La lettre hebdomadaire #107

Instrument

L'image représente une statue de la justice, souvent symbolisée par une femme. Elle est drapée dans une robe et tient une balance dans une main, symbolisant l'équilibre et l'équité. La statue est également dotée d'un bandeau sur les yeux, représentant l'impartialité dans le jugement. L'ensemble de la sculpture est réalisé dans des tons métalliques, et le fond est flou et neutre, mettant en valeur la figure centrale.
© Tingey Injury Law Firm

L’ÉDITO

AU SÉNÉGAL, OUSMANE SONKO ET LE « LAWFARE »

Ce 4 janvier est sans doute l’épilogue d’une lutte politique qui a dominé l’actualité au Sénégal pendant près de trois ans. Ousmane Sonko, leader des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), radié des listes électorales et empêché de se présenter comme candidat à l’élection présidentielle de février 2024, a été définitivement fixé sur son sort lors d’une audience à la Cour suprême dans une affaire qui l’opposait au ministre du Tourisme, Mame Mbaye Niang. Ce dernier, accusé par Sonko de détournements de fonds publics, avait porté plainte pour diffamation et injures publiques.

Pour rappel, Ousmane Sonko a été condamné en seconde instance à une peine de six mois de prison avec sursis (contre deux mois en première instance) et à une amende s’élevant à 200 millions de francs CFA (près de 334 000 euros). Cette condamnation, plus lourde que la précédente, le rendait potentiellement inéligible aux fonctions électives pendant cinq ans (article L.30 du Code électoral), l’excluant de la présidentielle de février 2024. Le pourvoi en cassation devant la Cour suprême, initié par les conseils de Sonko, visait à casser, sinon à alléger cette peine, afin de le rendre de nouveau éligible.

Au terme de plaidoiries ayant duré toute la journée et de délibérations ayant pris une bonne partie de la nuit, la Cour a confirmé la peine prononcée en seconde instance, enlevant simplement la contrainte par corps sur le paiement des dommages et intérêts. Alors que le Conseil constitutionnel doit vérifier les dossiers de candidatures à la présidentielle, et que celui d’Ousmane Sonko doit être revu ce 5 janvier, le flou persiste sur la suite. La principale force d’opposition pourrait être exclue de la présidentielle à l’issue de cette journée.

Le répertoire de lutte a bien changé depuis juin 2023 quand, à la suite de la condamnation d’Ousmane Sonko pour « corruption de la jeunesse », des manifestations spontanées à Dakar et à Ziguinchor avaient été fortement réprimées, entraînant la mort d’au moins vingt-six personnes. Arrêté à Koungheul (centre du Sénégal), lors de sa « caravane de la liberté » qui devait le porter de Ziguinchor à Dakar (445 kilomètres), Ousmane Sonko avait été placé en résidence surveillée pendant 55 jours, avant d’être arrêté et placé sous mandat de dépôt à la suite d’une rixe avec un gendarme, fin juillet.

Quelques jours plus tard, durant une conférence de presse publique, le procureur de Dakar l’accusait formellement d’atteinte à la sûreté de l’État, d’appel à l’insurrection, d’association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, de complot contre l’autorité de l’État, d’actes et de manœuvres de nature à compromettre la sécurité publique et à créer des troubles politiques graves. Des charges lourdes qui s’ajoutaient à la ribambelle de procédures judiciaires contre Ousmane Sonko et qui mettaient en péril sa candidature à la présidentielle. Toutes ces attaques intervenaient alors que la coalition Yewwi Askan-Wi (« Libérons le Peuple » en wolof, réunissant le Pastef, Taxawu Senegaal et le Parti de l’unité et du rassemblement) avait battu la majorité présidentielle dans les grandes villes lors des élections locales de janvier 2022, et mis fin à leur majorité parlementaire lors des législatives de juillet 2022.

Suite aux accusations du procureur de Dakar, la réplique a été brutale. Le Pastef a été dissous par décret présidentiel le 31 juillet 2023 et a été tenu pour responsable des morts lors des manifestations de mars 2021 et de juin 2023. Ousmane Sonko a également été radié des listes électorales à la suite de sa condamnation de juin 2023, ce qui l’a rendu inéligible. Le rideau semblait donc tiré après un an de manifestations et de discours durant lesquels la brutalité de la répression aura eu raison de l’engouement citoyen et même de l’État de droit.

À ce deuxième acte du drame politique sénégalais a suivi un troisième acte marqué par le « lawfare », c’est à dire l’utilisation du système juridique pour combattre un ennemi, entre le pouvoir et l’opposition, notamment sur la question de l’éligibilité d’Ousmane Sonko. Si la candidature contestée du président Macky Sall à un troisième mandat n’était plus à l’ordre du jour, celle d’Ousmane Sonko a fait l’objet d’une furieuse bataille judiciaire. Aux arguments distillés dans les médias publics par Ismaïla Madior Fall, alors ministre de la Justice, ont suivi d’autres arguments venant des conseils de Sonko, comme Me Ciré Clédor Ly. Dans les salles de la Cour de justice de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) ou des tribunaux de Ziguinchor et de Dakar, les avocats se sont affrontés sur l’effectivité de la condamnation par contumace de juin 2023, sur la radiation de Sonko des listes électorales, sur la dissolution du Pastef et sur la légalité de toutes ces procédures.

Ce débat, à la connotation souvent byzantine, a été suivi par un public sénégalais divisé et s’intéressant moins aux arguments juridiques qu’au sort qui était réservé à leur « camp ». « Sonko du bokk » (« Sonko ne sera pas candidat ») et « Sonko day bokk » (« Sonko sera candidat »), a-t-on pu entendre sur Tiktok (des débats suivis par ceux qui, au Sénégal, utilisent un VPN après que le réseau internet a été suspendu un mois). Ces discours étaient souvent tenus pendant des heures par des activistes de la diaspora dont le ton, de plus en plus martial et radical, s’accommodait peu de la fatigue citoyenne après les événements de juin 2023.

Le 14 décembre 2023, le tribunal d’instance de Dakar a finalement ordonné la réintégration de Sonko sur les listes électorales, battant en brèche les arguments de l’État et de la Direction générale des élections, et offrant une lueur d’espoir au Pastef après des mois de péripéties judiciaires. En matière électorale, toute décision de justice est exécutoire, nonobstant les recours introduits par la partie adverse. Une barrière était levée. Sonko pouvait déposer sa candidature devant le Conseil constitutionnel avant l’échéance du 26 décembre. La décision de la Cour suprême du 4 janvier constitue donc une autre barrière aux ambitions présidentielles de Sonko. Mais le débat est loin d’être fini : au Sénégal, le droit ne sert plus que d’instrument dans des combats fondamentalement politiques.
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À LIRE

LA FRANCE ET LENOCIDE DES TUTSIES : PASSER DE LA COLÈRE À LADAGOGIE

Comment expliquer à sa fille de 18 ans l’implication de la France dans le dernier génocide du XXe siècle ? Journaliste pour le quotidien français La Croix, Laurent Larcher s’est plié à cet exercice dans son dernier ouvrage, Papa, qu’est-ce qu’on a fait au Rwanda ? La France face au génocide. Spécialiste du Rwanda depuis le génocide des Tutsi⸱es (au moins 800 000 morts entre avril et juillet 1994), auteur d’ouvrages sur les responsabilités françaises (dont le volumineux Rwanda, ils parlent. Témoignages pour l’histoire, Le Seuil, 2019), ce père de famille est sorti de son habituelle retenue pour raconter de manière plus engagée une grande partie de l’histoire coupable qui a lié Paris à Kigali : l’amitié de François Mitterrand avec Juvénal Habyarimana (le président dont la femme, l’une des architectes du génocide, a été évacuée en France, où elle vit encore, après l’assassinat de son mari dans un attentat contre son avion, le 6 avril 1994) ; les opérations militaires françaises successives pour soutenir l’armée rwandaise et, indirectement, les tueurs ; ou encore l’aveuglement et les dénis des responsables politiques et militaires…

Il revient aussi à la source, avec l’instrumentalisation des ethnies « Tutsi » et « Hutu » par les colons belges, les pogroms au fil des décennies, les lanceurs d’alertes ignorés, le tout annonçant très tôt la préparation du crime des crimes. « Après la Shoah, c’est la seconde fois que notre pays est associé à une extermination de masse. Nous ne pouvons pas tourner cette page comme si de rien n’était. À ton tour de savoir », écrit-il.

« Je suis en colère », confie l’auteur. Alors que le trentième anniversaire du génocide sera commémoré cette année, que le temps fait son œuvre de sape sur la mémoire collective et que les témoins clés disparaissent les uns après les autres, il veut, dit-il, « sensibiliser la jeunesse sur cette tragédie » et lutter contre l’oubli.

Deux témoignages de survivant⸱es viennent ponctuer le récit, dont celui d’Étienne Nsanzimana, le fils du seul employé rwandais de la chancellerie française évacué par la France (dix-sept d’entre eux, tous Tutsi⸱es, seront assassiné⸱es, dont sa tante, Gaudence Mukamurenzi). « Il avait l’âge de ma fille au moment des faits, poursuit le journaliste, je trouvais important que les jeunes puissent se mettre à sa place : cela aurait pu leur arriver, ou à quelqu’un de leur famille, ou un⸱e ami⸱e... »

Cet ouvrage de moins de 200 pages est accessible aux plus jeunes mais pourrait tout aussi bien être conseillé à toute personne ne connaissant pas cette histoire tragique. Car, depuis trente ans, qui, parmi le grand public, se souvient encore ? Et, surtout, qui sait ce que la France a fait au Rwanda ?

À lire : Papa, qu’est-ce qu’on a fait au Rwanda ? La France face au génocide, Le Seuil, 5 janvier 2023, 160 pages, 17 euros.
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