Quand Israël va chercher sa main-d’œuvre en Afrique

Depuis le 7 octobre, l’État hébreu a vu sa main-d’œuvre étrangère – en premier lieu thaïlandaise – fuir ses exploitations agricoles. Pour faire face à cette pénurie, Tel-Aviv a notamment fait appel aux travailleurs du Malawi, un allié historique sur le continent et le pays d’adoption de Nir Gess, une figure influente de la diplomatie parallèle israélienne.

Dans un champ agricole du côté israélien de la zone frontalière entre Israël et la bande de Gaza, en septembre 2022. En arrière-plan : un char de l’armée israélienne.
© Flash 90

« Nous suivons avec attention et préoccupation cette arrivée de travailleurs malawites qui se fait hors de tout accord bilatéral et laisse craindre leur exploitation », indique depuis Tel-Aviv Assia Ladizhinskaya, porte-parole de l’ONG israélienne Kav LaOved (KLO), qui défend les droits des travailleurs étrangers présents en Israël.

Le samedi 25 novembre 2023, dans la soirée, un Airbus A321-251 de la compagnie israélienne Arkia décollait du Kamuzu International Airport de Lilongwe, la capitale malawite, avec à son bord un premier groupe de 221 jeunes travailleurs agricoles du Malawi. Direction : l’État hébreu. Selon Michael Lotem, ambassadeur d’Israël dans la sous-région1, ce vol ouvre la voie à un accord « gagnant-gagnant » entre Tel-Aviv et ce pays d’Afrique australe de 20 millions d’habitants, l’une des quinze nations les plus pauvres de la planète. « Les Malawites, explique le diplomate dans l’hebdomadaire sud-africain Mail & Guardian, gagneront 1 500 dollars par mois et, par dessus tout, acquerront de la connaissance. L’argent, ça va ça vient, mais la connaissance, ça reste. » Les travailleurs malawites, précise-t-il, « n’iront pas à Gaza, ils travailleront en Israël. Nous prendrons soin d’eux autant que nous prenons soin des Israéliens »2.

Depuis le début des années 1990, Israël attire des travailleurs venus du monde entier – et en premier lieu du Sud-Est asiatique – qui souhaitent se faire embaucher dans divers secteurs : les soins aux personnes âgées et aux personnes handicapées, l’agriculture, la construction, l’hôtellerie ou encore l’industrie.

Avant le 7 octobre 2023, Israël accueillait, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), 105 000 étrangers détenteurs d’un permis de travail. Après les attaques du Hamas, puis le lancement par Tel-Aviv de l’opération militaire « Glaive de fer » sur Gaza, qui a fait plus de 21 000 morts, les secteurs du bâtiment et de l’agriculture se sont soudainement retrouvés à cours de bras. Les permis de travail des 18 000 Gazaouis autorisés à se rendre en Israël ont été révoqués et ceux des Palestiniens de la Cisjordanie occupée ont été suspendus. Dans le même temps, certains pays réservoirs de main-d’œuvre tels que la Thaïlande ont rapatrié 10 000 de leurs ressortissants – sur les 30 000 qui se trouvaient sur place –, parmi lesquels ceux qui étaient employés dans les exploitations agricoles3. Pour répondre aux besoins d’une filière qui connaît aujourd’hui une pénurie de 30 000 travailleurs, selon Avi Dichter, le ministre israélien de l’Agriculture et du Développement rural, il a donc fallu recruter ailleurs. Et notamment au Malawi, qui a été le premier pays du continent africain à répondre à cet intérêt.

Des travailleurs exploités et mis en danger

Mais à lire les témoignages et les derniers rapports publiés par l’ONG Kav LaOved, il semble que cette opportunité n’en soit pas forcément une. En 2021, l’ONG soulignait un manque d’accès des travailleurs étrangers du secteur agricole aux « soins médicaux, à des logements adéquats et à des conditions environnementales, sociales et de travail acceptables ». Elle notait que « les travailleurs [étrangers] sont également exposés à de nombreux risques pour la sécurité et la santé, tels que les pesticides, le travail en hauteur, le travail avec du bétail et le travail avec des véhicules et des outils lourds, souvent sans accès aux protections légalement requises ». Enfin, elle indiquait que « dans les zones ciblées par les tirs de roquettes [...], les employeurs exigent souvent que leurs employés continuent à travailler dans les champs ou à la ferme, sans abri, même lorsque cela est interdit par le commandement du front intérieur israélien. Cela a entraîné de nombreux blessés et décès parmi les travailleurs ». Dans ce rapport, l’ONG exige que « des abris soient mis à disposition de tous les travailleurs situés à proximité des zones de combat ».

En 2019, dans une autre enquête, KLO avait déjà révélé que des étrangers venus se former à l’agronomie dans des centres agricoles israéliens pour une durée de onze mois – programme dont profitent des Malawites – s’étaient retrouvés forcés de travailler au mépris des lois du travail israéliennes.

Lors des attaques du 7 octobre 2023 lancées par le Hamas, 39 ouvriers agricoles thaïlandais ont été tués d’après le quotidien thaïlandais Bangkok Post, et 25 seraient portés disparus. Les terres israéliennes limitrophes de l’enclave palestinienne, au sud du pays, sont un haut lieu de la filière maraîchère israélienne : 75 % des légumes récoltés dans le pays viennent de cette zone, tout comme 20 % des fruits.

Une collaboration ancienne

L’arrivée de centaines de Malawites fin novembre 2023 n’a suscité aucun débat en Israël. En revanche, 6 800 km plus au sud, au Malawi, cette nouvelle a provoqué la bronca de la société civile et de l’opposition. « Aucun parent sain d’esprit ne peut envoyer son fils ou sa fille dans un pays en guerre », a vitupéré Kondwani Nankhumwa, le président du principal parti d’opposition, le Democratic Progressive Party.

Ce n’est pas un hasard si le Malawi a été le premier à répondre aux besoins de Tel-Aviv. Le Malawi, est, avec l’Eswatini (l’ancien Swaziland) et le Lesotho, l’un des rares pays du continent africain à avoir maintenu des relations diplomatiques ininterrompues avec Israël depuis son indépendance, et ce même durant sa mise au ban par le continent africain après la guerre du Kippour en 1973. « C’est aussi le seul pays d’Afrique subsaharienne dont les citoyens peuvent se rendre sur place sans effectuer une demande de visa », expliquait en 2020 Boniface Dulani, enseignant et chercheur en sciences politiques à l’université du Malawi et directeur des études de l’institut Afrobarometer.

Avec l’arrivée au pouvoir en 2020 d’une figure évangélique, Lazarus Chakwera, les relations se sont même renforcées4. À peine investi, le chef de l’État avait annoncé l’ouverture d’une ambassade à Jérusalem, un choix très controversé qui va à l’encontre de la position de l’ONU, et que la plupart des partenaires de l’État hébreu n’ont pas fait...5

Échapper au chômage

Les habitants du Malawi ont rapidement déchanté après l’élection de Chakwera, pourtant saluée comme une victoire de la démocratie. Le pays, qui sortait à peine de la crise socio-économique liée au Covid, a vu les prix de ses produits alimentaires et de l’énergie flamber. Finances publiques dans le rouge, pénurie de devises étrangères et cure d’austérité : fin 2022, le Malawi est devenu la première nation à faible revenu à obtenir un prêt du Fonds monétaire international (FMI) afin de faire face à un choc alimentaire. En novembre 2023, la Banque centrale a annoncé qu’elle allait dévaluer la monnaie nationale, le kwacha, de 44 %.

Pour une large partie des Malawites, l’espoir de partir travailler en Israël est donc considéré comme une chance. Mais l’opposition et la société civile questionnent l’opacité entourant ce programme d’embauches, mené « afin de résoudre le chômage des jeunes », selon la ministre du Travail du Malawi, Agnes Makonda Nyalonje. « Le gouvernement s’était engagé à créer 1 million d’emplois en un an, commentait début décembre Boniface Dulani. Envoyer des jeunes travailler en Israël semble être une démonstration de son incapacité à lutter contre le chômage. »

La confusion règne jusqu’au sommet de l’État. Le ministère du Travail reconnaît, embarrassé, n’avoir eu aucune connaissance d’un quelconque accord officiel entre les deux pays. Les embauches, qui ont été annoncées deux semaines après l’octroi par Israël de 60 millions de dollars d’aide publique au Malawi, n’ont jusqu’alors fait l’objet d’aucun accord bilatéral. Selon nos informations, des sociétés de courtage mandatées par Tel-Aviv auraient mené en novembre 2023 une campagne de recrutement auprès des jeunes âgés de 23 à 34 ans et ayant déjà suivi des programmes de formation agricole en Israël, notamment au Kinneret College. Un prêt bancaire remboursable sur deux ans, permettant en particulier de payer les 600 euros du vol charter organisé pour rejoindre Israël, a été octroyé aux « heureux » élus.

De 6 heures à 15 heures (mais beaucoup semblent faire des heures supplémentaires), ces derniers travaillent en particulier dans la bananeraie du kibboutz Gevim, situé prés de Sderot (dans le sud d’Israël, près de Gaza), et dans les fermes de la vallée d’Arabah (dans le sud, à la frontière avec la Jordanie).

L’ombre du négociant Nir Gess

La conduite de cette opération de recrutement a été menée par une figure de la diplomatie israélienne en Afrique : Nir Gess. Consul honoraire du Malawi en Israël et ambassadeur de bonne volonté en Ouganda, Nir Gess, 65 ans, est un vétéran des affaires israéliennes sur le continent. Il le découvre en 1981, alors qu’il sert de garde du corps personnel6 d’Ariel Sharon, qui est à cette époque ministre de la Défense. En novembre 1981, dans le cadre de la reprise des relations diplomatiques avec le Zaïre (devenu la République démocratique du Congo) de Mobutu, qui débouchera sur un accord de coopération militaire, Sharon, en visite confidentielle à Kinshasa, prête au dictateur congolais son propre garde du corps. Va alors commencer, comme le raconte le quotidien israélien The Jerusalem Post, « une période de deux ans et demi au cours de laquelle chaque fois que Mobutu se déplaçait en dehors du Congo, Gess était à ses côtés, assurant sa sécurité ». Et allant jusqu’à développer « une relation chaleureuse et personnelle » avec le despote, qui lui ouvrira la porte du négoce de diamants.

Au début des années 1990, alors que la santé de Mobutu commence à se détériorer, Gess va rebondir dans le golfe de Guinée et poursuivre cette activité en Sierra Leone, dont il devient également le premier importateur de riz. La guerre civile force Gess à reprendre la route. Après un court passage au Liberia, cette fois-ci dans le pétrole, Gess est contacté au début des années 2010 par un fabricant de cigarettes ukrainien qui cherche à se fournir en tabac du Malawi. Pour le négociant israélien, c’est le début d’une entente cordiale avec le pays d’Afrique australe et son président d’alors, Joyce Banda. L’idylle se poursuivra avec ses successeurs, Peter Mutharika et Lazarus Chakwera.

Tabac, mais aussi poisson, maraîchage et cannabis thérapeutique : « Skippa », comme le surnomment ses amis, est aujourd’hui, avec son groupe Inosselia, une figure incontournable du monde des affaires du Malawi. Moins flamboyant que le magnat franco-israélien Beny Steinmetz, Gess n’en reste pas moins un acteur de l’ombre du retour d’Israël sur le continent africain, initié en 2016 sous l’impulsion de Benjamin Netanyahou – cette année-là, le Premier ministre israélien avait visité quatre pays africains : l’Ouganda, le Rwanda, le Kenya et l’Éthiopie. Et la relève semble assurée. Le Calcalist, l’un des plus importants médias d’information économique d’Israël, note que le fils de Nir Gess, Or Gouaz, était l’accompagnateur de bord des premiers travailleurs malawites recrutés par l’État hébreu.

Malgré son regain d’activité sur le continent, « l’Afrique reste très secondaire pour la diplomatie israélienne », souligne la chercheuse Sonia le Gouriellec dans Le Grand Continent. L’affaire des ouvriers agricoles marque-t-elle une nouvelle étape dans l’offensive de charme d’Israël vis-à-vis de ses partenaires en Afrique ? Après le Malawi – qui projetait d’envoyer 2 000 autres travailleurs fin 2023 –, le Kenya a annoncé l’envoi de 1 500 de ses ressortissants en Israël. Le Kenya a été l’un des rares pays africains à apporter un soutien inconditionnel à l’État hébreu après le 7 octobre 2023.

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1Il représente son pays dans les États suivants : Malawi, Kenya, Ouganda et Seychelles.

2Jack Mcbrams, « Israel is recruiting Malawian workers », Mail & Guardian, 10 décembre 2023.

3En 2021, le secteur agricole israélien employait 73 500 personnes, dont 44 % d’Israéliens, 33 % d’étrangers, aux 3/4 des Thaïlandais, et 23 % de Palestiniens

4Élu à l’issue de l’annulation d’un premier scrutin, Chakwera, entre les deux rounds, avait passé trois jours remarqués en Israël.

5Cette ambassade n’avait toujours pas ouvert en décembre 2023. Selon l’interprétation littéraliste des textes bibliques menée par les milieux évangéliques, et leur eschatologie, Jérusalem est la seule capitale d’Israël et doit jouer un rôle prépondérant à la « fin des temps ».

6En tant qu’élément de l’unité 730, prestigieux corps du Shin Bet, l’un des services de renseignements israéliens, chargé notamment de protéger les hauts fonctionnaires.