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Au Sénégal, la présidentielle de 2024 se joue maintenant

Les Sénégalais éliront leurs députés le 31 juillet. L’alliance au pouvoir fait face à deux coalitions de l’opposition qui ont émergé récemment. Mais au-delà de la course à l’Assemblée nationale, c’est l’élection présidentielle de 2024 qui se jouera lors de ce scrutin. Alors que Macky Sall est censé ne pas pouvoir briguer un troisième mandat, une victoire de son camp pourrait le pousser à tenter le diable.

Cette image montre un mur extérieur dans une rue urbaine. La surface du mur est usée, avec de la peinture écaillée et des marques d'usure qui révèlent le temps qui passe. Sur la partie supérieure du mur, il y a une inscription verte qui dit "Votez Benno". À côté du mur, un homme est visible de dos, appuyé contre le mur. Son style vestimentaire semble décontracté. En arrière-plan, on peut apercevoir un peu de végétation et d'autres bâtiments qui enrichissent le paysage urbain. L'atmosphère générale évoque une scène de la vie quotidienne dans une ville animée.
Dans une rue de Dakar, un tag appelant à voter Benno Bokk Yakaar, la coalition au pouvoir.
© Babak Fakhamzadeh / flickr.com

Comment jouer son rôle d’opposant dans un pays dont le président a juré de réduire l’opposition à sa plus simple expression et semble s’être donné tous les moyens pour y parvenir ? La question se pose depuis que Macky Sall est arrivé au pouvoir, en 2012. Dès son élection, il s’est employé méthodiquement à neutraliser ses adversaires l’un après l’autre. D’une part, il a débauché ceux qu’il a pu convaincre de rejoindre son camp. De l’autre, il a lâché la justice contre les plus récalcitrants.

Très vite, des poursuites judiciaires ont été lancées contre plusieurs hauts dignitaires du régime de son prédécesseur Abdoulaye Wade. Mais, parmi les anciens ministres qui étaient dans le collimateur de la justice, seul Karim Wade, le fils de l’ancien président qui avait accumulé les portefeuilles ministériels à la fin des années 2000, a été jugé et condamné à six ans de prison et 138 milliards de francs CFA (210 millions d’euros) d’amende pour « enrichissement illicite », dans le cadre de ce qui a été appelé la « traque des biens mal acquis ». Après cela, aucun des autres hauts responsables politiques de l’ère Wade n’a été inquiété, certains ayant fini par rallier la coalition au pouvoir.

Une fois le Parti démocratique sénégalais (PDS) de Wade père et fils affaibli, Macky Sall s’est attaqué à un autre adversaire, qu’il fallait également neutraliser à tout prix : Khalifa Sall, alors à la tête de la très stratégique mairie de la capitale sénégalaise, Dakar, et l’un des principaux responsables du Parti socialiste (PS). Sa stature et sa popularité ne plaisaient pas à tout le monde au sein de la mouvance présidentielle, et en particulier parmi les responsables de l’Alliance pour la République (APR), le parti de Macky Sall, qui ambitionnait de lui ravir la mairie de Dakar. Khalifa Sall est un vieux routier de la politique. Il ne cachait pas son ambition de briguer le fauteuil présidentiel et avait mal digéré le choix des dirigeants du PS de se rallier à la coalition au pouvoir et ainsi de renoncer au statut de parti de premier plan acquis après avoir dirigé le pays pendant quarante-deux ans, entre 1960 et 2000 (sous Léopold Sédar Senghor puis sous Abdou Diouf).

En 2016, une fronde éclate au sein du parti. Khalifa Sall est à la manœuvre. C’est le moment que Macky Sall choisit pour lancer la justice à ses trousses au sujet d’une sombre histoire de détournement de fonds dans la gestion de la mairie de Dakar. Khalifa Sall a été reconnu coupable en mars 2018 de plusieurs délits, dont « escroquerie aux deniers publics », « faux et usage de faux dans des documents administratifs » et « complicité en faux en écriture de commerce ». Il a été condamné à cinq ans de prison ferme, avec comme conséquence son élimination de la course à l’élection présidentielle de 2019.

L’incontrôlable Ousmane Sonko

En s’attelant à neutraliser ses principaux concurrents, Macky Sall a peut-être ouvert la boîte de Pandore. Il a en effet laissé le champ libre à un autre opposant qui va se révéler bien plus mordant : ancien dirigeant syndical et fonctionnaire des impôts, Ousmane Sonko lance, en 2014, avec des jeunes issus de milieux professionnels divers et dont la plupart n’avaient jamais fait de politique auparavant, le mouvement des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef-Les Patriotes). Dès lors, Ousmane Sonko s’illustre par ses critiques virulentes contre le régime de Macky Sall. Il dénonce les conditions d’attribution des permis d’exploration pétrolière et gazière, et notamment l’implication du frère du président, Aliou Sall. Il alerte également sur des avantages fiscaux qui seraient accordés à certaines personnalités et entreprises. Des déclarations qui lui vaudront sa révocation de la fonction publique « pour manquement à l’obligation de discrétion professionnelle ».

En février 2021, Ousmane Sonko est accusé de viol par une employée d’un salon de massage dakarois. Pour sa défense, il dénonce une tentative de liquidation politique à l’image de ce qui s’est passé pour Karim Wade et Khalifa Sall, et accuse Macky Sall d’être à la manœuvre. Ce dossier, qui est à l’origine des violentes émeutes de mars 2021 qui ont fait quatorze morts selon l’ONG Amnesty International, est toujours en instruction.

En essayant de faire le vide autour de lui, Macky Sall a sans nul doute favorisé l’émergence d’une nouvelle opposition qui se veut mieux structurée et mieux organisée. La coalition Yewwi Askan Wi (YAW – « Libérer le peuple », en wolof) en est une parfaite illustration. Lancée en septembre 2021, quelques mois avant les élections territoriales de janvier 2022, cette coalition regroupe le Pastef d’Ousmane Sonko, le mouvement Taxawu Sénégal de Khalifa Sall, et d’autres formations politiques. À l’issue du scrutin, YAW s’est imposée dans douze des dix-neuf communes du département de Dakar. Elle a en outre remporté des victoires symboliques : dans la ville de Dakar, désormais dirigée par Barthélémy Dias, un proche de Khalifa Sall (et un ancien, lui aussi, du PS) ; à Ziguinchor, la grande ville de la Casamance, dans le sud du pays, où Ousmane Sonko a remporté la mairie ; et aussi à Thiès (victoire de Babacar Diop), une ville qui était jusqu’alors considérée comme le fief de l’ancien Premier ministre d’Abdoulaye Wade Idrissa Seck, lequel a rallié le camp de Macky Sall après la présidentielle de 2019. À ces villes, il faut ajouter celles de Guédiawaye et de Rufisque, toutes deux situées dans la banlieue de Dakar.

Les espoirs de la coalition YAW

Ces résultats de la coalition YAW n’ont pas inversé le rapport de forces sur le plan strictement électoral. Mais ils ont été perçus comme une victoire symbolique qui lui a permis d’enclencher une nouvelle dynamique en vue des élections législatives du 31 juillet 2022. Ousmane Sonko et ses camarades ont longtemps caressé le rêve – peu probable vu le mode de scrutin1 – d’imposer une cohabitation à Macky Sall au soir du 31 juillet. Mais le Conseil constitutionnel a douché leurs espoirs en invalidant la liste des candidats titulaires de la coalition pour le scrutin proportionnel – ce qui signifie par exemple que le leader de Pastef, qui est tête de liste, est éliminé d’office et ne siégera pas à l’Assemblée nationale, même en cas de victoire de sa coalition.

Après avoir contesté la décision du Conseil constitutionnel, Yewwi Askan Wi a finalement décidé de participer au scrutin et de tout faire pour envoyer à l’Assemblée nationale le maximum d’élus possible sur sa liste de suppléants. Rien n’est moins sûr, mais en surfant sur la dynamique des dernières élections territoriales, YAW peut espérer gagner au moins les départements de Dakar, de Ziguinchor et de Guédiawaye, et compter sur une victoire de son allié, Wallu Sénégal (qui regroupe le PDS et d’autres partis) dans les départements de Mbacké et de Diourbel.

Le poids politique nouvellement acquis par Ousmane Sonko et l’expérience de Khalifa Sall (ancien député, ancien maire et plusieurs fois ministres) sont les principaux atouts de Yewwi Askan Wi. Toutefois, la vie d’une telle coalition n’est pas chose aisée. La période des investitures pour les élections législatives a été marquée par des remous et des désaccords, au point que certains membres déçus ont claqué la porte.

En outre, le positionnement politique d’Ousmane Sonko, que lui-même qualifie de « doctrine pragmatique qui ne se confond avec aucune des idéologies historiquement reconnues », est souvent décrié par ses détracteurs. Ceux-ci veulent y voir une forme de populisme. C’est ainsi qu’après avoir déclaré que « ceux qui ont dirigé le Sénégal depuis le début mériteraient d’être fusillés », il n’a pas hésité à se rapprocher, plus tard, de l’ancien président Abdoulaye Wade. De même, tout en proclamant vouloir changer le système, il ne dit pas « non » à l’idée d’un compagnonnage avec des éléments du système Macky Sall tombés en disgrâce. Il fait probablement sienne la maxime qui veut que la politique soit l’art de l’addition et non de la soustraction.

AAR Sénégal, une troisième voie ?

Afin d’éviter une bipolarisation qui se dessine entre Yewwi Askan Wi et Benno Bokk Yakaar (BBY), la coalition au pouvoir, une troisième coalition, l’Alliance pour une assemblée de rupture au Sénégal (Aar Sénégal), a été portée sur les fonts baptismaux en avril 2022. Cette coalition, tout aussi hétéroclite que les deux autres, compte parmi ses principaux responsables Abdourahmane Diouf, un ancien du parti Rewmi, d’Idrissa Seck, qui avait quitté un moment la politique avant d’y revenir en créant le parti Awalé, un ancien ministre et compagnon de Macky Sall dans l’APR, Thierno Alassane Sall, et un juge qui a démissionné de la magistrature, Hamidou Dème. Aar Sénégal ambitionne de faire de ses futurs élus des députés qui vont « insuffler plus de dynamisme, de compétence, de cohérence et de sérieux dans la vie parlementaire ». À cet effet, la coalition a présenté un contrat de législature comprenant quatorze réformes prioritaires portant, entre autres, sur le patriotisme économique, l’éducation, la souveraineté alimentaire, la gouvernance foncière ou encore le fonctionnement du Parlement.

Désireux de se démarquer des autres coalitions et de se positionner comme une troisième voie, Aar Sénégal est allé à plusieurs reprises au clash avec YAW. Réagissant à la multiplication des erreurs dans la confection des listes au scrutin proportionnel des deux coalitions, Aar Sénégal a appelé à leur invalidation pure et simple, là où le Conseil constitutionnel a décidé d’une invalidation partielle de la liste des titulaires pour YAW et de la liste des suppléants pour BBY. Les responsables de Aar Sénégal considèrent que le droit n’a pas été dit et que le juge constitutionnel a favorisé les deux coalitions. Selon eux, « ni Benno Bokk Yakaar ni Yewwi Askan Wi ne peuvent participer aux élections législatives du 31 juillet 2022 car tout simplement ils ne sont pas en règle avec la loi ». Il est vrai qu’une exclusion de ces deux coalitions de la course électorale aurait permis à Aar Sénégal d’espérer devenir la première force politique à l’Assemblée nationale.

Aar Sénégal a également fustigé l’attitude de YAW après la décision du Conseil constitutionnel, consistant à menacer d’empêcher la tenue des élections. Abdourahmane Diouf a notamment reproché à ses responsables de ne pas s’être solidarisés avec les autres partis et coalitions qui avaient été écartés à l’étape des parrainages.

Ces prises de position répétées ont amené certains observateurs à se demander si Aar Sénégal ne constituait pas en réalité une opposition à l’opposition. Ce dont se défendent ses responsables. « Nous n’avons pas une légitimité usurpée. Nous avons toujours combattu Macky Sall et son régime, donc nous n’avons aucune raison d’être dans l’opposition et de travailler pour Macky Sall », a rétorqué Abdourahmane Diouf face à la presse en juin 2022. Et d’ajouter : « Nous avons regardé la situation politique du Sénégal et avons décidé de nous opposer en nous démarquant de certaines entités avec qui nous ne pouvons cheminer, et nous l’assumons ». Selon lui, « le vrai combat c’est le troisième mandat ». Et il n’exclut pas une synergie des forces avec YAW pour mener cette bataille après les élections législatives.

2024, la grande inconnue

Dans une interview accordée au magazine Jeune Afrique en juin 2022, répondant à une question sur ses intentions quant à l’élection présidentielle de 2024, Macky Sall a botté en touche. « Je répondrai à cette question après les législatives, a-t-il rétorqué. Il sera alors temps de fixer le cap pour 2024. » Le 31 décembre 2019, il avait déjà répondu de la sorte devant un parterre de journalistes sénégalais : à la question de savoir s’il serait candidat en 2024, il avait dit « ni oui, ni non ».

L’article 27 de la Constitution sénégalaise dispose que « nul ne peut exercer plus de deux mandats ». Or Sall, élu en 2012 et réélu en 2019, en est à son deuxième mandat. Toutefois, d’aucuns arguent que la révision constitutionnelle survenue en 2016, qui a ramené la durée du mandat présidentiel de sept à cinq ans, lui ouvre la possibilité de briguer un autre quinquennat. C’est la thèse défendue par Jacques Mariel Nzouankeu, ancien professeur à la faculté des sciences juridiques et politiques de l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar. Dans une interview accordée au journal Lii Quotidien en janvier 2021, il a soutenu que « la Constitution telle qu’elle est écrite » rendait « recevable » une candidature de Macky Sall en 2024. C’est le même argument qui est brandi par le professeur Babacar Gaye, autre juriste enseignant à l’université Cheikh-Anta-Diop, qui fait remarquer que la révision constitutionnelle de 2016 n’a pas prévu de disposition transitoire intégrant le septennat de Macky Sall dans le décompte du nombre de mandats.

Mais pour d’autres spécialistes du droit constitutionnel, comme Ngouda Mboup et Ababacar Guèye, la limitation des mandats à deux était déjà en vigueur lors de son élection ; cette disposition s’applique donc à Macky Sall. Ababacar Guèye précise toutefois que le dernier mot revient au Conseil constitutionnel, et il n’exclut pas que celui-ci valide une candidature de Macky Sall.

Un remake de 2011 ?

Ce flou volontairement entretenu par le président pousse certains Sénégalais à penser qu’il a bel et bien l’intention de se présenter en 2024. Ces derniers sont confortés en cela par les prises de position répétées de certains responsables de l’APR, le parti présidentiel. Début juillet 2022, l’ancienne dirigeante du mouvement des jeunes de ce parti, Thérèse Faye, a appelé à donner un troisième mandat à Macky Sall. L’opposition est aussi convaincue que l’actuel chef de l’État va briguer un troisième mandat, mais elle entend tout mettre en œuvre pour mettre en échec ce projet. Pour cela, elle pourra compter sur le soutien du mouvement citoyen Y’en a marre, qui était déjà au front en 2011 pour dire « non » à un troisième mandat d’Abdoulaye Wade et qui entend récidiver face à Macky Sall.

L’issue des élections législatives du 31 juillet 2022 pourrait être un facteur déterminant dans le choix de Macky Sall. Une large victoire de sa coalition pourrait le revigorer et le pousser à se représenter en 2024. En revanche, un bon score de l’opposition pourrait inverser le rapport de forces et amener Macky Sall à y renoncer. De même, sa décision va peser sur l’attitude de l’opposition. S’il décide de se présenter en 2024, le pays risque de vivre un remake des événements de 2011, lorsque le Sénégal avait connu de violentes manifestations contre la candidature d’Abdoulaye Wade à l’élection présidentielle de 2012.

En revanche, s’il n’est pas candidat, cela devrait rebattre les cartes aussi bien au sein de la coalition au pouvoir qu’au niveau de l’opposition. Du côté de la mouvance présidentielle, à commencer par l’APR, les ambitions tues ou mises en veilleuse vont se révéler au grand jour. Dans l’opposition, une non-candidature de Macky Sall pourrait rendre sans objet bon nombre de coalitions qui se sont construites dans le but de faire barrage à un troisième mandat de l’actuel chef de l’État. On pourrait alors assister à l’élection présidentielle la plus ouverte de l’histoire du Sénégal.

1112 des 165 sièges sont pourvus au scrutin de liste majoritaire (liste départementale). Les 53 restants sont pourvus au scrutin proportionnel (liste nationale). Pour le scrutin majoritaire, la liste qui arrive en tête dans un département remporte tous les sièges en jeu, même avec une majorité relative. Ce mode de scrutin favorise généralement le parti au pouvoir, qui dispose d’une plus grande assise locale et a les moyens d’investir des candidats dans chaque département.