« Ne vous faites pas raconter ce spectacle. Attendez de mourir après ce show. » Ce slogan aurait accompagné la promotion du concert de Black So Man à Ouagadougou le 28 décembre 1997. À l’époque, « jamais un artiste à lui seul n’avait pu remplir la Maison du peuple, la mythique salle de spectacles de Ouagadougou », commente la voix off du documentaire de Gideon Vink, L’Ombre de Black, sorti en 2013.
Cette année 1997, le gamin frondeur de Kogoma, village de l’ouest burkinabè frontalier avec le Mali, a enfin percé après une décennie de petits boulots en Côte d’Ivoire. Sa cassette « Tout le monde et personne » fait un malheur. D’abord à Abidjan, où elle a été produite, puis au Burkina Faso, où elle a emprunté les circuits de la piraterie pour gagner les hameaux les plus isolés. Sa voix rauque et grave vibre aussi dans les taxis maliens, les maquis de Lomé ou les discothèques de Cotonou.
Black So Man, qui signifie « Black is also a man », est le seul artiste à émerger au-delà du Burkina dans les années 1990, avec le reggaeman Zêdess. Ses compositions sont immédiatement reconnaissables. Contretemps reggae, touches de zouglou et de djandabi – un rythme traditionnel mossi qu’il exhume –, notes de balafon... « Le tout synthétisé avec Atari et Cubase, les outils numériques des débuts de l’ère de la programmation musicale. Sa musique est issue de cette technologie et s’inscrit dans un style urbain dit “tradi-moderne”, résume le rappeur et producteur burkinabè Smockey, également connu pour être un des leaders historiques du mouvement Le Balai citoyen. Mais Black So Man était surtout une des rares personnes à critiquer le régime à cette période. » « J’étais au lycée quand sa cassette est sortie. Ce qu’il racontait, je me voyais dedans, c’était comme s’il chantait ce que je vivais. Tous les jeunes de ma génération écoutaient Black », se souvient quant à lui le rappeur Art Melody.
« La poussière sous le tapis »
Né Bintogoma Traoré, Black So Man a 31 ans en 1997. Les maux de la jeunesse l’obsèdent, mais il n’est pas un artiste générationnel. Il est plutôt de la trempe d’un Fela ou d’un Peter Tosh – ses modèles –, qui osent raconter les dérives du pouvoir sans peur, et de manière très directe, « sans métaphores », selon Smockey. Parmi les titres emblématiques de sa chronique politique et sociale des années 1990, On s’en fout, premier morceau de la face B, est un pamphlet contre les politiques néolibérales qui consacrent « tous les coups permis pour survivre ».
Un père vend son fils, une mère vend sa fille
Monopole des biens publics
Ils ont dévalué le Franc CFA
Les travailleurs sont mal payés
La santé n’est plus pour tous
Les produits ont doublé de prix
Et les banques sont mal gérées
Privatisations à droite
Compressions à gauche
Des complots de gauche à droite pour nous compliquer la vie
Dans cet État de vampires convertis en loups ravisseurs
L’homme ne sait plus à quoi s’en prendre pour avoir son pain
Ces années-là marquent la fin des régimes d’exception qui ont jalonné l’histoire de la Haute-Volta (rebaptisée Burkina Faso en 1984) depuis son indépendance. Sous la présidence de Blaise Compaoré, qui s’empare du pouvoir après l’assassinat de Thomas Sankara, en 1987, s’ébauche « une démocratie de façade où on met la poussière sous le tapis », selon Smockey. « Après une période de flottement et de détricotage de la mémoire révolutionnaire [qui a duré environ deux années], la fin de la révolution intervient réellement après le discours de La Baule [de François Mitterrand] de 1990. La nouvelle Constitution de 1991 marque l’avènement de la IVe République et ouvre la voie à un nouveau système. Des institutions prétendument démocratiques émergent, les formations politiques se démultiplient, le paysage médiatique semble se libéraliser. Blaise Compaoré entend montrer qu’il n’est ni un Bokassa ni un Mobutu, et rassurer les bailleurs de fonds en renvoyant une image de bonne gouvernance », complète Benoît Beucher, maître de conférences en histoire contemporaine de l’Afrique à l’Université Paris-Cité.
Sous la présidence de Thomas Sankara, les révolutionnaires étaient défiants vis-à-vis des institutions de Bretton Woods et des recettes qu’elles prodiguaient. Le Burkina Faso de Blaise Compaoré va au contraire jouer la carte du bon élève. À l’issue des négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale lancées en 1989, un premier plan d’ajustement structurel (PAS) est mis en œuvre en 1991. En 2005, dans le magazine du FMI Finance et Développement, le ministre de l’Économie et des Finances, Jean-Baptiste Compaoré (2002-2008), s’en félicite. La croissance du PIB depuis 1994 affiche une moyenne de plus de 5 % par an, « l’un des taux les plus élevés de l’Afrique subsaharienne », affirme-t-il. Une « réussite » qu’il impute notamment à la libéralisation des échanges, à la réforme du secteur des entreprises publiques et du budget, et à l’allègement de la dette1.
Profession escrocs
On s’en fout (voir la vidéo ci-dessous) déroule l’envers des chiffres, entre enrichissement des élites et creusement des inégalités. Avec d’un côté les « loups ravisseurs » : « des tontons sapés, profession escrocs », « des gars bien sapés, profession voleurs », « des Mercedes à droite, des limousines à gauche, des Jaguar devant, profession exploitants d’immeubles » qui profitent d’un « État de suicide collectif ». Et de l’autre, ceux qui n’arrivent pas à « sauver la tête » : « Mon grand-père vend loco [NDLA : banane plantain] au rond-point des Nations-Unies, ma grand-mère fait parking à côté de la Présidence, moi je suis chanteur, ma mère est mécanicienne, mon père meilleur vendeur de tchapalo [NDLA : bière de mil] en pays bobo. »
Tout au long de la décennie 1990, le Burkina conserve son label de « bon élève » auprès des institutions financières internationales, capitalisant au passage sur la révolution vertueuse qui aurait favorisé un « État frugal », souligne le politiste Boris Samuel2. Ce « sérieux burkinabè » arrange les nouvelles élites qui bénéficient de la rente de l’aide internationale, comme les bailleurs de fonds internationaux qui peuvent brandir l’exemple du réformateur crédible, selon leurs référentiels. Le Burkina Faso passe ainsi de « pays-test » à « pays-pilote », au gré des changements de doctrines économiques. Et qu’importe si les indicateurs ne sont pas toujours au beau fixe. « Par exemple, le taux de fréquentation de centres de santé n’augmente pas malgré l’aide étrangère fournie sur la décennie 1990 », note Boris Samuel.
Le chercheur documente en outre les résultats de l’initiative « Éducation pour tous », inscrite dans les ajustements structurels de 1991. L’objectif est de « “scolariser plus en dépensant moins”, par démultiplication des effectifs par classe, diminution des salaires des professeurs et suppression des redoublements », écrit-il. Mais « depuis l’indépendance nationale, la scolarisation ne progressa jamais aussi lentement que durant les années 1990. […] L’enseignement supérieur burkinabè fut [par ailleurs] jugé trop onéreux et donna lieu entre entre 1992 et 1996 à des coupes drastiques, notamment des bourses étudiantes, épisode qualifié au Burkina d’“euthanasie des boursiers” ».
« On n’avait jamais vu ça »
En janvier 1997, l’Association nationale des étudiants burkinabè (Aneb) organise une des plus grandes grèves de l’histoire du mouvement étudiant, qui dénonce la dégradation de leurs conditions de vie. Le « monde juvénile », comme l’appelle Black So Man, encaisse. Le chanteur en fait le « présumé accusé » dans un autre titre, « J’étais au procès » (voir la vidéo ci-dessous). Et dans le théâtre d’un tribunal qu’il met en chanson, la jeunesse s’exprime en ces termes : « Monsieur le Président, je vous remercie pour l’occasion que vous m’offrez de parler au nom de toutes les victimes du dérapage éducatif et de la traîtrise des politiciens. » Il enchaîne :
Le trésor public est privatisé. Les fonctionnaires ne sont plus bien payés. Le taux de chômage augmente de jour en jour. Les étudiants sont martyrisés. La misère se lit sur tous les visages. Sans avoir peur de prison ni de l’élimination physique, voici la part de culpabilité de nos chers dirigeants. Alors arrêtez qui de droit. Punissez les vrais auteurs.
C’est le procès de l’État, et en particulier de Blaise Compaoré. Le rappeur Joey le Soldat, bercé aux sons de Wu-Tang Clan, IAM et NTM, a 12 ans quand il entend ce morceau pour la première fois : « On ne comprenait pas tout mais on savait que c’était chaud de s’adresser au président de cette façon. On n’avait jamais vu ça. À l’époque, les libertés étaient contrôlées. »
Au fil des années, le régime Compaoré a lâché du lest sur la liberté d’expression. En témoigne la création du Journal du jeudi, en 1991, « une des premières expériences satiriques de cette zone géographique où il a été possible d’analyser, de critiquer. Le régime mesurait l’intérêt à montrer la presse burkinabè à ses partenaires occidentaux, tout en sachant que son impact était modéré dans le pays au regard du taux d’analphabétisme », résume le dessinateur de presse franco-burkinabè Damien Glez, qui a dirigé l’hebdomadaire avant que le titre disparaisse, en septembre 2016. C’était l’un des rares espaces de dénonciation permis. « Le rap et sa mouvance “Smockey”, qui contribuera à l’insurrection populaire de 20143, n’avait pas encore fait son apparition. Et l’industrie musicale était peu développée, ce qui donnait plus de force aux quelques artistes produits, et en particulier à un chanteur percutant comme Black So Man. »
Pancartes et jeans troués
C’est une des règles du jeu de cette démocratie en trompe-l’œil que d’être verrouillée de façon « peu visible », selon Benoît Beucher : « Les élections sont truquées, mais pas trop. Blaise Compaoré joue la carte du multipartisme mais cadenasse le jeu politique, avec un CDP [NDLA : Congrès pour la démocratie et le progrès, créé en 1996] qui agit comme une super machine et fonctionne dans la réalité comme un parti-État. Quant au discours moral sur l’appartenance nationale, il vide le discours révolutionnaire de sa substance et assimile les formes d’opposition politique par le bas à de vulgaires actes d’“incivisme” voire de “banditisme”. »
« Pour les gouvernants, on était des microbes, des saltimbanques, abonde Smockey. Lors des premières manifestations contre le régime, vers 2009, Blaise Compaoré avait dit : “Ce sont des voyous qui sortent avec des pancartes et des jeans troués.” Ces oligarques pensent que personne ne vous écoute, jusqu’au jour où ils réalisent que vous êtes très écouté. C’est pourquoi l’art est intéressant. Il s’insinue, subtilement. Le temps que les dirigeants réalisent que vous êtes dangereux, le message a déjà cheminé. C’est là que commence la pression sur l’entourage, puis, si ça ne fonctionne pas, l’achat de conscience. Ensuite vient l’élimination. »
Deux jours après son concert du 28 décembre 1997 à Ouagadougou, Black So Man est grièvement blessé dans un accident de la route. Il en ressort très diminué physiquement et ne parvient quasiment plus à s’exprimer. Désillusionné, il s’éteindra le 16 mars 2002, à Abidjan. Les circonstances de sa mort sont floues et controversées. D’autant qu’un an après son accident, le 13 décembre 1998, le journaliste d’investigation Norbert Zongo périt dans un autre accident de voiture – un assassinat à peine maquillé – alors qu’il enquêtait sur la mort du chauffeur de François Compaoré, le frère (et conseiller influent) du président. Dans son documentaire L’Ombre de Black, le réalisateur néerlandais Gideon Vink aborde ce « mystère ». « Sa compagne Adji et ses amis confirment la thèse de l’accident. Son oncle tuteur et sa famille n’y croient pas. Mais aucun de ses proches n’a eu accès au rapport d’enquête de police – si le rapport existe encore », résume-t-il. Le film rend surtout hommage à l’art de Black So Man, « qui reflète les luttes et les aspirations de cette jeunesse » dans un contexte hostile.
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1Jean-Baptiste Compaoré, « Burkina Faso : diversification », Finance et Développement, volume 42, numéro 3, septembre 2005.
2Boris Samuel, « La production macroéconomique du réel : formalités et pouvoir au Burkina Faso, en Mauritanie et en Guadeloupe », Revue de la régulation n° 15, 1er semestre 2014.