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Bonnes feuilles

À qui profite le franc CFA ?

Dans un essai consacré au rôle de la monnaie dans la construction des inégalités mondiales, l’économiste Rémy Herrera se livre à une critique sans concession du franc CFA. Selon lui, cette devise, arrimée à un euro fort, pénalise les économies africaines et les échanges régionaux, et, au contraire, facilite le développement des multinationales occidentales. Extraits.

L'image montre un bâtiment imposant qui semble être une tour, située près de l'eau. Ce bâtiment, d'une teinte dorée, a une architecture moderne et élancée. Sa structure se soulève vers le ciel, avec des lignes verticales marquées et des détails décoratifs au sommet, donnant une impression de grandeur. En arrière-plan, on aperçoit quelques collines et des arbres, tandis qu'au premier plan, on voit la surface calme de l'eau. Le ciel est légèrement nuageux, créant une ambiance tranquille et légèrement brumeuse autour de cette scène urbaine.
Le siège de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), à Bamako, en 2012.
© Thomas Dutour / shutterstock.com

Dans La monnaie. Du pouvoir de la finance à la souveraineté des peuples, Rémy Herrera, économiste-chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), décrypte le rôle joué par la monnaie dans les inégalités mondiales, et particulièrement entre les pays du Nord et ceux du Sud. De l’évolution du système monétaire international à l’hégémonie du dollar, l’auteur ouvre le débat sur une réalité qui détermine en grande partie les conditions de vie des peuples de la planète. Afrique XXI reproduit ici une partie du chapitre consacré au franc CFA.

Une monnaie néocoloniale

« Force est de reconnaître que les francs CFA et comorien sont des monnaies néocoloniales, au sens où elles ont survécu aux indépendances politiques formelles et prolongent aujourd’hui des relations de subordination vis-à-vis de l’ex-métropole coloniale, taisant leur nature véritable. En tant que telles, elles se révèlent totalement inadaptées aux besoins réels des économies et des sociétés africaines. Ceci, pour plusieurs raisons.

En tout premier lieu, la stabilité du taux de change découle essentiellement du fait que la stratégie imposée aux « partenaires » africains est le décalque de la politique monétaire suivie dans la zone euro – bien plus que de l’acceptation par la France de « supporter ce fardeau », comme le dirait poétiquement un Rudyard Kipling. Les monnaies de ces zones franc ne sont que les extensions actuelles de l’euro en terre africaine, comme elles étaient auparavant celles du franc français, au point que la priorité absolue de l’arri­mage de la parité fixe l’emporte sur tout autre objectif. Néanmoins, il est clair que les réalités historiques, géographiques, démographiques ou socio-économiques de l’Eu­rope et de l’Afrique sont, c’est le moins que l’on puisse dire, différentes.

Celle-ci, périphérique et même quart-mondisée dans le système capitaliste global, a été dominée par celle-là, centrale, bien qu’ayant perdu l’hégémonie ; et continuant à l’être à l’heure présente, jusque et y compris par le biais de la conditionnalité de l’aide publique. C’est dire qu’une telle stabilité monétaire bénéficie surtout aux agents étrangers, des directions de transnationales implantées sur place aux particuliers « expatriés », et ce bien davantage qu’aux acteurs locaux.

Réflexes conservateurs

C’est aux investisseurs européens, et internationaux plus généralement, et non pas aux diverses petites et moyennes entreprises domestiques, que profitent la protection contre le risque de perte de change et la facilité des transferts de fonds permises par ce dispositif. Oublierait-on ici que ces zones furent constituées à l’origine dans le but de fournir aux entrepreneurs (et aventuriers) hexagonaux des débouchés à la fois sécurisés et rentables au sein de l’empire colonial, dans les périmètres de ce qui formait à l’épo­que l’Afrique-Occidentale française (AOF) et l’Afri­que-Équatoriale française (AEF) ? Et le fait est qu’aujourd’hui, le régime de change fixe ne sert pas même aux pays africains des zones francs CFA et comorien à attirer des flux d’investissements directs étrangers. Ceux-ci sont, par exemple, significativement moins dynamiques en direction de la Côte d’Ivoire que du Ghana, dont la monnaie obéit à un régime de change flottant.

Pour atteindre cet impératif de stabilité monétaire, c’est la maîtrise de l’évolution des prix qui est prioritairement visée, au détriment de tous les autres objectifs de développement. La BCEAO est une « BCE tropicale », crispée par des réflexes conservateurs et l’obsession (tout allemande) d’une lutte exclusive contre l’inflation. Aussi, l’absurdité monétaire dictée par Francfort, puis intériorisée par Paris, est-elle reproduite en Afrique subsaharienne et imposée à ses peuples. C’est pourtant la pauvreté extrême de masses considérables d’Africains qui explique le si bas niveau de consommation dans la région. Les pouvoirs d’achat des populations sont trop faibles pour que les entreprises locales parviennent à écouler leurs productions, à dégager des marges de profit suffisantes et à créer des emplois en quantité.

Malgré la situation de quasi-déflation observée dans maintes économies d’Afrique de l’Ouest, l’ancrage à parité fixe des francs CFA (et comorien) sur une devise aussi puissante que l’euro nuit à la compétitivité des entreprises exportatrices et handicape les producteurs domestiques. La vente de biens facturés en une monnaie forte dissuade les clients internationaux d’acheter, alors que le coût réduit des marchandises fabriquées à l’étranger in­cite au contraire à importer.

Austérité salariale féroce

Ces évolutions contribuent en conséquence à détériorer les déficits de balances commerciales, mais encore, et plus gravement, à entraver les conditions du développement de ces économies. La combinaison du franc CFA et du démantèlement des tarifs douaniers cisaille les potentialités internes d’expansion de l’agriculture et d’industria­lisation (notamment dans le secteur textile). À l’évidence, cette monnaie, qui est en fait une devise étrangère, se révèle être beaucoup trop forte pour des économies aux structures aussi vulnérables. À l’image de la stratégie du « franc fort » autrefois conduite par la Banque de France, celle d’un « franc CFA fort » actuellement menée – surtout par la BCEAO – débouche sur une impasse.

La « solution » adoptée est la même qu’en Europe. Un substitut à la dévaluation monétaire permettant de rendre plus compétitives les exportations est dès lors trouvé dans une dépréciation particulièrement destructrice : en l’espèce, une austérité salariale féroce, comprimant toutes les autres rémunérations du travail, et une accentuation de la rigueur des finances publiques, avec une règle de déficit budgétaire à zéro dans l’Uemoa [Union économique et monétaire ouest-africaine]. Tout ceci, dans le contexte extrêmement difficile des sociétés africaines où les besoins élémentaires du plus grand nombre sont loin d’être satisfaits.

Les mécanismes de la coopération monétaire avec la France n’ont aucunement permis de faire évoluer les productions nationales et l’insertion internationale de ces économies, toujours très largement spécialisées dans les secteurs primaires de matières premières, qu’il s’agisse de biens agricoles ou de ressources naturelles. La diversification des structures productives de ces pays est très limitée, leur extraversion exacerbée, comme nous l’avons souligné. On comprend alors pourquoi les relations commerciales entre les membres des zones franc demeurent modestes : c’est vers les pays du Nord que sont principalement orientées les exportations. Le commerce intra-régional reste de l’ordre de 15 % du total des échanges en Afrique de l’Ouest et de 10 % en Afrique centrale (contre plus de 60 % en zone euro).

Les pays de la zone franc parmi les plus pauvres

Au cours des dernières années, sur les dix premiers pays exportateurs intra-africains, seuls deux font partie de l’une des zones franc : le Togo et le Sénégal (les autres étant le Swaziland, la Namibie, le Zimbabwe, l’Ouganda, Djibouti, le Lesotho, le Kenya et le Malawi). Dans de telles conditions, l’intégration régionale de ces économies s’avère minimale, alors même que leur hétérogénéité est réelle et qu’existent des complémentarités potentielles entre elles1.

À quoi peut servir une monnaie unique partagée par ces pays s’ils échangent au fond si peu entre eux ? Mais cela ne fait pas reculer les défenseurs du franc CFA qui prônent plus d’intégration monétaire et la promotion des marchés financiers au niveau régional.

Les partisans de l’abandon de la souveraineté monétaire ne sont visiblement pas gênés par le fait que les pays africains des zones franc figurent parmi les plus pauvres du monde et que leurs progrès en termes de croissance per capita sur la longue période sont très modestes. Plus de trois quarts de siècle après la mise en place du système « moderne » des francs CFA (le 26 décembre 1945), le développement reste évanescent dans tous les pays qui l’ont adopté. Ainsi, sur les quinze pays de la zone CFA, onze sont classés comme « les moins avancés », tandis que sur les huit composant l’Uemoa, sept restent aujourd’hui rangés dans cette même catégorie. Parmi les multiples explications concourant à cet état de faits, le cadenassage monétaire est l’un des plus déterminants.

Comment ne pas reconnaître l’urgence de remise en cause de la mission de Banques centrales sous-régionales (BCEAO et BEAC) qui ne se voient fixer aucun objectif d’accélération de la croissance et de création d’emplois ? Souvent mis en exergue, le « dynamisme » de ces économies – dans l’Uemoa bien davantage que dans la Cemac – reste cependant dépassé, en moyenne, par les résultats en termes de taux de croissance du PIB des pays situés hors des zones franc. D’autant que la croissance récente de l’Afrique de l’Ouest francophone – jusqu’à l’éclatement de la pandémie de Covid-19 – semble à mettre au crédit moins de la BCEAO que de l’essor de la demande mondiale, de l’envolée des cours des matières premières et d’une appréciation (temporaire) du dollar étas-unien face à l’euro, et conséquemment vis-à-vis du franc CFA.

Crédit rationné et taux trop élevés

Comment ne pas admettre la nécessité d’assouplir les modalités actuelles du fonctionnement des systèmes de financement de ces économies ? En zones franc CFA, les taux d’intérêt réels supportés par les emprunts restent très élevés (atteignant dans certains cas 15 %), ce qui ferme les voies d’accès à des prêts pour nombre d’agents, que ce soit des entreprises ou des ménages. Face à la faiblesse des productions et aux rigidités des structures économiques, une ouverture des vannes du crédit pourrait encourager les importations, qui sont payables en devises. Or, une pénurie de devises risque d’entraîner une dévaluation.

C’est pour éviter cet enchaînement que les Banques centrales de la zone incitent les banques commerciales à rationner le crédit, de peur qu’il n’accélère les sorties de devises. La BCEAO et la BEAC préfèrent défendre coûte que coûte un arrimage des francs CFA sur l’euro, plutôt que d’offrir à leurs économies des conditions de financement adaptées aux besoins. Les conventions de compte d’opérations stipulent que les Banques centrales des deux zones doivent assurer un taux de couverture de 20 % de l’émission monétaire. Ces obligations contractuelles de seuil minimum sont en pratique plus qu’honorées, puisque les États africains constituent généralement des réserves de change qui se situent entre 95 % et 105 %. Les avoirs extérieurs nets déposés par la BEAC sont même proportionnellement les plus élevés, alors que l’utilisation de ces placements paraît sans doute encore plus pressante en Afrique centrale.

Comme on le constate, le franc CFA se révèle être sur ces nombreux plans un échec retentissant. À tel point que maints observateurs remettent en cause la pertinence de ce dispositif en insistant sur les coûts à supporter par les pays membres, qui n’ont pas de politique monétaire autonome. Des voix se font même entendre au sein des sphères de la haute finance et des instances du FMI [Fonds monétaire international] pour suggérer l’urgente nécessité d’en finir avec la parité fixe du franc CFA vis-à-vis de l’euro et d’adopter une monnaie plus faible, mais mieux adaptée aux structures productives domestiques. Les blocages restent cependant importants, tant côté français chez les tenants de la Françafrique que de celui des classes dirigeantes africaines opposées à la fin des privilèges que contribue à leur conférer le franc CFA, notamment en leur permettant d’importer bon marché des biens de consommation de luxe… et de placer aisément et sans frais leurs avoirs à l’étranger.

L’éco, mais lequel ?

Des changements ont toutefois eu lieu récemment en Afrique de l’Ouest. Il convient de rappeler au préalable que, dans cette partie du continent, une institution surplombe l’Uemoa. Il s’agit de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), qui rassemble quinze pays : les huit membres de l’Uemoa plus, par ordre de poids économiques décroissants, le Nigeria, le Ghana, la Guinée, le Sierra Leone, le Liberia, le Cap-Vert et la Gambie2.

Lors de l’une de leurs rencontres au sommet, organisée en juin 2019 dans la capitale nigériane, Abuja, les quinze économies de la Cedeao relancèrent une idée déjà assez ancienne : celle de la création à l’échelle régionale d’une monnaie unique, appelée l’éco. Un institut monétaire censé préparer les outils d’une future Banque centrale était mis sur pied.

Cet ambitieux projet, dont l’horizon était initialement prévu pour 2020 – ce qui était irréaliste, qui plus est sans calendrier précis -, visait aussi à faire coïncider le périmètre de la Cedeao avec ceux des deux unions monétaires dont la fusion était envisagée, la ZMAO et l’Uemoa. Cette dernière devait donc en théorie abandonner le CFA, mais les règles explicites du nouveau régime de change de l’éco par rapport à l’euro et au dollar avaient été volontairement laissées en suspens ; l’échéance de 2020 avait elle-même été repoussée, car les critères de convergence stricts fixés (en termes de limitations de l’inflation, du déficit budgétaire et de la dette publique) n’avaient été atteints par aucune des économies de cet ensemble.

Si de sérieuses difficultés encombrent le chemin de cette régionalisation monétaire – notamment parce que le rapprochement des pays de la Cedeao a montré ses limites, en particulier dans les accords commerciaux passés avec la zone CFA –, il y a tout lieu de penser qu’une monnaie unique agirait comme un facteur d’intégration. D’au­tant que les flux d’échanges sont bien plus intenses dans la Cedeao que dans l’Uemoa (par exemple, entre le Nigeria ou le Ghana et leurs voisins francophones respectifs). Ce processus permettrait également de mettre un point final à une tutelle monétaire néocoloniale archaïque en Afrique de l’Ouest – et peut-être ailleurs sur le continent. Mais une telle perspective est apparue inadmissible aux dirigeants français et à leurs acolytes locaux qui, main dans la main, court-circuitèrent les efforts de la Cedeao.

Une tutelle plus discrète, mais persistante

Le 21 décembre 2019, le président français Emmanuel Macron et son homologue ivoirien Alassane Ouattara annonçaient conjointement un changement de nom du franc CFA, lequel s’appellera désormais dans les huit pays de l’Uemoa… l’éco ! Tout comme le nom de la monnaie antérieurement choisie pour être la future devise de la Cedeao, même si les deux n’ont rien à voir… Il fut décidé de clôturer le compte d’opérations sur lequel l’Uemoa avait jusqu’alors l’obligation de déposer auprès du Trésor français au moins 50 % des réserves de change des pays membres – réserves qui pourront dorénavant être gérées selon le bon vouloir de ces derniers –, mais aussi de mettre fin à la présence de représentants français au sein de la gouvernance de la BCEAO. La France dit que, par conséquent, elle a supprimé les « irritants politiques » qui rappelaient trop explicitement sa domination néocoloniale. Mais elle oublie d’ajouter qu’elle conserve la réalité de son contrôle, puisque c’est elle qui assurera bien sûr la convertibilité de la « nouvelle monnaie » ouest-africaine.

Comment, d’un côté, rassurer les marchés financiers en continuant à chapeauter depuis Paris un « panafricanisme » très néolibéralisé ? Comment, d’un autre, persuader que le droit de disposer de sa propre monnaie, pourtant effectif en Gambie, serait inapproprié au Sénégal qui l’entoure ? Comment convaincre que ce que sont parvenus à faire des pays de la taille du Cap-Vert ou de l’île Maurice, à savoir gérer une monnaie nationale, serait hors de portée d’économies beaucoup plus grosses, telles que celles de la Côte d’Ivoire ou du Cameroun ? Absurde. La désapprobation manifestée par le Nigeria et le Ghana, suivis par le Liberia et le Sierra Leone, pourtant bien réelle et à vrai dire tout à fait justifiée, resta modérée et contenue dans l’enceinte de la Cedeao.

Lors de son sommet extraordinaire de février 2020, l’objectif de lancer une monnaie commune ouest-africaine fut confirmé, mais son report entériné. La « réforme » du franc CFA apparaîtrait dans ce contexte comme une étape non antagonique avec la mise en œuvre de l’éco Cedeao.

Il serait selon nous judicieux, dans l’intérêt fondamental des peuples des pays de l’Uemoa, de prendre conscience du piège qui leur est tendu et de rejeter fermement le « relookage » actuel du franc CFA – avec tutelle française discrète, mais persistante. Il est plus réaliste d’envisager une sortie de la zone CFA que d’espérer « sortir la France du CFA ». L’option la plus pertinente pour chacune des économies concernées est sans doute de se dégager de ce carcan anachronique afin d’appuyer le projet de monnaie commune de la Cedeao. La même décision pourrait être prise par les pays de la Cemac. Une telle orientation ne constituerait peut-être pas la solution optimale, mais plutôt, assurément, un moindre mal. À condition, évidemment, que les Africains ne tombent pas dans le même traquenard que les Européens n’ont pu éviter avec l’eurozone.

Le yuan déjà utilisé en Afrique

Les limites de la Cedeao sont visibles, notamment du fait de son insuffisante distanciation de la ligne néolibérale et du risque de domination du Nigeria (producteur de pétrole), secondé par le Ghana (exportateur d’or). Néanmoins, et de manière déterminante, une dynamique pourrait être ainsi insufflée, favorisant une souveraineté monétaire plus authentiquement panafricaine – surtout si elle est rejointe par d’autres pays, au-delà même de ceux d’Afrique centrale. Pour cette nouvelle monnaie, appelée à élargir progressivement sa zone d’influence sur le continent africain, le plus opportun serait un régime de change flexible, mais maîtrisé grâce à l’arrimage sur un panier de devises reflétant, par ses composition et pondération, la diversité du commerce extérieur des économies membres.

Dans cette partie du monde, que certains dirigeants français considèrent leur « chasse gardée », les choses changent pourtant. Ici, comme partout ailleurs, la puissance de la Chine se fait sentir. Des gouvernements de pays des zones CFA se sont récemment beaucoup endettés auprès d’elle. C’est le cas, entre autres et nombreux exemples, de la République du Congo.

Hors zone franc, bien d’autres économies ont aussi cheminé dans ce sens. Plus de la moitié de la dette extérieure de l’Érythrée est à l’heure actuelle due à la Chine. Cette dernière est devenue le premier fournisseur de l’Éthiopie voisine, comme désormais d’une majorité de pays africains, qui accumulent les déficits commerciaux à son endroit. La Chine a noué des accords d’échange de devises avec la Banque centrale d’Afrique du Sud, quand de grands établissements bancaires chinois ont pénétré la structure de propriété du capital de leurs homologues en Afrique australe. La monnaie chinoise, le yuan, est déjà utilisée comme monnaie de règlement et de réserve dans plusieurs économies du continent africain, dont le Ghana, le Zimbabwe ou l’île Maurice.

Depuis l’été 2016, l’Angola accepte sur tout son territoire, légalement, le yuan comme devise, ce qui lui permet de ne plus faire dépendre ses recettes pétrolières exclusivement du dollar étasunien. En août 2018, c’était au tour du Nigeria de passer un accord avec la Chine pour ouvrir la possibilité de libeller les transactions entre les deux pays en monnaie nationale ou en yuan afin de contourner le dollar, mais aussi l’euro et la livre sterling.

« Le dernier des Mohicans »

Le bruit des critiques contre les CFA résonne en Russie, et jusque dans l’Union européenne. Malgré ces évolutions majeures, les dirigeants français, qui ont eux-mêmes renoncé à leur propre monnaie pour adopter une devise européenne gérée par l’Allemagne, voudraient que l’Afrique soit « le dernier des Mohicans » à conserver un franc « relooké ». Aussi, à Paris, des autorités monétaires aux prérogatives évaporées tentent-elles de faire croire qu’il leur reste un quelconque pouvoir dans le monde. Étrange façon d’exercer, par procuration, une souveraineté monétaire cédée à qui l’on croit plus fort que soi en Europe en confisquant en Afrique celle d’autres peuples que l’on imagine être « inférieurs ».

En ce début de XXIe siècle, cela ne ferait que friser le ridicule si cette arriération anachronique à la française ne contribuait surtout à bloquer les conditions de croissance et de développement de quinze pays africains. Des pays qui représentent ensemble près de 200 millions d’habitants – quasiment le poids démographique du Brésil, ou des populations de la France et de la Russie réunies – et quelque 6,6 millions de kilomètres carrés – soit l’équivalent des superficies cumulées de l’Inde et de l’Argentine, pas si loin de celle de l’Australie.

Dès lors, le compte à rebours de l’après-franc CFA a commencé. Un changement d’appellation, le déplacement des conseillers-contrôleurs français de la scène aux coulisses et l’apposi­tion de délicats « signes identitaires distinctifs » sur des billets de banque ne sauraient suffire. En matière de monnaie, le symbolique est très important, certes, mais il n’est pas tout. Il ne supprime pas la cruelle réalité de la domination, de l’exploitation, de la misère de masse. Les peuples africains le savent, mais tous leurs responsables politiques ne l’ont peut-être pas encore bien compris. »

La fin de l’aire sterling n’a pas débouché sur une catastrophe

« Au contraire [du franc CFA], l’aire sterling – que le Royaume-Uni avait pragmatiquement instituée dans le but de protéger la valeur de la livre et de préserver le commerce effectué avec ses vastes colonies et les dominions qui utilisaient la devise britannique comme monnaie, ancrage ou réserve – a quant à elle été démantelée. Ou plutôt elle s’est graduellement désagrégée à mesure de la perte d’influence sur les échanges financiers internationaux de ce pays, hégémonie mondiale avant les États-Unis, et de sa monnaie, que le dollar ne supplanta définitivement qu’en 1945, ou peu après.

Pour ne citer que les pays africains, ont quitté la Sterling Area, successivement : l’Égypte en 1947, le Soudan en 1957, la Somalie (British Somaliland) en 1964, la Rhodésie (Zimbabwe) en 1965, la Libye en 1971. Puis en 1972, lorsque Londres durcit son contrôle des changes vis-à-vis de ses partenaires, un large ensemble comprenant : le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Kenya, le Ghana, la Tanzanie, l’Ouganda, la Zambie, le Botswana, la Namibie, l’île Maurice, le Malawi, le Swaziland, le Sierra Leone, le Lesotho, les Seychelles, puis finalement la Gambie en 1978.

Cette longue liste montre que, pour la plupart de ces pays, dont certains sont de très petite taille, le détachement de leurs monnaies de l’orbite de la livre n’a pas débouché sur la catastrophe monétaire imaginée. L’aire sterling, vidée de presque tous ses membres, allait devenir inopérante dès l’année 1979, après que Margaret Thatcher eut déréglementé le régime de change du Royaume-Uni en un temps record – à peine plus de trois mois (juillet-octobre). »

1Avec des secteurs primaires (agricole et minier) au Burkina, Mali, Niger, secondaires (industriels) et tertiaires (serviciels) en Côte d’Ivoire ou au Sénégal, et encore le commerce import-export au Bénin ou Togo.

2Six de ces sept pays, dont aucun n’utilise le franc CFA, forment la Zone monétaire d’Afrique de l’Ouest (ZMAO), exception faite du Cap-Vert, qui a choisi de ne pas y adhérer.