, au même titre que les nationaux français de la métropole ou des territoires d’outre-mer ». Une nouvelle organisation est aussi mise en place pour les colonies : la Constitution de la IVe République, votée en octobre, crée l’Union française, laquelle regroupe la France et ce que l’on nomme désormais les « territoires d’outre-mer », dont font partie les territoires africains administrés par la France (la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et La Réunion sont pour leur part devenues en mars 1946 des départements français).
Une égalité très relative
Chaque territoire va désormais élire sa propre assemblée et des représentants à la Chambre des députés. La nouvelle loi fondamentale donne aussi à tous les « ressortissants des territoires d’outre-mer » la qualité de citoyen, « au même titre que les nationaux français de la métropole ou des territoires d’outre-mer ». Elle prévoit que les citoyens « qui n’ont pas le statut civil français conservent leur statut personnel tant qu’ils n’y ont pas renoncé », précisant que ce statut ne peut « en aucun cas constituer un motif pour refuser ou limiter les droits et libertés attachés à la qualité de citoyen français ».
En théorie, le temps où la majorité des Algériens et des ressortissants de l’AOF et de l’AEF étaient considérés comme des « sujets » de nationalité française plutôt que comme des citoyens est terminé. Toutefois, l’égalité est relative : la Constitution précise que « des lois particulières établiront les conditions » dans lesquelles les ressortissants des territoires d’outre-mer « exercent leurs droits de citoyens », ce qui permet de conserver le double collège pour les élections législatives dans plusieurs territoires coloniaux, dont l’Algérie, le Cameroun et Madagascar, ainsi qu’en AEF tandis que le collège unique est adopté pour l’AOF.
Le corps électoral en AOF, composé d’un million de personnes en 1946, passe à trois millions cinq ans plus tard, « c’est-à-dire d’un cinquième à deux tiers de la population masculine majeure (un dixième à un tiers seulement si on inclut les femmes)7 ». Les habitants doivent toujours faire partie d’une certaine catégorie sociale pour disposer du droit de vote. Les élus d’outre-mer ne sont par conséquent pas élus au suffrage universel direct. Toutes ces réformes ont les mêmes fonctions que les précédentes : il s’agit d’accorder en apparence plus de droits aux colonisés pour mieux perpétuer l’empire colonial.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Afrique XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Mamoudou Gazibo, Introduction à la politique africaine, Presses de l’Université de Montréal, 2010.
2Isabelle Merle, « De la “légalisation” de la violence en contexte colonial. Le régime de l’indigénat en question », Politix vol. 17, n° 66, 2004.
3Yves Benot, Massacres coloniaux 1944-1950. La IVe République et la mise au pas des colonies françaises, La Découverte, 2001.
4« Le ministre s’explique sur la représentation des colonies à la Constituante », Le Monde, 23 août 1945.
5Aoua Keita, Femme d’Afrique. La vie d’Aoua Keita racontée par elle-même, Présence Africaine, 1975.
6Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat et Thomas Deltombe, L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, Le Seuil, 2021.
7Denis Cogneau, Un Empire bon marché. Histoire et économie politique de la colonisation française XIXe-XXIe siècle, Le Seuil, 2023.