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À Dakar, « c’est l’intifada » après la condamnation d’Ousmane Sonko

Reportage · Depuis la condamnation de l’opposant Ousmane Sonko à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse » le 1er juin, ses partisans manifestent avec fracas à Dakar et dans plusieurs villes du pays. La répression, violente, a fait plusieurs morts. Choses vues et entendues dans la capitale sénégalaise.

L'image dépeint une scène urbaine troublée, où la tension est palpable. Au premier plan, une silhouette humaine, probablement un homme, est en mouvement, lançant un projectile. Il semble néanmoins être entouré de foules, suggérant une situation tumultueuse. Des nuages de fumée épaisse s'élèvent dans l'air, créant une atmosphère de chaos, tandis que des débris jonchent le sol, témoignant d'une agitation récente. En arrière-plan, on peut deviner des bâtiments urbains flous, et la lumière est sombre, renforçant l'impression d'une émeute ou d'une protestation. Les sons et odeurs d'une ville agitée pourraient également accompagner cette image, avec des cris, des sirènes, ou l'odeur de fumée.
Les heurts (ici à Dakar) ont débuté dès l’annonce de la condamnation d’Ousmane Sonko, le 1er juin 2023.
Reuters

À Dakar, tout le monde en était persuadé : « Si Sonko est condamné, ça va chauffer ! » Et effectivement, ça a chauffé. Samedi 3 juin, 48 heures après la condamnation de l’opposant Ousmane Sonko à deux ans de prison ferme, on dénombrait déjà au moins 15 morts : 9 le jeudi et 6 le vendredi, selon le ministère de l’Intérieur. Poursuivi pour « viols » et « menaces de mort », le principal leader de l’opposition a été acquitté de ces chefs d’accusation le 1er juin. Mais il a été condamné (en son absence) pour l’improbable délit de « corruption de la jeunesse ». Une infraction qui punit de deux à cinq ans de prison « quiconque aura attenté aux mœurs en excitant, favorisant ou facilitant habituellement la débauche ou la corruption de la jeunesse de l’un ou l’autre sexe au-dessous de l’âge de 21 ans ».

Adji Sarr avait 20 ans à l’époque où sa route a croisé celle d’Ousmane Sonko. En entendant le juge prononcer le verdict, elle a versé des larmes. Une semaine plus tôt, à l’audience, elle avait décrit en détail les viols répétés qu’elle accusait le politicien de lui avoir fait subir dans le salon de massage où elle travaillait. « Je suis effondrée, a-t-elle confié au journal Le Monde peu après avoir pris connaissance du verdict. Ousmane Sonko m’avait dit à plusieurs reprises que personne ne me croirait. Il avait raison. Ces deux ans de prison ferme, je n’en ai rien à foutre ! Il m’a violée, c’est ça la vérité. Je suis choquée. Tout ça pour ça. C’est lui qui a gagné, j’ai perdu1. » Sur les réseaux sociaux, c’était la curée contre celle qui, depuis deux ans, n’a cessé d’être insultée et moquée par les partisans de l’opposant. Lui-même, quelques jours avant le verdict, l’avait bassement taclée. Tout en protestant de son innocence, il avait clamé que tant qu’à violer quelqu’un, il aurait choisi une belle femme, pas « une guenon atteinte d’un AVC ».

Reste que pour les partisans de Sonko comme pour nombre d’observateurs, le jugement accrédite la thèse du « complot politique » destiné à écarter Ousmane Sonko de la course à l’élection présidentielle de février 2024. « Il a été condamné pour un délit pour lequel il n’a jamais été poursuivi, ni pendant l’enquête préliminaire, ni pendant l’instruction, remarque Seydi Gassama, directeur de la section sénégalaise d’Amnesty International. Ce délit de “corruption de la jeunesse”, il n’en a été question ni dans l’ordonnance de renvoi du juge d’instruction, ni même pendant les débats à l’audience, qui a duré toute une journée. C’est seulement dans son réquisitoire définitif que le procureur a dit au juge : “Si vous ne le condamnez pas pour viol, condamnez-le pour corruption de la jeunesse.” Finalement, il y a eu acquittement pour les charges pour lesquelles il était poursuivi, mais on a sorti ce nouveau délit pour asseoir la condamnation. C’est cela qui a évidemment étonné beaucoup de Sénégalais, qui les a laissés incrédules et qui a amené ces réactions spontanées de violences dans les rues auxquelles l’État a répondu avec beaucoup de brutalité, par un usage excessif de la force. »

« Ce ne sont pas juste des pneus qui crament »

Jeudi midi. Moins d’une heure après l’annonce du verdict, pneus, poubelles et autres combustibles commencent à brûler au milieu des rues de la capitale. Dans l’après-midi, les réseaux sociaux s’emplissent de vidéos d’émeutes : incendies, affrontements « pierres contre gaz lacrymogènes » entre jeunes et forces de sécurité… Ces heurts surviennent à Dakar, mais aussi dans ses banlieues et dans d’autres villes du pays, notamment à Ziguinchor, en Casamance, la ville dont Ousmane Sonko est le maire. Dans la capitale, un immense panache de fumée noire s’échappe de l’université Cheikh-Anta-Diop, foyer historique de contestation. « Ça, ce ne sont pas juste des pneus qui crament », lance un curieux qui observe la scène depuis un quartier voisin. Effectivement, ce qui brûle, ce n’est rien de moins que le « chapiteau » de la faculté de droit (un grand amphithéâtre).

Dans un communiqué, le parti d’Ousmane Sonko, le Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), dont de nombreux cadres et militants ont été incarcérés ces derniers mois, en demande davantage : « Peuple sénégalais, arrêtez toute activité et descendez dans la rue pour faire face aux dérives dictatoriales et sanguinaires du régime de Macky Sall jusqu’à son départ de la tête de l’État ! Pastef-Les Patriotes invite les forces de l’ordre et l’armée à se mettre du côté du peuple opprimé par Macky Sall. Elles doivent désobéir aux ordres illégaux et antirépublicains. La patrie ou la mort, nous vaincrons ! La démocratie s’arrache ! »

Sur le petit écran, la chaîne de télévision Walf TV retransmet les manifestations en direct : au crépuscule, son signal est coupé. Puis c’est Twitter, Facebook et WhatsApp qui deviennent inaccessibles sans VPN. À la télévision publique, tard dans la soirée, le ministre de l’Intérieur Antoine Diome assume : « Ayant constaté sur les réseaux sociaux la diffusion de messages haineux et subversifs, l’État du Sénégal, en toute souveraineté, a décidé de suspendre temporairement l’usage de certaines applications digitales par lesquelles se font des appels à la violence et à la haine. » Le ministre fait état d’un premier bilan de 9 morts.

À l’université, le « chapiteau » en ruine

Vendredi matin, l’armée est appelée à la rescousse dans la capitale. Des milliers de Sénégalais installent un VPN sur leur téléphone2. À l’université Cheikh-Anta-Diop, les étudiants plient bagage : suite aux importantes destructions survenues la veille, le recteur a fermé l’établissement jusqu’à nouvel ordre. L’après-midi, dans les travées du campus quasi désert, l’intensité des événements de la veille saute aux yeux : partout, des voitures et des bus calcinés, des vitres brisées. Çà et là, des douilles de grenades lacrymogènes. Le « chapiteau » de la fac de droit est en ruine, les chaises en plastique fondues, le toit effondré.

Étudiant en sciences juridiques, Abou est en train de quitter les lieux. Il raconte : « Hier, c’était le désordre total, c’était l’intifada entre les policiers qui jetaient des grenades lacrymogènes et des étudiants qui jetaient des pierres, qui brûlaient tout sur leur passage. À vrai dire, j’ai eu peur, c’était la première fois que je voyais ça ici. » Sympathisant du Pastef, il dénonce la « condamnation arbitraire » de son leader politique.

Un peu plus loin, Mohamed est du même avis. « L’objectif de ce jugement est clair : empêcher Sonko de participer à l’élection de février 2024, estime-t-il. Tout le monde sait que s’il y participe, il va gagner parce que la jeunesse est derrière lui. » Une affirmation à nuancer : si la popularité d’Ousmane Sonko chez les jeunes ne fait guère de doute, tous ne sont pas inscrits sur les listes électorales, loin de là. L’opposition accuse d’ailleurs le gouvernement d’avoir manœuvré pour limiter leur inscription : pour les primo-votants à l’élection de février prochain, la période d’inscription, qui est terminée depuis le 2 mai, n’a duré que 26 jours. Mohamed lui-même ne soutient pas Sonko, mais un autre opposant, Khalifa Sall. Ancien maire de Dakar, il avait été empêché de participer à l’élection présidentielle de 2019 à cause d’une condamnation en justice, comme Karim Wade, le fils de l’ancien président Abdoulaye Wade lui aussi condamné par la justice sénégalaise. Chacun des deux a fait un séjour dans les geôles dakaroises.

Ce n’est pas (encore) le cas de Sonko qui, aux dernières nouvelles, était toujours cloîtré dans sa maison de la cité Keur Gorgui, à Dakar, où il a été ramené de force le 28 mai alors qu’il était sur la route de la capitale à la tête d’une « caravane de la liberté ». Depuis, les forces de l’ordre ont établi un blocus autour de sa résidence, lui interdisant semble-t-il toute sortie et empêchant jusqu’à ses avocats de lui rendre visite. Une assignation à résidence de facto, « hors de tout cadre légal », déplore Seydi Gassama, d’Amnesty International. Ousmane Sonko n’a toujours pas réagi publiquement à sa condamnation.

« Tout ça, c’est à cause du gouvernement »

« J’ai entendu le ministre de la Justice dire que Sonko peut être arrêté à tout moment, reprend Mohamed depuis les travées de l’université. Mais si on l’arrête, on va aggraver la situation. Le Sénégal sera ingouvernable, j’en suis sûr. Et je pense que le pouvoir en place est en sûr aussi, c’est pourquoi pour l’instant ils n’ont rien fait dans ce sens. » Il y a deux ans, l’arrestation d’Ousmane Sonko avait déclenché des émeutes ayant fait 14 morts en quelques jours, dont 12 tués par les forces de sécurité selon Amnesty International.

Sur le campus, Alassane vend des dattes depuis onze ans. Il n’apprécie pas trop Sonko parce que le leader du Pastef amène « le désordre », pense-t-il. Au loin, on entend des détonations. Sur les réseaux sociaux et dans la presse en ligne, la liste des cibles visées par les protestataires s’allonge : à Dakar, en banlieue comme dans le reste du pays, des bâtiments publics sont dégradés, des supermarchés pillés. Une rumeur circule : l’opposition aurait l’intention de marcher vers le palais présidentiel. Pendant ce temps, profitant d’une accalmie sur la corniche Ouest de la capitale, des expatriés occidentaux jouent au tennis à l’Olympique club...

Dans le quartier de la Medina, de jeunes protestataires s’adonnent à une autre activité : ils construisent des barrages sur la rue 6. À un croisement, en voici quelques-uns qui allument un feu de pneus. Sous les vivats de la foule, deux canapés hors d’âge sont jetés au brasier. Une vieille dame se marre : « Ah, les enfants ! » Un jeune homme casse des bouteilles de verre sur le sol. Une maman attrape son fils, un préado, lui colle une gifle et le ramène à la maison. Une détonation claque, tout le monde s’enfuit.

Depuis la cour de sa maison, Moussa, 72 ans, observe le spectacle d’un œil amusé : « Tout ça, c’est à cause du gouvernement. Parce qu’il n’y a pas de travail. » À l’université, un enseignant, partisan de Sonko, nous avait dit que l’unique responsable de cette situation, c’était le président Macky Sall, parce qu’il veut empêcher Sonko de se présenter tout en n’ayant visiblement pas renoncé à briguer un troisième mandat, quand bien même la Constitution stipule que « nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs »...3

« Forces occultes »

Samedi matin, le calme semble revenu dans les quartiers proches de l’université. Rue 6, les voitures zigzaguent entre les restes des brasiers de la veille, toujours fumants. Sur le marché de Gueule-Tapée, les chalands font leurs emplettes tranquillement. Le quotidien gouvernemental Le Soleil plastronne en une : « L’ordre vainc le désordre ».

Plus tard dans la journée, des heurts sont tout de même signalés, notamment dans le quartier des Parcelles assainies et à Ziguinchor. En conférence de presse, le ministre du Tourisme, Mame Mbaye Niang s’en prend aux « pillards » ainsi qu’à de mystérieux « étrangers [...] venus pour déstabiliser » le Sénégal. Dans la même veine, le ministre de l’Intérieur, Antoine Diome, accuse des « forces occultes » d’avoir infiltré les manifestations, sans donner plus de précision.

Dimanche matin, Dakar était calme. Mais jusqu’à quand ? Vendredi soir, dans le quartier de la Medina, alors que des pneus et des canapés brûlaient au milieu de la chaussée à 30 mètres de chez lui, on avait demandé à Moussa comment il voyait les jours à venir. « Ah, je ne sais pas, avait-il botté en touche. Ça, c’est du domaine de Dieu. »

1Théa Ollivier, Coumba Kane, «  Au Sénégal, neuf morts dans des affrontements avec la police après la condamnation d’Ousmane Sonko  », Le Monde, 1er juin 2023.

2Le service suisse gratuit Proton VPN a enregistré une augmentation des inscriptions de 30 000 % depuis le Sénégal.

3En mars 2023, dans un entretien à L’Express, Macky Sall avait soutenu avoir droit à ce troisième mandat, au motif que la révision constitutionnelle de 2016, survenue au cours de son premier mandat, aurait remis les compteurs à zéro. L’opposition ne se prive pas de rappeler qu’en janvier 2012, Macky Sall lui-même avait manifesté contre la candidature de son prédécesseur Abdoulaye Wade à un troisième mandat.