Ce 2 novembre 2024, les 30e South African Music Awards (Sama), les « Victoires » de la musique sud-africaine, devraient consacrer Tyla Laura Seethal. Plus connue sous le nom d’artiste « Tyla », la chanteuse de 22 ans est nominée quatre fois, notamment dans la catégorie du meilleur album de l’année – un disque qui porte son nom.
Rien d’étonnant : avec son single « Water » (voir la vidéo ci-dessous), monté sur une soyeuse rythmique amapiano et relayé par des chorégraphies virales sur les réseaux sociaux, la native d’Edenvale, près de Johannesburg, a signé un tube international – plus de 650 millions d’écoutes sur Spotify et 150 millions de vues accumulées sur YouTube – qui a largement contribué à populariser la bande-son électronique de la « génération Z » sud-africaine sur l’ensemble du continent et même au-delà. Aux États-Unis, Tyla a décroché en février 2024 le Grammy Award de la meilleure performance africaine1.
Tout à la fois héritier des productions kwaito2 des années 1990 et de l’afro-house3 du début de ce millénaire, l’amapiano, genre hybride, dansant et - il faut le dire - pas très politisé, aura d’ailleurs la part belle cette année sous les plafonds du Gallagher Convention Centre de la ville de Midrand, où se tiendront les Sama. Les producteurs/DJ Mthunzi et Mbuso Khoza sont tous deux nominés trois fois, aux côtés du prolixe Kabza De Small, pour son album Isimo. Quand ce dernier ne sévit pas en solo, il ambiance les dancefloors de la planète aux côtés de DJ Maphorisa, sous le nom de « Scorpion Kings ».
L’année de la consécration
Bref, 2024 est bien l’année de la consécration pour l’amapiano. Selon une étude publiée par la filiale sud-africaine de Spotify, le style musical aura cumulé en 2023 1,4 milliard d’écoutes sur le service de streaming, soit une croissance de + 5 600 % depuis 2018. Celle-ci aura d’ailleurs été un accélérateur de ces bonnes vibrations, participant, pendant les périodes de confinement forcé, à ce que les jeunes utilisateurs s’emparent de ce qu’ils surnomment le « yanos ».
Spotify recense aujourd’hui plus de 14,5 millions de playlists dédiées à l’amapiano, en grande majorité (84 %) streamées depuis un téléphone portable et depuis l’Afrique du Sud, où 92 % des habitants possèdent aujourd’hui un smartphone (contre 50 % en 2016). Mais le yanos a du succès aussi aux États-Unis, sa deuxième chambre d’écho devant le Royaume-Uni, le Nigeria et l’Allemagne.
De quoi susciter les convoitises des trois multinationales du disque que sont Universal, Warner et Sony Music. Toutes sont désormais à l’affût, après deux décennies d’indifférence vis-à-vis des musiques électroniques sud-africaines, et notamment du kwaito lorsqu’il sonorisait, au tournant de ce siècle, les jours et les nuits des « Born Free », la première génération née après la libération de Nelson Mandela, en 1990.
Le règne des vautours
Mais si les majors sont aujourd’hui beaucoup plus à l’écoute des townships, rien ne semble en revanche avoir changé quant à leurs diktats commerciaux et leur voracité financière : sur les 10 millions de dollars de revenus réalisés en 2023 à l’international par l’industrie musicale sud-africaine, 80 % ont été empochés par les multinationales4. « Nous ne pouvons ignorer l’impression que les vautours ont bénéficié et continuent de profiter de notre musique pendant que nous souffrons », estiment dans un mémorandum adressé à Universal les musiciens et producteurs sud-africains réunis depuis quelques mois au sein de l’organisation « Pay Our Royalties Movement », et qui ont organisé fin avril une manifestation devant le siège sud-africain de la multinationale. Parmi eux, le légendaire Sello « Chicco »Twala, 61 ans, producteur de plusieurs tubes signés par Brenda Fassie.
L’industrie musicale sud-africaine, peut-on lire dans leur lettre ouverte, n’a cessé de croître au fil des années, malgré les défis importants auxquels notre pays et notre continent ont été confrontés. Cette croissance a été principalement due à des progrès technologiques majeurs qui ont donné lieu à de nouvelles façons d’accéder à la musique. Ces avancées technologiques ont donné naissance de nouveaux modèles économiques et de nouvelles sources de revenus. Mais si ces développements ont apporté des retombées positives et des revenus massifs à l’industrie musicale dans son ensemble, les avantages financiers qui en découlent ne se sont pas répercutés sur nous en tant que musiciens. Cela est principalement dû aux pratiques peu scrupuleuses des majors et des sociétés de gestion de droits d’auteur du pays.
Le cas du titre « Jerusalema », un tube au succès international en 2020, signé en licence par Warner, résume à lui seul les travers de l’industrie. Le son du DJ et producteur Master KG, serti de la voix de la chanteuse Nomcebo Zikode, a été écouté et vu plus de 400 millions de fois en ligne. Des millions de rands - sans doute une dizaine - de droits d’auteur ont été générés5, d’autant plus que Warner les a pistés jusqu’aux clips de danseurs amateurs engendrés par le succès viral de la chanson et ses « Jerusalema Danse Challenge ».
Pendant ce temps, Nomcebo Zikode a commencé à attendre ses « royalties », tant de la boîte de production à l’origine du morceau, Open Mic Productions, que de la major. On ne sait toujours pas si elle a obtenu gain de cause…
Un système inégalitaire
Tous les secteurs de l’écosystème sud-africain de la musique portent leur part de responsabilité dans l’appauvrissement des artistes. Prenez la gestion des droits d’auteur : en France, il existe une institution unique qui les collecte et les répartit, la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) ; en Afrique du Sud, ils sont administrés par trois agences de collecte sous l’égide du South African Music Industry Council (Samic) : le South African Music Performance Rights Association (Sampra), le Recording Industry of South Africa (Risa), et le Southern African Music Rights Organisation (Samro).
Or ces sociétés sont notoirement connues pour imposer à leurs membres des frais d’inscription prohibitifs : deux fois plus que la moyenne dans le reste du monde. Sans parler des frais de fonctionnement qui posent question. Le Sampra, qui récolte les droits des passages radio et clubs, a récolté 200 millions de rands (10,5 millions d’euros) de redevance en 2020. Or 2,5 millions ont servi à payer les coûts administratifs de l’agence qui emploie… quinze personnes.
Les plateformes de streaming participent elles aussi à précariser le monde de la musique sud-africaine. En mai 2024, dans un bel exercice de transparence, la filiale sud-africaine de Spotify a déclaré avoir reversé 14 millions de dollars de royalties aux artistes du pays en 2023, permettant, précise-t-elle, à un nombre grandissant d’entre eux de toucher plus de 5 000 euros. Mais rien ne permet de vérifier l’exactitude du montant de ces royalties : les calculs employés par les plateformes pour les déterminer, notent les spécialistes, restent confidentiels en raison des accords passés avec les majors au niveau mondial, mais aussi de la complexité des contrats au cas par cas passés avec les artistes indépendants.
Et ce mode de fonctionnement, déjà largement en défaveur des artistes des pays du Nord, se révèle encore plus inégalitaire pour leurs pairs du Sud. Comme le rappelait en 2022 Gwen Ansell, chercheuse associée au Gordon Institute of Business Science hébergé par l’université de Pretoria/Tshwane : « Les allocations sont effectuées via des algorithmes complexes basés sur de nombreux facteurs, notamment la part de marché existante de l’artiste et l’endroit où sont basés ses auditeurs. » Les artistes sud-africains se retrouvent ainsi « dans le même bateau que leurs homologues internationaux », à une différence près :
Leurs problèmes sont intensifiés par une fracture numérique massive et un environnement politique sous-développé. La politique officielle en matière de droit d’auteur – y compris le projet de loi modifiant le droit d’auteur6 – ne discute même pas de l’engagement avec les plateformes mondiales dominantes. Il n’aborde pas non plus la possibilité de nouvelles formes de redevances conçues pour le streaming plutôt que pour la diffusion ou la publication.
« Au mieux, précise Gwen Ansell, le streaming fournit un complément aux autres revenus liés à la musique, comme les concerts. Au pire, c’est une ponction pour eux – à cause des frais de plateforme. » Selon une autre étude réalisée en 2021 par la Music In Africa Foundation auprès de 3 000 musiciens des neuf provinces du pays, leurs revenus étaient en moyenne de 658 dollars par mois, dont 30 % tirés du live, 19 % de leurs droits d’auteurs physiques et seulement 5 % du streaming.
Des artistes précarisés
« Les plateformes ont permis à certains artistes de se faire connaître à l’international, constate depuis Johannesburg le critique musical Charles Leonard. Mais ils sont loin de s’être enrichis, excepté quelques noms qui peuvent se permettre de tourner - et de gagner des revenus - à l’étranger. » Collaborateur historique des pages « musique » du quotidien sud-africain Mail and Guardian, Leonard se montre particulièrement préoccupé par la situation des jazzmen.
Sortie des conservatoires de jazz des universités publiques, la nouvelle vague, du pianiste et chanteur Bokani Dyer (voir le clip ci-dessous7) à Thandi Ntuli (voir un live ici), en passant par le collectif The Brother Moves On (écouter ici) ou le saxophoniste Linda Sikhakhane, jouit d’une reconnaissance internationale. Mais elle compte moins de scènes et de clubs où se produire dans le pays, à l’exception de ses deux festivals majeurs, Joy of Jazz et le Cape Town International Jazz Festival. Un exemple parmi d’autres : en janvier 2019, à Johannesburg, avant le Covid, le club-restaurant The Orbit, l’un des grands incubateurs du pays qui avait ouvert cinq ans plus tôt, avait été contraint de fermer ses portes.
Depuis la pandémie, le nombre de personnes déclarant tirer leur revenu principal de la musique a chuté de 31 %, selon une étude menée dans la scène jazz nationale. Et 45 % se disent pessimistes quant à leur avenir dans la musique. « Tous les coûts ont augmenté. Les studios et autres prestataires de services doivent également compenser les pertes dévastatrices subies pendant la pandémie. Comme certaines salles ont fermé et que des événements ont cessé d’être organisés, le travail est plus rare, et les cachets proposés sont stables, voire ont diminué », précise Gwen Ansell.
Selon les estimations de la chercheuse, des musiciens chevronnés de la scène jazz, dotés « d’une expérience professionnelle substantielle », ne toucheraient pas plus de 1 350 euros par mois, légèrement au-dessus du salaire moyen formel (qui est de 1 310 euros en Afrique du Sud) mais pas plus « qu’un travailleur technique de niveau intermédiaire formellement employé ».
Un succès non payant
Les trois majors du disque contrôlent 80 % du catalogue mondial des artistes présents sur les plateformes de streaming. Depuis janvier 2022, Warner Music détient aussi la majorité de la société sud-africaine Africori, la plus grande plateforme de distribution numérique en Afrique subsaharienne. Basée en Afrique du Sud, Africori, qui compte plus de 6 500 artistes et 700 labels, relaie ses contenus sur les principales plateformes de streaming, générant des centaines de millions de flux audios et des milliards de vues sur YouTube8.
« Alors que le niveau de vie des musiciens sud-africains se rapproche de zéro, la musique n’a jamais eu autant de valeur au niveau mondial », soulignait en août le Daily Maverick. « Sous les mandats de Nathi Mthethwa9, un livre blanc sur les réformes à mener a pourtant été approuvé par le Parlement, conclut Ismail Mohammed, directeur du Centre for the Creative Arts (CCA) hébergé par l’université de la province du KwaZulu-Natal. Mais aujourd’hui, il dort sous la poussière. Tant que l’État ne régulera pas cette industrie, les relations seront toujours conflictuelles entre les musiciens et les festivals, les labels ou les plateformes de streaming. Et leurs conditions de vie continueront à être précaires. »
Un xénophobe à la culture
Les Sama constitueront un baptême du feu pour Gayton McKenzie, le nouveau ministre sud-africain des Sports, des Arts et de la Culture. Ancien braqueur et chef du gang des « 26s », principalement implanté dans la province du KwaZulu-Natal, McKenzie a passé sept ans en prison avant de rebondir dans le monde de la nuit, puis d’entrer en politique et de devenir le leader du parti xénophobe de l’Alliance patriotique10. Son entrée au gouvernement est la conséquence de la constitution d’une coalition après la défaite de l’ANC aux élections parlementaires de mai 2024.
McKenzie fera-t-il mieux que ses prédécesseurs ? Pour Ismail Mohammed, « depuis 1994, les différents gouvernements de l’ANC n’ont jamais pris au sérieux l’importance de l’art et de la culture, alors que ce sont pourtant les musiciens, les artistes, les dramaturges, les photographes et les écrivains qui ont conscientisé le reste du monde aux horreurs de l’apartheid et qui ont soutenu l’ANC alors en exil ».
Pour l’heure, Gayton McKenzie, qui semble plus porté sur les sports mécaniques11, s’est contenté de multiplier les gestes populistes, révélant par exemple à ses concitoyens la liste des 3 962 chanteurs/chanteuses et musicien nes ayant été soutenus financièrement par l’État durant la pandémie de Covid. Parmi eux, soulignait-il cet été, figuraient « des personnes qui n’ont rien à voir avec l’art, et des personnes qui ne sont pas d’Afrique du Sud… ». « Nous n’avons pas attendu l’arrivée de McKenzie pour mettre en évidence la mauvaise gestion et le népotisme, estime Ismail Mohammed. Rendre publique cette liste vise à créer la polémique et à servir ses ambitions politiques personnelles. »
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1Cette toute nouvelle catégorie acte le succès désormais rencontré au États-Unis par les nouveaux sons du continent, en premier lieu l’afrobeats nigérian et l’amapiano sud-africain.
2Première musique électronique de la génération de l’après-apartheid, ce style est considéré comme l’une des matrices de l’amapiano.
3Style de dance music inspiré par la house de Chicago, propre à l’Afrique du Sud.
4Diana Neille, « An Embarrassment of Royalties (Part One) : What can break the music industry’s culture of impunity ? »,Daily Maverick, 26 août 2024.
5Niki Moore, « SA music industry exposed : the money is not going to the artists », Ground Up, 26 novembre 2021.
6Ce dernier attend toujours d’être voté par le nouveau Parlement sud-africain.
7Rassemblant toutes ses influences, Radio Sechaba, son sixième album, est paru en 2023 sur le label Brownswood de l’Anglo-Suisse Gilles Peterson.
8Africori s’occupe également de la gestion des droits musicaux et du développement des artistes.
9Avant d’occuper le poste de ministre de la Culture entre 2014 et 2019, Nathi Mtheyhwa avait été le ministre de la Police notamment au moment de la tragédie de Marikana en 2012.
10Ce parti faisait en particulier campagne sous le slogan « Abahambe », soit « Qu’ils s’en aillent », en zoulou.
11McKenzie milite en particulier pour le retour d’un Grand Prix de Formule 1 en Afrique du Sud, le dernier s’étant tenu en 1993.