Ces chansons qui ont fait l’Histoire

« Ata Ndele », la rumba prophétique du Congolais Adou Elenga

Série · En 1954, le vent de l’émancipation commence à souffler sur Léopoldville, la capitale du Congo belge. La nuit, ce qu’on appelle alors la « musique populaire » participe à cet affranchissement. Le morceau prémonitoire d’Adou Elenga, qui lui coûtera un séjour en prison, va contribuer à cette libération de la parole, avant d’intégrer le patrimoine national.

L'image dépeint un paysage paisible au crépuscule. Le ciel est teinté de nuances chaudes d'orange, de rose et de violet, créant une atmosphère calme et sereine. À l'avant, un homme marche au bord de l'eau, tandis qu'un autre navigue tranquillement sur un petit bateau. La surface de la rivière reflète les couleurs du ciel, ajoutant à la beauté de la scène. En arrière-plan, on aperçoit des silhouettes de bâtiments urbains, suggérant la proximité d'une ville. L'ensemble évoque une sensation de tranquillité et de connexion avec la nature, tout en étant en harmonie avec l'activité humaine.
Coucher de soleil sur le fleuve Congo, à Kinshasa. (Image tirée du film documentaire The Rumba Kings, d’Alan Brain.)
© Shift Visual Lab

Au tout début des années 1980, on pouvait croiser dans le quartier kinois de Kinkole, sur les bords du fleuve Zaïre, sa figure « osseuse », sa « voix enrayée », son « ventre barré verticalement d’une très longue cicatrice, souvenir d’une ancienne opération chirurgicale ». La journée s’écoulait, raconte le blogueur congolais Boose Dary, « rythmée par sa voix rauque, au son de sa guitare, entouré de quelques nostalgiques, de bières Primus, Skol, et alcool indigène ». Tout passait, « sauf l’eau », alors qu’il revisitait son répertoire et ceux de ses contemporains. Un jour d’août 1981, à 61 ans, dans un sanatorium de Makala, un autre quartier de Kinshasa, Adou Elenga s’en est finalement allé, terrassé par une tuberculose chronique. Mais pas ses morceaux qui l’avaient fait intégrer trente ans plus tôt le panthéon de la chanson congolaise, aux côtés des voix de l’avant-indépendance, Wendo Kolosoy, Desayo, Tinapa, Bowane, Lucie Eyenga…

Les férus de rumba congolaise, inscrite depuis 2021 au patrimoine immatériel de l’Unesco, se rappellent qu’une chanson d’Elenga, sortie en 1951, « Tout le monde samedi soir », fut adaptée par la chanteuse française Sheila.

Mais c’est surtout « Mokili Ekobaluka », plus connue sous le nom de « Ata Ndele » tôt ou tard », en lingala), qui a profondément marqué la mémoire nationale, au point d’être régulièrement reprise. En 1954, le morceau annonçait en lingala – mais tout le monde avait bien compris le message, en premier lieu les autorités coloniales belges – « l’impatience des Congolais à gérer leurs propres affaires », selon le journaliste Vladimir Cagnolari1. Il vaudra censure et prison à son auteur. Une première pour un artiste congolais.

« La musique, c’était notre littérature ! »

« Avec “Mokili Ekobaluka”, Adou Elenga a signé une chanson qui n’a jamais quitté notre mémoire, souligne depuis Bruxelles l’écrivain congolais In Koli Jean Bofane, joint par Afrique XXI, et né précisément en 1954. Cela paraissait peu de choses et finalement assez anodin cette ritournelle de rumba, avec sa flûte et sa clarinette, mais c’était oublier la force politique de son refrain : tôt ou tard, le changement adviendra. Tôt ou tard, l’homme blanc partira ! C’était la première fois qu’un dicton populaire devenait un slogan politique. Mais il faut dire aussi que la musique était alors tout pour les Congolais aspirant à l’indépendance. La musique, c’était notre littérature ! »

Avant Adou Elenga, d’autres chanteurs avaient déjà popularisé des dictons dans les nuits de Léopoldville (l’actuelle Kinshasa) : « Mokili ngonga », « Mokili ma kalamba », « Mokili mayi ya bwato »… « Ces dictons qui signifiaient tantôt “la terre tourne”, tantôt “le monde est un perpétuel changement”, tantôt “le monde est une pirogue ballotée par le vent”, tantôt “la terre bouge constamment”, voulaient dire une seule et même chose : le changement, indique le journaliste congolais Freddy Mulongo. Mais jamais auparavant, les auteurs de ces chansons n’avaient été inquiétés sous l’accusation de subversion politique »2. « Le malheur d’Adou Elenga est que sa chanson était sortie à un moment de fortes tensions politiques », notait en 2012 Théophile Ayimpam, un autre blogueur congolais3.

En 1955, la publication d’un texte intitulé « Plan de 30 ans pour l’émancipation de l’Afrique belge », du professeur Joseph Van Bilsen, participe à la montée du nationalisme congolais. Les intellectuels, regroupés autour de l’abbé Joseph Malula, futur archevêque de Kinshasa, réagissent en publiant le 30 juin 1956 le « Manifeste de Conscience africaine »4. Dans un contre-manifeste publié dans les pages de L’Avenir, en août 1956, l’Abako, l’Alliance des Bakongo, fondée par Joseph Kasa-Vubu, estime qu’il ne s’agit pas de se battre pour l’émancipation, mais bel et bien pour « l’indépendance du Congo », et revendique l’octroi aux Congolais des droits politiques et des libertés fondamentales. En janvier 1959, Léopoldville s’enflamme. Ce sera un tournant décisif vers l’indépendance de 1960.

Un cri d’espoir

« C’était le cri d’espoir congolais chanté par Adou Elenga – “Ata Ndele”… Tôt ou tard. C’était la prédiction et la prophétie d’un Simon Kimbangu [un prédicateur congolais qui liait politique et religion et qui est mort en prison sous la colonisation, NDLR5 ] s’accomplissant », constate sur son blog le journaliste et écrivain Norbert Mbu-Mputu. « Les signes précurseurs du changement étaient présents dans la musique congolaise, souligne l’historien congolais Elikia M’Bokolo. Les églises catholiques étaient de moins en moins remplies et, lorsque les écoles laïques ont fait leur apparition au Congo, il y a eu une véritable bousculade pour aller s’y inscrire. La mainmise de l’État colonial belge se relâchait car le contrôle des travailleurs congolais n’était plus possible. Les Congolais devaient avoir tout leur temps libre occupé par l’Église, le sport ou le repos. Or, les Congolais ont commencé à sortir de plus en plus, à boire de la bière et à écouter de la musique »6.

« Ata Ndele » (voir ci-dessous) est considéré aujourd’hui comme un ancêtre congolais du titre « A Change Is Gonna Come » de l’Américain Sam Cooke, sorti dix ans plus tard, qui devint l’un des hymnes de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis. Il faut se méfier de ses airs enjoués. C’est une chanson de colère et de chagrin. Le morceau aurait été chanté pour la première fois durant la veillée funèbre (matanga) d’un des amis d’Adou Elenga. Le chanteur racontera plus tard que sa peine était si profonde qu’il lui a semblé que seul le colonisateur devait être tenu responsable de la disparition de son ami, pourtant décédé de mort naturelle.

Adou Elenga est né en 1921, dans ce qui deviendra plus tard, après l’indépendance, la province du Haut-Uele (nord-est de la RDC). Père zanzibarien, mère congolaise, il s’initie à la guitare auprès de son grand frère, Saïdi Mambiléo, et commence à se produire à la fin des années 1930. Puis comme tous les chanteurs et les musiciens de l’Afrique centrale de l’après-Seconde guerre mondiale, il rejoint Léopoldville pour gagner sa vie. Dans la capitale coloniale, Radio Congo belge pour Africains (RCBA), inaugurée en 1949, est l’un des accélérateurs de la « musique moderne congolaise »7. Les 45 et 33 tours vinyles sont bientôt produits localement grâce à la deuxième plus importante usine de pressage de disques du continent (la première se trouvant dans l’Afrique du Sud de l’apartheid).

« Enfant terrible »

Les musiciens, dominés par la figure du chanteur Joseph Kabasele Tshamala, alias « Grand Kallé », sont encore tributaires de petits labels grecs locaux8, dont chacun entretient « son “écurie” exclusive »9. Pour Adou Elenga, c’est le légendaire label Ngoma, fondé en 1948 par Nicolas Jéronimidis10, dont il sera l’une des premières recrues. Le chanteur sera pour ce label son « enfant terrible, avec une guitare dans sa main », comme il le chante sur « Ata Ndele ».

Quand Adou Elenga est embastillé à la prison de Ndolo à cause de cette chanson, Ngoma la retire de son catalogue, avant d’en retirer l’artiste carrément. Mais le processus de fabrique collective de sa chanson en symbole anticolonial ne cessera pas jusqu’à l’indépendance, le morceau devenant autant un hymne chez les kimbanguistes que parmi les bana (femmes libres) affranchies de la ville, ou les bouillants supporters du FC Léopoldville.

En 1973, Adou Elenga fera partie des anciens invités à se produire dans les concerts hebdomadaires télévisés de l’émission Bakolo Miziki Les pionniers de la musique ») animée par Mama Kanzaku. Puis son étoile commencera à décliner, pendant que s’élèveront au firmament de la musique congolaise celles du TP OK Jazz de Franco et du Zaïko Langa Langa, puis « Viva La Musica » de Papa Wemba.

Le dernier souvenir du blogueur congolais Boose Dary remonte à quelques mois avant sa mort : « Devant le Pont Kasa-Vubu, je verrai un vieux marchant comme un cocotier secoué par le vent, chemise ouverte, rassemblant toute sa dernière énergie à la poursuite de la voiture Mercedes Benz (trapèze) du musicien Tabu Ley Rochereau qui venait de la salle Cultrana pour le marché Type K en empruntant l’avenue Kasa-Vubu (avant la construction du stade des Martyrs). Personne ne fera attention à ce vieux qui n’avait plus sa guitare, sa fidèle compagne. [...] J’avais eu de la peine pour lui et souffert à sa place. Le vieux avait faim peut-être ? »

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1Vladimir Cagnolari, «  Tôt ou tard, l’indépendance congolaise viendra  », Pan African Music, série #CongoFreedom (épisode 2).

2Freddy Mulongo, «  Bruxelles : Hommage à Freddy Mulongo Mulunda Mukena  », Le Club de Mediapart, 17 juillet 2015.

3Théophile Ayimpam, «  Ata Ndele, Mokili Ekobaluka...  », PBL Vox, 27 juillet 2012.

4Pour ces derniers, il ne saurait être question d’un plan d’émancipation des populations congolaises si celles-ci ne sont pas elles-mêmes associées à la marche vers leur autodétermination.

5Le mouvement messianique Les fidèles de l’Église de Jésus-Christ sur la Terre par son Envoyé spécial Simon Kimbangu (EJSSK) de ce prédicateur congolais (1887-1951) revendique aujourd’hui plus de 32 millions de fidèles, principalement en Afrique centrale. Liant étroitement la religion à la politique, Simon Kimbangu, condamné à la perpétuité par les autorités coloniales belges, mourut en prison en 1951 au terme de trois décennies de captivité.

6Entretien réalisé avec Elikia M’Bokolo par Karine Ramondy, Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2015/3-4 (n° 117-118), 5 décembre 2014.

7Charlotte Grabli, «  La ville des auditeurs : radio, rumba congolaise et droit à la ville dans la cité indigène de Léopoldville (1949-1960)  », Cahiers d’études africaines n° 233 | 2019.

8À l’origine des premiers labels et studios d’enregistrement de Léopoldville, les commerçants grecs du Congo belge utilisaient la musique comme moyen de promotion de leur commerce de gros et de détail.

9Lire Gérard Arnaud et Henri Lecomte, Musiques de toutes les Afriques, Fayard, 2006.

10Après son décès, en 1951, son frère, Alexandros, et Nikkis Cavadias, maintiendront Ngoma jusqu’en 1971. Le label a publié plus de 4 500 chansons congolaises.