
En décembre 2020 s’opère un tournant majeur pour la diplomatie militaire rwandaise. Dans le cadre d’un accord bilatéral de défense, le Rwanda envoie un bataillon de soldats en Centrafrique pour défendre la capitale, Bangui, menacée par les groupes armés d’opposition1. Les militaires rwandais participent activement à stopper l’offensive rebelle aux côtés des Forces armées centrafricaines (Faca), de celles du groupe Wagner et de la Minusca. À partir de ce moment, le Rwanda développe des liens avec d’autres pays que ceux de la sous-région et propose une offre de « sécurisation de régime » au nom de la politique panafricaniste de Kagame résumée par ce slogan : des « solutions africaines aux problèmes africains ».
En juillet 2021, c’est au Mozambique, dans la province du Cabo Delgado, que les troupes rwandaises débarquent à la demande du président Filipe Nyusi, et dans le cadre d’un accord bilatéral de défense. Il ne s’agit plus ici de sécuriser le régime mais de lutter contre l’insurrection djihadiste d’Ahlu Sunna qui sévit dans la province septentrionale du Mozambique depuis 2017. Malgré le soutien des mercenaires russes du groupe Wagner (d’août à décembre 2019) et sud-africains du Dick Advisory Group (d’avril 2020 à avril 2021), l’insurrection n’a cessé de gagner du terrain.
En août 2020, les insurgés prennent la ville de Mocímboa da Praia et en font leur place forte sur la côte. De là, ils organisent l’encerclement progressif de la région de La Palma jusqu’à menacer les opérations de la multinationale française TotalEnergies et de son mégaprojet d’exploitation de l’immense gisement gazier offshore du canal du Mozambique. En mars 2021, l’attaque de la ville portuaire de Palma, à quelques kilomètres de son site d’Afungi, force TotalEnergies à suspendre ses opérations. Alors que les forces armées mozambicaines sont dépassées, la communauté régionale, via la Communauté de développement d’Afrique australe (Southern African Development Community, SADC), tarde à apporter une réponse à la menace sécuritaire, notamment en raison des réticences de Maputo à voir son encombrant voisin sud-africain déployer des troupes sur son territoire et s’ingérer dans ses affaires internes.
Un lourd tribut au Mozambique
C’est à ce moment que le Rwanda intervient. En quelques semaines, le millier d’hommes des forces expéditionnaires rwandaises, épaulés par les forces mozambicaines, parvient à reconquérir les districts de Palma et de Mocímboa da Praia. La ville est reprise des mains des insurgés le 9 août 2021, un an après sa chute. Repoussés sur tous les fronts, les djihadistes reculent à mesure que les éléments de la Rwanda Defence Force (RDF) se déploient.
Leur expérience des opérations de maintien de la paix est précieuse : très vite, les forces rwandaises deviennent plus populaires sur place que les forces armées mozambicaines, qui soumettent les populations civiles à toutes les formes de prédation. Avec les Rwandais, pas de dérapages non plus, contrairement aux soldats sud-africains de la Force d’intervention de la communauté d’Afrique australe déployée au Mozambique, la Samim, que l’on a vus, dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux en janvier 2023, brûler les cadavres de djihadistes2.
Sur le front, passé les premiers succès, les insurgés se réorganisent. Malgré leur formation, leur entraînement et leur expérience, les RDF paient un lourd tribut à la lutte contre-insurrectionnelle : depuis juillet 2021, plusieurs dizaines de soldats seraient morts dans les combats avec les éléments d’Ahlu Sunna Al-Chabab3. Toutefois, la présence rwandaise s’est intensifiée notamment avec le soutien de l’Union européenne (UE), qui finance en partie, depuis décembre 2022, le déploiement des 3 000 soldats et policiers rwandais envoyés au Mozambique.
Via le mécanisme de Facilité européenne pour la paix (FEP), qui permet à l’UE de « soutenir des partenaires dans les domaines de la défense afin de prévenir les conflits et de renforcer la sécurité internationale », les militaires rwandais ont bénéficié d’un soutien d’un montant de 20 millions d’euros, destiné notamment au transport de leurs troupes et à l’achat de matériel (tentes, véhicules, générateurs…).
Retour sur investissement attendu
À l’occasion de sa visite aux troupes rwandaises au Mozambique, en octobre 2021, Paul Kagame avait déclaré : « Nous avons montré ce que nous sommes capables de faire avec des ressources limitées », avant d’ajouter que le Rwanda devait « maintenant continuer de protéger et reconstruire ce pays ». Mais si Paul Kagame affirme que « c’est le Trésor public rwandais qui prend en charge les troupes au Mozambique et personne d’autre »4, cette opération n’est pas gratuite : les contreparties économiques, diplomatiques et politiques attendues sont importantes.
En effet, la projection de ses forces révèle l’ampleur croissante des intérêts commerciaux du Rwanda au Mozambique. En février 2023, Radar Scape, une société rwandaise spécialisée dans la sécurité, a gagné un contrat de 800 000 dollars pour la réhabilitation de logements à Palma5. Un mois plus tôt, ISCO, une société de sécurité privée qui opérait déjà au Rwanda et au Zimbabwe, avait créé sa branche mozambicaine : ISCO Segurança, qui a soumissionné pour des contrats de sécurité dans le cadre du mégaprojet gazier (GNL) mené par le consortium international du français TotalEnergies, de l’italien ENI et de l’américain ExxonMobil dans le Cabo Delgado.
Cette société, composée en grande partie d’anciens membres de la police et de l’armée rwandaises6, ne vient pas de nulle part. C’est la première entreprise de sécurité privée du Rwanda et la seule, encore à ce jour, à être autorisée à déployer des gardes armés au Rwanda. C’est également l’une des entreprises phares du conglomérat rwandais Crystal Ventures Ltd (CVL). Radar Scape ou encore ISCO Segurança ont été créées au Mozambique par Macefield Ventures, la branche internationale de CVL, qui n’est autre que la branche commerciale du Front patriotique rwandais (FPR), le parti de Paul Kagame.
L’établissement d’ISCO et surtout de Radar Scape dans la province soulève la possibilité que les forces armées gouvernementales rwandaises soient, à terme, remplacées par des forces de sécurité privées rwandaises, voire des sociétés militaires privées (SMP) rwandaises. Le fait que le capital de ces sociétés soit détenu – via des montages financiers – par le parti au pouvoir à Kigali pourrait simplifier les choses, tant pour les majors énergétiques, qui ont besoin de sécuriser leurs zones d’opération, que pour le gouvernement mozambicain, qui a besoin d’un soutien financier pour la mise en place de ces forces. Ces éléments renforcent les soupçons persistants sur les réelles intentions de Kigali : l’intervention du Rwanda à Cabo Delgado pourrait ne pas être qu’appui charitable à un allié africain ; il semble que le régime de Kagame cherche aussi et peut-être avant tout à obtenir des contreparties.
Un contre-modèle de Wagner ?
L’implantation de Radar Scape et de ISCO au Mozambique tend à dessiner le système complet de l’offre rwandaise à destination du continent : le déploiement des forces rwandaises sous le drapeau des Nations unies ou via une coopération bilatérale permet de stabiliser une situation sécuritaire, d’établir des contacts et in fine de proposer une déclinaison commerciale à cet appui militaire. La prise de positions militaires et économiques ne faisant que renforcer le poids politique et diplomatique du Rwanda en Afrique, en particulier en dehors de son espace géographique immédiat.
Une question demeure : le Rwanda est-il en mesure de développer une (ou plusieurs) SMP capable(s) d’offrir un large éventail de solutions sécuritaires allant de la lutte contre le terrorisme à la sécurisation de régime, en passant par la sécurisation d’opérateurs économiques privés, tout en s’appuyant sur les immenses avantages qu’offre aujourd’hui Kigali dans ce domaine (une réelle préoccupation pour la protection des civils, hormis en RDC, et le fait d’apporter « des solutions africaines aux problèmes africains ») ? Autrement dit : le Rwanda peut-il servir de contre-modèle du groupe russe Wagner et représenter une alternative aux contractors occidentaux ou sud-africains ? La multiplication des conflits intra-étatiques en Afrique laisse penser que ce modèle pourrait prospérer, si telle était réellement l’intention des autorités du pays des mille collines.
Après le Mozambique, le Bénin
En négociation depuis mi-2022, et après plusieurs missions d’évaluation sur le terrain, Paul Kagame et son homologue béninois Patrice Talon ont annoncé à Cotonou, en avril 2023, la mise en place d’une coopération militaire entre les deux pays afin de lutter contre la menace djihadiste grandissante. À la différence du Mozambique, l’action des forces armées rwandaises au Bénin ne sera pas d’intervenir directement contre les djihadistes dans le nord du pays. Elle devrait se concrétiser dans un premier temps par la formation des forces de sécurité béninoises, avant la mise en place de patrouilles conjointes dans les zones frontalières.
Mais la multiplication des attaques des groupes armés djihadistes liés au Groupe pour le soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM-JNIM) et à l’État islamique au Sahel (EI-S) pourrait bien pousser les forces armées rwandaises à s’engager plus directement auprès de leur nouvel allié francophone.
(À suivre : Le business au prix du sang [épisode 3], à lire ici.)
Lire le premier épisode ici.
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1Un bataillon regroupe 300 à 1 200 hommes selon les pays et la taille des armées. En Centrafrique, Kigali a envoyé près de 1 millier de soldats à la demande de Faustin-Archange Touadéra en décembre 2020, selon International Crisis Group (ICG), in « Le rôle croissant du Rwanda en République centrafricaine », Briefing n° 191, International Crisis Group, juillet 2023.
2En juillet 2021, la SADC décide d’envoyer 3 000 hommes au sein d’une Force d’intervention de la communauté d’Afrique australe déployée au Mozambique, la Samim, pour soutenir les autorités mozambicaines dans leur lutte contre l’insurrection djihadiste d’Ahlu Sunna wal Jamaa. La Samim compte en réalité 1 200 soldats issus de huit pays membres de la SADC : l’Angola, le Botswana, la RDC, le Lesotho, le Malawi, l’Afrique du Sud, la Tanzanie et la Zambie. Le Mozambique a longtemps été réticent à accueillir une telle force, en particulier en raison de la place occupée au sein de la Samim par les soldats d’Afrique du Sud (650 hommes), grand concurrent régional du Mozambique. La mission n’a d’ailleurs été acceptée par le Mozambique qu’une fois que Maputo s’était assuré de l’envoi par le Rwanda de 2 000 hommes (aujourd’hui 2 500). Depuis mi-2022, la Samim est passée d’un format exclusivement militaire à un mandat multidimensionnel impliquant des actions civiles, de police et de reconstruction. Elle est en partie financée par l’Union européenne.
3En décembre 2021, soit six mois après le début de l’intervention, le Rwanda n’avait reconnu la perte que de quatre soldats. Toutefois, des sources bien informées affirment que de violents combats ont opposé les RDF aux insurgés au cours desquels plusieurs dizaines de soldats rwandais auraient été tués – plusieurs centaines du côté des djihadistes. En février 2023, le Rwanda a renforcé ses effectifs en envoyant près de 300 soldats supplémentaires au Cabo Delgado.
4« La France finance-t-elle l’intervention rwandaise au Mozambique ? », Courrier international, 15 septembre 2021.
5Tom Gould, « Rwanda opens private security company in Cabo Delgado, as business interests widen », Zitamar News, 22 février 2023.
6« Rwanda opens private security company in Cabo Delgado », Mozambique Mining Journal, 8 mars 2023.