La jeep de Kadri Sambieni Issa file sur la RN 3, une route qui traverse de nombreux petits villages dans le département de l’Atakora, et qui contourne l’immense parc de la Pendjari. Autrefois, il aurait vu dans son rétroviseur des touristes occidentaux assis sur les sièges de sa voiture de safari, désireux d’observer le paysage avec des appareils photo et des jumelles, mais aujourd’hui les sièges sont vides. Le paysage a aussi énormément changé. Les arbres et la végétation ont diminué, laissant place à des terres arides et à de vastes champs de coton et de soja traversés ici et là par des troupeaux de zébus.
Kadri est un guide béninois qui accompagne les visiteurs dans la nature sauvage de la Pendjari depuis douze ans : « Je suis né à Tanougou, près des célèbres chutes d’eau situées dans la zone tampon de la réserve. Déjà quand j’étais enfant, j’étais guide aux cascades. Il y avait des touristes qui venaient et on les accompagnait le matin et l’après-midi. Je suis né pour ce travail parce que j’aime la nature. J’aime les lions et les éléphants. »
Tout a changé en mai 2019, lorsque deux touristes français ont été kidnappés par des djihadistes à l’intérieur du parc avec leur guide, Fiacre Gbédji, qui a été tué et dont le corps a été laissé sur place1. « Je connaissais Fiacre, affirme le jeune guide. Il était qualifié et intelligent et m’a beaucoup enseigné. C’est une perte pour nous et pour sa famille. Après ces événements, les touristes ont lentement disparu. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous approcher de la frontière, et le parc est fermé. Seuls les forces militaires et les rangers peuvent entrer. »
En un rien de temps, le Bénin s’est retrouvé sur la liste des pays menacés par le terrorisme. Après cette attaque, une dizaine d’autres incursions ont suivi dans les régions du Nord frontalières avec le Burkina Faso, le Niger et le Nigeria, et le gouvernement béninois a réagi en militarisant la région pour tenter de débusquer les cellules djihadistes.
Dans le viseur des djihadistes
L’extrémisme djihadiste sévit dans la région sahélienne depuis plus d’une décennie et a provoqué une grave crise humanitaire, avec plus de 5 millions de personnes déplacées. Au Burkina Faso, au Mali et au Niger, les actes de violence liés aux groupes extrémistes mais aussi aux milices armées et aux forces de sécurité ont augmenté de 70 % en 2021, comme en témoignent les données de l’ONG Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED). Depuis quelques années, les principaux groupes djihadistes sahéliens, comme le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), lié à Al-Qaïda, et la Wilayat al-Sahel, liée à l’État islamique, tentent de s’implanter dans les zones frontalières des États côtiers d’Afrique occidentale.
La hausse des attaques dans les régions septentrionales de la Côte d’Ivoire, du Togo et surtout du Bénin en est une preuve évidente et pourrait faire partie d’une vaste stratégie de repositionnement régional, estiment des analystes de l’Institute for security studies et de l’African center for strategic studies. « Dans ces zones transfrontalières, nous sommes avant tout confrontés à des “ponts” entre plusieurs identités criminelles. Il y a des passeurs et des trafiquants de toutes sortes, et l’industrie du kidnapping dans le nord-ouest du Nigeria, à la frontière du Bénin, n’est certainement pas négligeable non plus », souligne Oswald Padonou, professeur d’études stratégiques et de sécurité aux écoles militaires de Cotonou et d’Abidjan.
Le braconnage, la drogue, les motos, le carburant, les armes, l’or et le bois précieux sont en effet des sources de financement (parmi d’autres) des groupes djihadistes. « Les gens ne pensaient qu’au transit des djihadistes dans les zones frontalières, explique Oswald Padonou. Aujourd’hui, nous parlons de microcellules et de recrutement dans le nord du Bénin, et donc de l’endogénéisation du phénomène extrémiste islamique, qui a progressivement trouvé un espace dans les zones les plus marginalisées. »
« Nous ne savons plus qui est en face de nous »
La localité de Porga, située à la frontière avec le Burkina Faso, en est un exemple. Depuis décembre 2021, les forces de sécurité y ont été attaquées à trois reprises par des combattants affiliés au GSIM au cours d’embuscades qui ont fait plusieurs victimes parmi les militaires. La paroisse catholique du Christ-Roi est isolée du centre du village. Son grand terrain est entouré d’une clôture. Le père Igor Armand Kassah est ici en tant que curé depuis septembre 2021. Assis à une table pour boire un café, il jette un coup d’œil en direction de la porte principale. « Depuis que la menace est devenue évidente, je m’assois de ce côté pour regarder qui vient et pour être prêt à me mettre à l’abri, explique le prêtre. La situation se dégrade depuis un certain temps, mais je n’en étais pas conscient, comme beaucoup, car les autorités ont décidé de garder tout cela secret. Ici, j’ai entendu pour la première fois le bruit d’une bombe et des tirs de mitrailleuse. »
Comme le père Kassah, l’imam de Porga, Mounou Y’Moussa, se sent également en danger et dit avoir reçu plusieurs messages de menaces. Dans le silence de la modeste mosquée de la ville enveloppée d’un voile oppressant de chaleur et de poussière, il raconte que les fidèles qui se présentent à la prière du vendredi sont de moins en moins nombreux. Le guide religieux décrit le climat de peur et de suspicion qui s’est répandu au sein de la population : « Les gens sont constamment interpellés. Récemment, ils ont changé de comportement et nous ne comprenons pas d’où viennent ces nouvelles attitudes. Nous ne savons plus si la personne en face de nous est un extrémiste ou si elle est du côté du gouvernement, donc nous devons toujours parler très prudemment avec les gens. »
Le nord du Bénin est un terreau fertile pour les groupes djihadistes, ce pour de nombreuses raisons. D’abord, les forces de sécurité béninoises ne semblent pas suffisamment organisées et équipées pour répondre à la menace, à tel point que le président Patrice Talon a annoncé en mai 2022 son intention de rapatrier les soldats déployés au Mali dans le cadre de la mission de maintien de la paix de l’ONU (Minusma), dans le but de renforcer ses frontières. En juillet 2022, son gouvernement a annoncé un accord de coopération militaire avec le Niger, puis un autre avec le Rwanda de Paul Kagame, dans l’espoir d’endiguer les incursions djihadistes.
Autre problème : la porosité des frontières dans une zone essentiellement constituée de plusieurs réserves naturelles – ce que l’on nomme le complexe WAP, qui englobe les parcs d’Arly (en territoire burkinabé), de la Pendjari (au Bénin) et du W (à cheval entre le Bénin, le Niger et le Burkina) – couvrant une superficie de plus de 32 000 km2. « Dans les parcs, les groupes armés peuvent trouver des abris sûrs, s’entraîner et agir presque sans être gênés, notamment dans la gestion de leurs trafics », explique le professeur Padonou.
Le Bénin présente également un intérêt stratégique en raison du port de Cotonou, qui est l’un des plus importants carrefours commerciaux de la région. Les niveaux de corruption y sont très élevés et les liens avec le crime organisé très forts, comme le confirment les dernières données du Global Organized Crime Index.
Un environnement fragile
Mais tout cela ne suffit pas à expliquer la facilité avec laquelle les djihadistes parviennent à pénétrer sur le territoire béninois. Il y a d’autres éléments à prendre en compte. Les régions septentrionales du Bénin sont les plus pauvres du pays. Elles manquent d’infrastructures et de services de base. Selon le professeur Padonou, un tel contexte favorise le prosélytisme des djihadistes.
Ces zones sont en outre fragilisées par le dérèglement climatique. Comme l’ont indiqué à plusieurs reprises les Nations unies, le Sahel est la région du monde où les températures augmentent le plus rapidement (1,5 fois plus vite que la moyenne mondiale). Le Bénin, et notamment ses régions du Nord, fait partie des pays les plus vulnérables au changement climatique, comme le montre le classement de l’indice GAIN 2019 (158e sur 180 pays analysés). Simultanément, le phénomène de désertification s’intensifie également en raison de la surexploitation des sols par une population croissante (plus de 3 % par an) et surtout en raison de la déforestation incontrôlée. Selon le Global Forest Watch, le Bénin a perdu plus de 20 % de ses forêts depuis 2000. On fait brûler les arbres et on les taille pour étendre les champs cultivés ou pour produire du bois et du charbon de bois pour les besoins domestiques.
Depuis quelques années, les habitants des villages limitrophes de la réserve de la Pendjari s’en rendent compte et tentent de réagir. L’Union des associations villageoises de gestion des réserves de faune (U-AVIGREF) réunit des militants de différentes communautés dans le but de lutter contre la désertification et la déforestation. Célestin Tankouwanou, enseignant de la commune de Tanguiéta, fait partie des principaux représentants engagés sur le terrain. « Je me suis lancé dans la lutte contre la désertification parce que, lorsque j’étais enfant, j’ai rencontré un volontaire qui m’a éduqué et sensibilisé à l’importance des arbres pour la vie, explique l’activiste. Aujourd’hui, nous sommes engagés dans les communautés pour enseigner comment remplacer les arbres lors de la préparation d’un champ cultivé. »
Il s’agit d’une activité cruciale, d’autant que la culture du coton a contribué à amplifier la déforestation. Sous l’impulsion de Patrice Talon, qui, avant d’être élu président en 2016, avait fait fortune dans le coton, le Bénin est devenu l’un des plus grands producteurs d’Afrique d’« or blanc ». Entre 2016 et 2021, la production est passée de 269 000 tonnes à 728 000 tonnes. Cette course au coton, soutenue par les pouvoirs publics, pousse de plus en plus d’agriculteurs et de villages à développer cette culture et donc à rogner sur les forêts, ainsi qu’à utiliser des engrais chimiques qui endommagent la qualité des sols et menacent l’écosystème local.
Tensions intercommunautaires
En plus de l’important travail de sensibilisation environnementale, Célestin et ses collègues travaillent également sur les relations communautaires. « Nous avons remarqué une augmentation des conflits entre les éleveurs et les agriculteurs, nous nous sommes donc impliqués personnellement dans le dialogue », indique l’enseignant.
Le village de Boribansifa, situé dans le district de Tounkountuna, à quelque 30 km au sud de la Pendjari, est un agrégat de briques, d’argile et de tôles posées sur une colline aride entourée de champs cultivés et de broussailles. La communauté d’un peu plus de 500 habitants est à majorité wama, l’un des groupes les plus répandus dans le département de l’Atakora. En janvier 2022, la localité a été le théâtre de violents affrontements entre agriculteurs et éleveurs peuls semi-nomades, qui ont fait des victimes et des blessés et qui ont exigé l’intervention des forces de sécurité.
Derrière une vieille voiture abandonnée, Simplice Mangopa range des outils de travail. C’est un agriculteur d’une cinquantaine d’années au regard doux et accueillant. « Les Peuls sont toujours passés par ici sur nos terres pour transhumer après les pluies, explique-t-il. Il y avait des accords et des coutumes pour gérer les rapports. Les choses ont changé quand ils ont commencé à s’installer. » Simplice explique que si les Wama ont d’abord accepté la présence des éleveurs, la tension est progressivement montée jusqu’à l’affrontement direct après une nouvelle dispute. « Nous, les anciens, nous avons essayé d’arrêter les jeunes hommes qui voulaient détruire les maisons des Peuls pour les chasser, surtout après que la police avait prévenu qu’elle aurait recours à la force. Ils ne nous ont pas écoutés. Un garçon est mort, et un de mes fils a été touché à l’épaule par une balle ce jour-là. »
Les événements de Boribansifa ne sont qu’un exemple parmi d’autres des conflits intercommunautaires qui touchent l’ensemble du continent et qui s’intensifient en Afrique de l’Ouest. De 2010 à 2018, ces affrontements, principalement dus à la compétition pour l’accès aux terres fertiles et à l’eau, auraient fait plus de 15 000 morts en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale2.
Une escalade sans précédent des conflits interethniques a également été enregistrée dans le nord du Bénin. Selon une étude publiée en 2021 par ACLED et le think tank néerlandais Clingendael, les événements violents y ont augmenté de plus de 30 % depuis 20173.
Un combat de longue haleine
Ce sont ces dynamiques mal gérées que les groupes djihadistes tentent d’exploiter pour pénétrer au Bénin, en profitant des ressentiments communautaires et des lacunes de l’État, notamment en matière de justice. Mais la gestion des réserves naturelles a également un impact important. Au cours de son premier mandat, le président Talon a confié la gestion des parcs de la Pendjari, puis du W, à l’ONG sud-africaine African Parks. Mécontentes de l’intransigeance de l’ONG et de ses méthodes brutales, les communautés vivant autour des réserves, notamment les chasseurs et les agriculteurs qui n’avaient plus accès aux ressources situées à l’intérieur des parcs, ont manifesté et même affronté directement les rangers. Aujourd’hui, la direction des réserves affirme avoir résolu la situation et fait des efforts pour instaurer un dialogue, mais plusieurs communautés continuent de se sentir exclues et volées.
Le Bénin a longtemps été considéré comme une démocratie relativement pacifique, où les droits et les libertés individuels étaient généralement garantis ainsi que la liberté de la presse. Mais depuis que Talon est devenu chef de l’État, les choses ont progressivement changé. Le pouvoir a été centralisé. La presse critique a été mise sous pression et intimidée, tandis que la dissidence politique a subi de graves attaques, notamment pendant les élections.
Pour Oswald Padonou, il est encore possible d’agir pour éviter le pire : « Nous devons commencer par l’implication et l’intégration des communautés des zones touchées. L’État doit à nouveau être présent sur le terrain, écouter les besoins des citoyens, fournir des services. Il ne faut en aucun cas permettre la création d’un vide. » Pour l’expert, « l’approche militarisée en tant que solution en soi n’est pas suffisante, et nous l’avons vue échouer dans d’autres pays ».
Le militant écologiste Célestin Tankouwanou est lui aussi convaincu de l’existence d’antidotes efficaces sur lesquels il met tous ses espoirs. Cela passe notamment par la lutte contre le dérèglement climatique, « mais tout doit commencer par la sensibilisation de la base dans les villages, estime-t-il. Il s’agit de créer une culture qui puisse endiguer la menace à long terme ».
Avant de rentrer chez lui, Célestin veut visiter des terres dans la zone tampon de la Pendjari, au nord-est de Tanguiéta, non loin de Bàtia. Des lieux où il n’est pas allé depuis plusieurs années. Il raconte qu’avec d’autres militants des villages voisins ils avaient réussi à y faire planter des centaines d’arbres. « Nous avions un accord. Chaque fois que quelqu’un coupait un arbre pour cultiver, il devait en planter deux. On avait ainsi créé une petite forêt », dit-il en souriant. Mais une fois sur place, son visage se transforme en un masque d’amertume. Ces arbres ne sont plus là, et les champs cultivés ont atteint les clôtures de la réserve. Célestin s’appuie sur sa moto, épuisé. Puis il se reprend : « En tant qu’enseignant, je sais que pendant une longue lutte comme celle-ci on fait parfois des pas en arrière. La sensibilisation demande du temps, de la patience et de la mobilisation. Nous en planterons de nouveaux. »
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1Enlevés le 1er mai 2019, les deux touristes ont été libérés par une opération de l’armée française quelques jours plus tard dans le nord du Burkina Faso, alors que leurs ravisseurs les conduisait vers le Mali. Deux soldats français ont perdu la vie dans cette opération.
2Leif Brottem, « The Growing Complexity of Farmer-Herder Conflict in West and Central Africa », Africa Center for Strategic Studies, 12 juillet 2021.
3Kars de Bruijne, « Loi de l’attraction. Le nord du Bénin et le risque de propagation de l’extrémisme violent », Clingendael, juin 2021.