Le 8 juillet 2022, le groupe « Ambô Legadu » (« Annobón libre ») proclamait la Déclaration unilatérale d’indépendance (DUI-A) de l’île d’Annobón, ce petit bout de territoire équato-guinéen de 17 km2 posé dans le golfe de Guinée, au large du Gabon. Cet événement est la conclusion, selon les mots du « gouvernement de la République d’Annobón » en exil, « d’un chemin de lutte et des circonstances uniques que [les habitants ont] affrontées ensemble, sans aucune réserve ». Un an et demi plus tard, en cet automne 2023, Nando Bahé, le président de Ambô Legadu en France, explique à Afrique XXI continuer à œuvrer pour « l’autonomie d’Annobón par rapport à la Guinée équatoriale ». « Nous avons peu de moyens, poursuit-il, mais qui ne fait rien n’a rien, et nous bénéficions du soutien de la population sur place pour continuer à mener notre lutte anticoloniale. »
La proclamation d’indépendance de l’île d’Annobón, 5 000 habitants, est passée totalement inaperçue. Pas un article dans la presse internationale ou panafricaine. « Ce sont des amis que je respecte, mais c’est aussi utopique que la République de 1932 de Restituto Castilla González1 », remarque avec ironie l’historien équato-guinéen Donato Ndongo-Bidyogo, depuis l’Espagne, sa terre d’exil2.
Au sein du gouvernement de la République d’Annobón, dont les membres vivent également à l’extérieur du pays, on retrouve des acteurs de la manifestation du 13 août 1993, organisée à Palé, le chef lieu de l’île. Il y a plus de trente ans, la garnison miliaire d’Annobón réprimait violemment cette manifestation de la jeunesse insulaire qui protestait contre ses conditions de vie. Bilan : deux morts et plusieurs blessés. Des dizaines de personnes étaient en outre arrêtées et torturées les semaines suivantes.
Esclaves et stockage de bois
À 669 kilomètres au sud-ouest de la capitale, Malabo (située sur l’île de Bioko), de l’autre côté de l’Équateur, Annobón est l’une des cinq îles appartenant à la Guinée équatoriale. Elle est probablement la plus méconnue, mais également la plus sous-développée. Depuis son indépendance obtenue en 1968, la Guinée équatoriale, petit pays pétrolier de 1 million d’habitants partagé entre continent et terres insulaires, n’a connu que deux dictateurs comme dirigeants : le féroce et sanguinaire Francisco Macías Nguema (1968-1979), puis le régime corrompu et brutal de son neveu, Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, 81 ans3 (auteur du coup d’État contre son oncle), au pouvoir depuis quarante-quatre ans. Un record mondial de longévité à la tête d’un État pour un dirigeant encore vivant, hors monarchies.
La Guinée équatoriale est une tragédie ubuesque. L’information est contrôlée et à sens unique. L’anniversaire de l’autocrate, le 5 juin, est célébré avec des cérémonies d’allégeance édifiantes. L’autocensure règne. L’évangélisme, opium du peuple et courroie du pouvoir, éteint toute amorce de contestation. L’opposition, divisée et fatiguée, milite principalement depuis l’Espagne, la France et les États-Unis. Au pays, le risque est de finir en prison, comme Gabriel Nse Obiang Obono4. Quant à l’opinion publique occidentale, déjà peu concernée par le devenir de ce petit pays hispanophone, elle se soucie autant que d’une guigne du destin de ses Annobonais, de leur histoire singulière tout comme de leur destinée tragique depuis l’indépendance. En la découvrant, on comprend pourtant mieux les racines du ressentiment insulaire et plus généralement, « le mal qu’a fait Obiang à ce pays », souligne Donato Ndongo, selon qui « ce régime n’a aucune considération pour la vie humaine… »
« Ano-bom » (« bonne année » en portugais) doit son nom de baptême à une expédition portugaise cabotant au tout début de l’année 1475 dans les eaux encore méconnues du golfe de Guinée. Dix-neuf ans plus tard, cette terre volcanique, accidentée et inhospitalière – en premier lieu à cause de son paludisme – se peuple d’esclaves capturés en Angola et transportés depuis l’île voisine de São Tome-et-Principe par un vassal de la couronne portugaise. L’objectif est d’en faire un entrepôt de bois d’ébène en transit vers le Brésil. L’île passe ensuite entre les mains de la Compagnie des Indes orientales, qui poursuit la traite entre le continent et les Amériques. Avant que, en 1778, avec la signature du Traité d’El Pardo5, Annobón ne soit transférée à Madrid. Pour autant, comme le racontait en 2020 un autre enfant de l’île établi en Espagne, l’écrivain Juan Tomás Ávila Laurel6, les Annobonais vont longtemps continuer « à vivre seuls et en autarcie, l’île accueillant au maximum quatre Blancs représentant l’État ».
Isolement absolu et travail forcé
Entre 1700 et 1885 environ, Annobón connaît de facto « une indépendance et une autonomie comme aucun autre territoire africain de l’époque », souligne le journaliste indépendant espagnol Bernardo Álvarez-Villar7. Jusqu’à devenir, pour le philologue et historien Baltasar Fra-Molinero, « le seul territoire d’Afrique de l’Ouest jouissant d’un gouvernement local non blanc composé d’un conseil élu par la population »8. Cette autre « République noire » (la première étant Haïti), « où il n’y avait pas d’inégalités sociales et où toute décision était discutée en assemblée », selon l’historien portugais Arlindo Manuel Caldeira, s’effondre avec l’arrivée des missionnaires clarétains en 1885, lorsque Madrid décide d’envoyer la congrégation des Fils du Cœur Immaculé de Marie évangéliser les âmes de l’île.
À partir de 1905, un délégué civil est imposé par l’Espagne, renforçant un peu plus la campagne de coercition contre les habitants. L’exploitation du sol et des ressources halieutiques suit un modèle de travail forcé déjà expérimenté, là aussi, à São Tome : le travail agricole sous contrat. Au début du XXe siècle, l’île compte environ 1 800 habitants et, pour représenter le gouvernement de Madrid, un sergent de la garde coloniale, un praticien et deux missionnaires. « L’isolement était absolu », raconte l’historien et anthropologue catalan Gustau Nerín, spécialiste du colonialisme espagnol9. Ni téléphone, ni télégraphe. Et un bateau tous les trois mois.
« Avec l’indépendance, souligne le journaliste Bernardo Álvarez-Villar, la situation ne va guère s’améliorer pour les Annobonais, elle va même s’ aggraver. » Les insulaires sont dans le viseur de Francisco Macías Nguema pour plusieurs raisons. La majorité parle le fá d’Ambô, langue créole lusophone qui n’est pas officiellement reconnue par l’État10. Les expressions culturelles et les pratiques religieuses, qui ont résisté aux campagnes d’évangélisation des Clarétains, diffèrent également de celles pratiquées par les autres groupes ethniques qui composent le pays, notamment les Fangs du continent11. Enfin, les Annobonais ont voté contre Francisco Macías Nguema aux élections du 22 septembre 1968, organisées avant l’indépendance du 12 octobre.
Un déversoir de déchets toxiques
Arrivé au pouvoir, « Macías va cloîtrer les insulaires et les isoler plus de deux ans sans que ne passe un bateau », retrace l’historien Donato Ndongo-Bidyogo. « En 1973, poursuit-il, alors qu’une épidémie de choléra se propage sur l’île, le gouvernement laisse faire et n’envoie personne : 400 personnes, sur une population de 2 000 habitants, vont périr, faute de soins et de médicaments. » Un an plus tard, une épidémie de rougeole frappe l’île. « On estime à 500 le nombre d’enfants décédés », ajoute le chercheur. Macías va déporter vers Malabo la plupart des Annobonais âgés de 16 à 60 ans pour les faire travailler dans les plantations de cacao ou comme employés de maison.
« Mégalomaniaque et paranoïaque, Macías Nguema avait néanmoins une certaine conception de l’État, reprend Donato Ndongo-Bidyogo. Obiang Nguema, en revanche, s’est employé, dès son arrivée au pouvoir, à dévoyer l’État et à vendre tout ce qu’il pouvait, y compris les terres d’Annobón. » En 1988, l’historien, qui travaille encore comme journaliste pour l’agence de presse en langue espagnole EFE, découvre que l’État équato-guinéen s’apprête à concéder, pour dix ans, et moyennant 1,2 million de dollars, 200 hectares de terres annobonaises aux Américains d’Axim Consortium Group. Il s’agit d’enfouir 2 millions de fûts de déchets chimiques. Un autre deal portant sur l’enfouissement de fûts de produits toxiques a également été acté avec une entreprise anglaise.
La révélation du contrat par la presse internationale12 provoque l’émoi chez le voisin gabonais et chez le géant de la région, le Nigeria, inquiets des conséquences environnementales d’une telle décharge sur leurs propres eaux territoriales. Quelques mois plus tard, le gouvernement Obiang annonce officiellement suspendre l’accueil de ces rebuts néfastes pour la santé et l’environnement insulaire. « Je peux garantir que jusqu’à mon exil de Guinée équatoriale, en 1994, Annobón n’a jamais rien reçu. Après, je ne sais pas », assure Donato Ndongo.
Selon Samuel Mba Mombe, un médecin équato-guinéen exilé en Allemagne, l’enfouissement de déchets toxiques sur Annobón se serait poursuivi durant toutes les années 1990, moyennant 200 millions de dollars, qui auraient été empochés par le régime Obiang13. Reste que « le manque de communication et l’éloignement de l’île rendent difficile la vérification de la réalité de ces dépôts », note le journaliste espagnol Bernardo Álvarez-Villar. La Guinée équatoriale est un pays de rumeurs, et Annobón n’est pas en reste : on dit ainsi que l’île servirait aussi de hub, comme les Bijagos (Guinée-Bissau), aux narcotrafiquants sud-américains. Les rares envoyés spéciaux autorisés par les autorités équato-guinéennes à se rendre sur l’île se contentent de clichés. En 2017, un article de l’agence de presse turque Anadolu vante « l’île paradisiaque où se mêlent couleurs et secrets » (sic) et accumule les contre-vérités comme cette affirmation erronée selon laquelle Johann Albrechtsberger, maître du compositeur Ludwig van Beethoven, aurait séjourné six mois sur l’île, en 176514.
Profits à six zéros
Si elle avait eu la possibilité d’écouter librement la population – « aimable et curieuse de tout connaître sur tout étranger qui y séjourne » (sic) –, l’envoyée spéciale d’Anadolu aurait pu en revanche constater une opposition générale au pillage des ressources halieutiques d’Annobón. L’exploitation des eaux de l’île, connues en particulier pour leurs thonidés et leurs baleines qui viennent s’y reproduire, a été concédée à des opérateurs nationaux affidés aux gouvernements équato-guinéen et étrangers – nord-coréens, japonais et espagnols (de la Communauté autonome de Galice). Annobón, souligne Bernardo Álvarez-Villar, est aussi « l’une des enclaves les plus opaques et les plus propices à la pratique de la corruption. C’est un trou noir dans lequel des fonds publics sont transformés en profits à “six zéros” pour des hommes d’affaires et des spéculateurs proches du gouvernement ».
L’aéroport et le port à 112 millions de dollars, édifiés en 2010 par la société marocaine Somagec, chargée « de désenclaver ces îles très sauvages »15 dans le cadre de leur développement touristique, illustre comment la corruption est devenue une forme d’art local16. Annabón continue à n’être desservie que par un bateau tous les six mois, et le seul moyen de s’y rendre par les airs, au moment de l’écriture de cet article, est de louer un jet de 15 places pour 25 000 dollars.
La conserverie de thon promise par le régime aux Annobonais serait un autre de ces écrans de fumée décriés par les activistes. Selon une enquête menée en 2022 par les journalistes d’investigation Marcos García Rey et Mocache Massoko17, Alberto Rey Núñez, homme d’affaires asturien qui dirige l’entreprise Pesconor (Pescados y Conservas del Norte) de Gijón, aurait reçu plus de 2 millions d’euros de l’État équato-guinéen pour implanter une usine de thon à Annobón. Sept ans après le lancement des travaux, et plus d’un an après le passage sur l’île de Teodorín Nguema Obiang Mangue, vice-président et potentiel successeur de son père, le hangar de San Antonio de Palé est toujours désespérément vide, selon des photos qui ont été transmises à Afrique XXI par le groupe militant « Ambô Legadu ».
« Tandis qu’Annobón s’enfonce dans la misère la plus abjecte, constate l’écrivain Juan Tomás Ávila Laurel, nos eaux nourrissent les citoyens de puissances étrangères qui vivent et s’enrichissent au prix de notre mort. »
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1En 1931, le sergent de la garde civile Restituto Castilla González, seul représentant de l’Espagne sur l’île d’Annobón, reçoit la nouvelle de la proclamation de la République. Il décide de devenir le délégué du gouvernement et se lance dans une forme de « socialisme utopique », colonialiste et autoritaire, jusqu’à son arrestation, en novembre 1932, après avoir poignardé le gouverneur de la colonie alors en visite. Condamné à huit ans de prison, amnistié en 1936, Castilla Gonzáles ralliera l’armée républicaine jusqu’à sa capture et son exécution par les franquistes, en 1940.
2Écrivain et journaliste, Donato Ndongo-Bidyogo, 73 ans, auteur d’une notoire Anthologie de la littérature guinéenne (Editora nacional, 1984), fut directeur adjoint du Centre culturel hispano-guinéen de Malabo, délégué de l’agence de presse EFE en Afrique centrale et directeur du Centre d’études africaines à l’Université de Murcie.
3L’espérance moyenne de vie est de 52 ans en Guinée equatoriale.
4Proche du parti Citoyens pour l’innovation (CI), dissous par le pouvoir en 2018, cette figure équato-guinéenne de l’opposition a été condamnée en juin 2023 à vingt-neuf ans de prison par un tribunal militaire pour « homicide, exercice abusif des droits fondamentaux, insultes aux forces de sécurité et possession illégale de munitions ».
5Le Portugal cède à l’Espagne les îles de Fernando-Poo et d’Annobón et le « droit de faire du commerce » sur les territoires situés entre le Cap Lopez aux bouches du Gabon et le Cap Formose à celles du Niger.
6Voir le documentaire consacré à cet écrivain, « The Writer From a Country Without Bookstores », de Marc Serena.
7Bernardo Álvarez-Villar, « La isla de Annobón, el agujero negro de Guinea Ecuatorial que quiere ser república », Africa Mundi, 19 octobre 2023.
8Débats, n° 123, 1994.
9Lire Gustau Nerín Abad, « Socialismo utópico y tiranía : La isla de Annobón bajo el cabo Restituto Castilla (1931-1932) », Afro-Hispanic Review,
Vol. 28, n° 2, 2009, pp. 311-330.
10Le terme « Ambô » est la transformation et la contraction de l’appellation « Ano Bom » que l’île a reçue de ses « découvreurs » portugais. Le substantif « fá » est dérivé du verbe portugais « falar » qui signifie « parler, discuter ». Le fá d’ambô est donc la langue, les sons articulés, la voix, la parole des Annobonais.
11Groupe majoritaire en Guinée équatoriale et auquel appartient une bonne partie des élites politiques, dont le clan Obiang.
12Lire Ana Camacho, Tasio Camiñas, « Annobón, un paraíso para el vertido de tóxicos », El País, 22 septembre 1988.
13Samuel Mba Mombe, « Annobón, el paraíso olvidado », Vlex, 30 juin 2010.
14Esma Ben Said, « Guinée Equatoriale : Annobon, l’île paradisiaque où se mêlent couleurs et secrets », 14 novembre 2017.
15Georges Erb, « L’Afrique, un chantier à ciel ouvert… », La Jaune et la Rouge, n° 699, novembre 2014.
16Selon le titre d’un rapport commis en 2017 par l’ONG Human Rights Watch : « How Equatorial Guinea Turned Corruption into an Art Form ».
17« La empresa española Pesconor se lucra con una fábrica de atún fantasma en la Guinea de Obiang », moncloa.com, 29 septembre 2022