Eswatini. Le roi, la révolution d’hiver et la « voie à suivre »

Analyse · Depuis plus de deux ans, la dernière monarchie absolue du continent est confrontée à une vague de contestations inédite. Après des élections sans enjeux, le monarque Mswati III a convoqué une « sibaya » ce 23 octobre afin de tracer « la voie à suivre ». Mais pour l’opposition, violemment réprimée, le pouvoir joue une nouvelle fois la montre.

De jeunes Eswatiniennes arborant des pagnes à l’effigie du roi Mswati III, en 2010.
© Retlaw Snellac Photography / flickr.com

Il n’y a pas eu de surprises lors des élections législatives qui se sont tenues le 29 septembre 2023 en Eswatini. Les observateurs électoraux internationaux, venus s’assurer de la bonne tenue du scrutin, ont « noté avec satisfaction [...] un climat généralement pacifique et calme », selon le diplomate nigérian Bankole Adeoye, à la tête de la mission du groupe envoyée par la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC). Officiellement, le taux de participation a été de 91 %. « Ces chiffres affirment ce que nous avons toujours dit au monde, s’est félicité le gouvernement de Mbabane. Notre système de gouvernance tinkhundla1 est un système démocratique participatif, où chaque Eswatinien a son mot à dire sur le type de gouvernement qu’il envisage ».

Dans l’ultime monarchie absolue du continent (qui est également le dernier partenaire diplomatique africain de Taïwan), ces élections ont une nouvelle fois ressemblé à une « mascarade », a de son côté dénoncé le porte-parole du Parti communiste du Swaziland, qui avait appelé à leur boycott. Comme tous les groupes politiques de cette ancienne colonie britannique – des sociaux-démocrates du Swadepo aux socialistes du Pudemo – le Parti communiste du Swaziland est ostracisé par le système : le tikhundla garantit depuis 2005 « la liberté d’association et d’expression », mais interdit toujours les partis politiques. « Comment pourrions-nous avoir confiance dans des élections menées dans un pays régi par un monarque absolu ? » a de son côté réagi Zweli Martin Dlamini, rédacteur en chef du site Swaziland News.

Après des primaires supervisées par des chefs traditionnels inféodés au pouvoir royal, les élections ont ainsi porté au Parlement 59 députés, réduits à un rôle consultatif. Les dix autres membres de la chambre basse sont directement nommés par le roi. Tout comme les deux tiers des 31 sénateurs. Dans la foulée des élections, indique le site du gouvernement, « Sa Majesté le Roi Mswati III a nommé le chef du Cabinet du Roi, Mgwagwa Gamedze, pour exercer les fonctions de Premier ministre et de ministre du Cabinet ».

« Révolution d’hiver »

Le 29 septembre, pendant que près de 500 000 électeurs eswatiniens votaient, Mduduzi Bacede Mabuza était agressé par ses gardiens de la prison de Matsapha, puis privé de soins médicaux durant tout le week-end. Membre de l’assemblée sortante, le député Mabuza est, avec Mthandeni Dube, détenu arbitrairement dans les geôles du pays depuis juillet 2021. En juin 2023, les deux élus ont été déclarés coupables de terrorisme, de sédition et de meurtre. Le prononcé du jugement aura lieu en décembre. Ils encourent plus de vingt ans d’emprisonnement, souligne Amnesty International, « pour avoir simplement représenté leur circonscription et demandé des réformes politiques et sur le plan des droits humains dans le pays. En détention, il ont été frappés et privés d’accès à leur avocat, ainsi que de soins médicaux ». Mduduzi « Magawugawu » Simelane, un autre parlementaire, est exilé chez le puissant voisin sud-africain, où vit une importante diaspora eswatinienne, dont une partie des cadres de l’opposition, interdite.

Lorsque Mduduzi Bacede Mabuza et Mthandeni Dube ont été arrêtés, le pays s’enfonçait dans une vague inédite de manifestations prodémocratie, enclenchée quelques semaines plus tôt après la mort de l’étudiant en droit Thabani Nkomonye, 25 ans, victime de brutalités policières. Les campus d’abord, puis les secteurs des transports, de l’éducation et de la santé, avaient lancé un vaste mouvement de grève. En juillet 2021, après le placement en détention des deux parlementaires, est né le Swaziland Multi-Stakeholder Forum (SMF), une coalition de partis d’opposition, d’associations et d’Églises appelant à des réformes démocratiques. Malgré la répression, cette « révolution d’hiver » s’est poursuivie pendant toute l’année 2022, avant de connaître un arrêt brutal, en janvier 2023, après l’assassinat à son domicile de l’avocat Thulani Maseko, leader et fondateur du SMF.

« Thulani Maseko était installé confortablement avec ses deux fils devant un match de football », a indiqué le correspondant de l’AFP, quand « sa femme, occupée à préparer le dîner […], a vu passer une ombre. Soudain, elle réalise qu’une arme est pointée en direction de son mari. Elle n’a pas le temps de crier, deux détonations retentissent ». Selon le récit du journaliste, l’assassin a tourné les talons et est parti en marchant. « Quelqu’un l’attendait sans doute quelque part », devine un de ses amis, lui aussi avocat. Quelques heures avant cet assassinat, le roi Mswati III avait mis en garde ses opposants, déclarant qu’ils « ne devraient pas se plaindre si des mercenaires venaient les tuer » car ce sont eux qui « ont commencé la violence ».

« Personne ne peut tuer une idée dont l’heure est arrivée »

L’exécution de Thulani Maseko a entraîné de nombreuses condamnations, notamment de l’Union européenne et des États-Unis (pas de Taïwan). Mais, depuis, la répression s’est poursuivie, plus insidieuse, dans le plus grand des silences : elle aurait fait près de 100 morts depuis l’entame de la révolte, selon la centrale syndicale Tucoswa. Pour justifier les violences (dont des exécutions extra-judiciaires), le régime s’appuie sur une théorie du complot bien connue : les mouvements pro-démocratie et antimonarchie seraient parrainés par l’étranger. Sur les réseaux sociaux, les influenceurs de la monarchie accusent le défunt avocat de s’être engagé dans la lutte pour des raisons purement pécuniaires.

Dans le même temps, le palais royal de Ludzidzini a fait en sorte de renforcer sa protection. Début 2023, quelques jours après le meurtre de Thulani Maseko, Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a effectué son premier voyage officiel en Eswatini. Selon nos sources à Mbabane, Moscou y aurait depuis envoyé des « experts en questions sécuritaires ». Les mêmes sources affirment que des mercenaires sud-africains et des membres de la sécurité équato-guinéenne auraient pris part à la répression des manifestations de juin-juillet 2021.

Depuis l’Afrique du Sud, Sicelo Mngomezulu évoque lui aussi la présence de mercenaires étrangers dans le pays et décrit une ambiance « tendue ». « Trop de personnes ont été tuées depuis juin 2021 par les forces armées. La nation est encore sous le choc », explique-t-il. Sicelo Mngomezulu, 44 ans, est depuis juillet 2023 le nouveau président du SMF. Homme d’affaires et avocat – comme son prédécesseur –, il est l’un des défenseurs des deux députés incarcérés en Eswatini. Sauf que, depuis 2022, il est banni de son propre pays. « La mission consistant à délivrer l’Eswatini du régime despotique et corrompu de la monarchie est bien plus importante que mes craintes pour ma propre vie, confie-t-il. Bien sûr, nous prenons des précautions. Mais il serait temps pour le système de comprendre que personne ne peut tuer une idée dont l’heure est arrivée. »

Tibiyo, la « vache à lait » de la famille royale

Après la brutale disparition de Thulani Maseko, figure consensuelle appréciée tout autant de l’éclectique classe politique de l’Eswatini que du milieu des affaires, des questions se sont posées quant à la pérennité du SMF. Les plus modérés des partis politiques se sont même interrogés quant à l’intérêt de poursuivre la lutte. « Un climat de peur règne en Eswatini », estimait, avant les élections, Johan Viljoen, du Denis Hurley Peace Institute.

« Mais le feu continue à couver », soutient Sivumelwano Nyembe, porte-parole du Snat, le syndicat de l’éducation nationale à la pointe dans les manifestations. D’autant que la fronde, entamée dans le contexte de l’après-Covid et poursuivie sur fond d’inflation et de flambée du chômage (33 % en moyenne, 58 % chez les jeunes), « s’est aujourd’hui diffusée au-delà des villes, des campus et des usines », explique Mbongiseni Shabangu, président du parti social-démocrate Swadepo, l’un des principaux mouvements d’opposition. « Même le monde rural, pourtant jugé plus conservateur, manifeste son mécontentement face au dévoiement de la tradition », poursuit-il.

La contestation n’appelle plus seulement à l’instauration d’une monarchie parlementaire. « La colère se nourrit aussi du fossé grandissant entre la riche classe dirigeante royale et les citoyens ordinaires », souligne Mandla Hlatjwako, rallié à l’opposition après avoir été conseiller économique du souverain. Ce dernier pointe du doigt le Tibiyo, qui permettrait à la Couronne de contrôler et de détourner plus de 60 % de la richesse nationale. Officiellement, ce fonds souverain, d’un montant de plus de 10 milliards de dollars, est destiné à soutenir les efforts de développement du royaume. Il regroupe de vastes intérêts dans toutes les sphères de l’économie nationale, de l’exploitation minière à la canne à sucre, en passant par le secteur hôtelier et les assurances. Mais, en réalité, le Tibiyo « est la vache à lait de la famille royale », affirme Mandla Hlatjwako. La fortune du roi était estimée il y a quelques années à plus de 200 millions de dollars par le magazine Forbes.

« Le statut juridique du Tibiyo a été décrit comme étant ferae naturae, un terme latin signifiant “de nature sauvage”, comme un animal courant en liberté dans la forêt qui n’appartient à personne, notait en 2013 l’ONG américaine Freedom House, liée au gouvernement des États-Unis. En raison de son statut unique, la domination du Tibiyo dans l’économie du Swaziland est invulnérable à la concurrence. Le roi Mswati III s’assure que les lois et leur application, les règlements, la budgétisation et les contrats du gouvernement fonctionnent tous en faveur du Tibiyo, tout en érigeant des barrières contre les entrepreneurs qui ne bénéficient pas de la protection du roi. »

Des multinationales complices

Les multinationales engagées avec le Tibiyo sont suspectées, depuis plus d’une dizaine d’années, de contribuer au mode de vie ostentatoire et hors sol du monarque et de sa famille. « Les entreprises étrangères souhaitant entrer au Swaziland doivent soudoyer Mswati avec des actions ou des espèces aux montants variables, et ce en fonction du potentiel de rentabilité de l’entreprise proposée et de son impact possible sur les propres intérêts commerciaux de Mswati », soulignait encore Freedom House. Cela serait le cas du groupe américain Coca-Cola, qui exporte depuis son usine de l’Eswatini ses concentrés de jus de fruits et de sodas dans les usines d’embouteillage de vingt pays du continent.

La proximité des milieux d’affaires sud-africains avec Mswati III est aussi pointée du doigt : le groupe de téléphonie MTN, le brasseur et embouteilleur SABMiller (passé en 2016 sous pavillon belgo-brésilien après son rachat par Anheuser-Busch InBev), la chaîne d’hôtel et de casinos Sun International, et même, jusqu’en 2020, Chancellor House, la holding d’investissement du Congrès national africain (ANC), ont été liés de plus ou moins près à Tibiyo. Sur le site internet du fonds souverain, un nouveau nom est récemment apparu sous le portrait du roi, parmi les investisseurs étrangers associés au Tibiyo : la filiale de la multinationale française Lactalis, premier acteur mondial des produits laitiers.

L’acquisition de l’italien Parmalat, débutée en 2011 et conclue en 2018, a permis à la firme de Laval, en Mayenne (ouest de la France), de devenir partenaire commercial du royaume. Lactalis Eswatini est à 26 % détenue par le Tibiyo, à 60 % par le groupe français, et à 14 % par le gouvernement du royaume. « Comme le reste des multinationales opérant au Swaziland, explique Mandla Hlatjwako, Lactalis prétend qu’il est en partenariat avec la nation Eswatini, alors qu’en fait il tolère un stratagème illégal de fraude reposant sur un mécanisme qui ne serait autorisé dans aucun autre pays. Cela permet aussi à Lactalis d’être protégé de la concurrence et de garantir sa rentabilité, tout comme les bénéfices pour le souverain. »

Le choix des armes

Depuis le début de la contestation, le roi fait la sourde oreille. Il n’a pas donné suite aux recommandations des think tanks et des chancelleries qui conseillent d’engager des réformes démocratiques, via une conférence inclusive qui associerait notamment les partis politiques interdits.

Une nouvelle sibaya est bien prévue pour ce 23 octobre 2023, afin, selon les autorités, « de tracer la voie à suivre quant à la direction politique que le pays prendra ». La sibaya est le Parlement traditionnel de l’Eswatini. La Constitution de 2005 prévoit que cette instance peut être convoquée par le roi afin que lui soient présentés des sujets d’intérêt national requérant son arbitrage. Mais c’est bien souvent un simulacre de débat, qui tient plutôt du soliloque du roi et qui a parfois débouché sur l’arrestation de voix discordantes. « On y entendra toujours les même mensonges en forme de promesses », constate, amer, Sicelo Mngomezulu depuis l’Afrique du Sud.

Dans ce contexte, certains ont fini par se convaincre que seules les armes pourront aboutir à un changement. En novembre 2022, l’organisation Swaziland International Solidarity Forces a revendiqué l’exécution d’un chef traditionnel, d’un policier et d’un nombre indéterminé de soldats, ainsi qu’une attaque contre le domicile d’un parlementaire pro-régime. Aux accusations de « terrorisme » émises par le palais de Ludzidzini, l’opposition préfère le terme de « combattants de la liberté ». « Les jeunes générations, qui ne tolèrent pas la pauvreté, l’augmentation des inégalités et le manque d’accès aux biens et aux services publics de base, vont devenir violentes dans leur lutte pour la liberté, avertissait fin 2022 une éditorialiste du quotidien sud-africain Mail & Guardian. C’est peut-être ce qui incitera les organisations multinationales, notamment la SADC et l’UA [Union africaine, NDLR], à agir de manière plus décisive pour faire progresser la démocratie et la prospérité pour tous »2.

Le silence de Pretoria

En Afrique du Sud, le puissant voisin de l’Eswatini, l’espoir porté par la diaspora eswatinienne après l’arrivée au pouvoir, en 2018, de Cyril Ramaphosa (moins lié que Jacob Zuma à la dynastie des Dlamini), s’est rapidement effondré. Malgré la dépendance économique de l’Eswatini vis-à-vis de l’Afrique du Sud, Pretoria n’a toujours pas mis sur la table la question des réformes démocratiques, « en partie à cause de désaccords au sein de l’alliance gouvernementale sud-africaine », selon le think tank londonien Chatham House3.

Alors que des syndicats réclament depuis longtemps une position plus affirmée, Cyril Ramaphosa « préfère agir par l’intermédiaire de la SADC plutôt que de s’engager unilatéralement ». La voix politique sud-africaine la plus critique vis-à-vis de Mswati III est aujourd’hui celle de Julius Malema, le leader du parti Economic Freedom Fighters (EFF). Pour lui, les dernières élections ont été une « parodie de démocratie ».

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1Ce système politique instaure la suprématie royale dans tous les domaines. Les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire reposent entre les mains du palais royal.

2Ntombenhle Khathwane, « Poverty in eSwatini has bred unapologetic freedom fighters », Mail & Guardian, 5 décembre 2022.

3Christopher Vandome, Koffi Sawyer, « Supporting a meaningful national dialogue in Eswatini », Chatham House, 25 mars 2022.