
« Ce n’est pas Sankara qui a fait la révolution ; c’est la révolution qui a fait Sankara », affirme un de ses anciens camarades révolutionnaires. Thomas Sankara était de loin la pièce maîtresse de la révolution burkinabé, menée de 1983 à 1987, et il a activement cultivé son image de révolutionnaire. Mais son succès politique, il l’a construit en s’inspirant de ses prédécesseurs révolutionnaires et du travail des syndicats, des étudiants et des partis politiques de gauche élaboré dans les années 1960 et 1970. Au cours de son ascension vers le pouvoir, il a également tiré de nombreux enseignements de ses discussions avec les militants de base, écoutant attentivement les espoirs et les besoins du peuple. En fait, on peut apprendre beaucoup de Sankara et de la place qu’il occupe dans l’histoire des mouvements révolutionnaires en Afrique en étudiant ses influences.
Sankara est né le 21 décembre 1949 à Yako, en Haute-Volta française (devenue Burkina Faso en 1984). La période durant laquelle il s’est formé intellectuellement a été celle des décolonisations en Afrique. Appartenant à la deuxième génération de militants anticolonialistes (celle qui a participé à la révolte étudiante mondiale de 1968), il a suivi les traces de Kwame Nkrumah (Ghana), Sékou Touré (Guinée), Julius Nyerere (Tanzanie), Amílcar Cabral (Guinée-Bissau et Cap-Vert), Patrice Lumumba (RD Congo) et Ahmed Ben Bella (Algérie). Il se trouvait ainsi dans la position unique de pouvoir apprendre de ses pères révolutionnaires et s’en inspirer, tout en tirant parti de l’énergie politique de la jeunesse après 1968.
Mais la radicalisation de Sankara a commencé bien avant cette date et plonge ses racines dans de multiples sources. L’une d’elles fut la foi catholique. La famille élargie de Sankara était musulmane, mais son père, Sambo (« Joseph ») Sankara, s’est converti au catholicisme alors qu’il servait dans l’armée coloniale française pendant la Seconde Guerre mondiale. Sa mère, Marguerite, était également catholique – son père (le grand-père de Sankara) s’étant converti au catholicisme alors qu’il participait à la construction (comme travailleur forcé) de la cathédrale de l’Immaculée Conception, à Ouagadougou. Le jeune Thomas est donc pratiquant et élevé dans un milieu catholique.
« Quand nous étions enfants, tous les matins nous allions ensemble à la messe avant d’aller à l’école, racontait en 2013 Valère Somé, l’ami de toujours de Sankara décédé en 2017. Nos familles étaient toutes deux catholiques. Nous avons donc surtout grandi dans la religion catholique. Et ce que les gens ne réalisent pas, c’est à quel point cela entrait dans la personnalité de Thomas. Il était vraiment marqué par cela - dans ses actions, dans sa façon de faire les choses, dans sa façon aussi de penser à changer le monde d’une certaine manière, dans son sens du but moral et de la justice. » Plus tard, Sankara s’intéressera à la « théologie de la libération », qui prône les droits des pauvres et un plus grand activisme politique pour lutter contre les inégalités sociales et l’oppression1.
Sankara « ne pouvait pas accepter l’injustice »
Dès son enfance, Sankara s’est intéressé aux questions de justice. Germaine Pitroipa, amie de longue date de Sankara, a expliqué que « [Thomas] ne pouvait pas accepter l’injustice et les souffrances des autres ». Elle le décrit comme ayant une « sensibilité aiguë », au point qu’il lui était intolérable d’être témoin d’une injustice et de ne pas agir pour y remédier. Entouré de ses six sœurs et ayant développé une relation étroite avec sa mère, il était particulièrement conscient des injustices auxquelles les femmes et les filles sont confrontées. Il a assisté, impuissant, à la violence domestique dont étaient victimes les femmes. Mais, à l’âge de 9 ans, Sankara a osé affronter son père qui frappait sa mère2.
Son ami d’enfance, Jean-Pascal Ouedraogo, s’en souvient : « Il était courant dans notre camp militaire [NDLA : Sankara a en partie grandi dans le camp militaire de Gaoua] d’entendre une mère pleurer parce que son mari la battait. Mais Thomas s’est révolté contre cela, contre son propre père. Il n’était qu’un garçon de 9 ans et il a dit : “Je veux que tu arrêtes de frapper notre mère”3 ». Paul Sankara se souvient que son frère aîné critiquait volontiers les hommes musulmans sur le traitement de leurs épouses, dénonçant les inégalités découlant de la polygamie4. Sankara s’inspirera plus tard des nouveaux mouvements sociaux de l’après-1968, en particulier de la libération des femmes. Ses actes politiques et ses déclarations en faveur des droits des femmes, durant la révolution, ont d’ailleurs fait date en Afrique.
Une autre source importante de sa radicalisation fut l’anti-impérialisme, qui a précédé de loin le compagnonnage de Sankara avec les idées de Marx ou de Lénine. Ayant grandi sous le régime colonial, il a entendu des histoires sur le travail forcé et la violence coloniale et a été témoin de la famine et des difficultés des paysans. Fils aîné d’un ancien combattant, il a grandi principalement dans le camp militaire de Gaoua, où les soldats africains parlaient de leurs expériences dans les guerres de décolonisation en Indochine et en Algérie. Sankara a appris à connaître le leader vietnamien Ho Chi Minh et son brillant stratège militaire Vo Nyugen Giap. Et il a suivi de près la guerre d’Algérie : la lutte du Front de libération nationale (FLN) a été une importante source d’inspirations révolutionnaires.
Le Manifeste du Parti communiste au programme
Son évolution anti-impérialiste a été à bien des égards nourrie par l’environnement académique français, au lycée Ouezzin Coulibaly de Bobo-Dioulasso, où ses professeurs confrontaient les étudiants aux idées et à la littérature de gauche. « C’est surtout au lycée Ouezzin que nous avons pris conscience des choses sur le plan politique, se souvient Fidèle Toé, camarade de classe et ami de Sankara. C’était principalement parce que nos enseignants étaient politiquement progressistes. Certains d’entre eux étaient liés à des syndicats et avaient des idées très gauchistes. La révolte, ce sentiment de révolte, était l’idée clé5. »
Dans le sillage du soulèvement populaire de Ouagadougou du 3 janvier 1966, Sankara est admis à la très sélective École militaire préparatoire de Ouagadougou (rebaptisée Prytanée militaire de Kadiogo, ou PMK, en 1969), où il rencontre l’un de ses plus importants mentors : Adama Touré. Futur leader du Parti africain de l’indépendance (PAI), un parti marxiste-léniniste clandestin, Touré est un professeur d’histoire qui passera douze ans à l’académie militaire en tant qu’enseignant et directeur d’études. Surnommé « Lénine » par ses étudiants, il dispensera un enseignement de l’histoire très différent de celui de ses collègues français, mettant beaucoup plus l’accent sur la résistance africaine et les mouvements anticoloniaux, et décryptant les mécanismes du néocolonialisme.
« Quand on suivait un cours avec Adama Touré sur des sujets comme le colonialisme ou la traite des esclaves, c’était un autre regard, explique Abdoul Salam Kaboré, un camarade de Sankara. Il éveillait en nous une sorte d’opinion, il ouvrait nos esprits pour voir les choses différemment. » Touré a exposé ses étudiants à l’histoire des révolutions en France - notamment l’expérience de la Commune de Paris (1870-1871) - et à la révolution russe. Sankara a ainsi eu l’occasion de se frotter aux différents types de socialisme : celui de Proudhon, de Fourier, de Saint-Simon et surtout de Marx. Les étudiants ont même lu le Manifeste du Parti communiste6.
L’importance d’Adama Touré dans l’éducation politique de Sankara et de ses pairs a été décisive dans le contexte d’une jeunesse inexpérimentée qui cherchait une direction. « Adama Touré a été en quelque sorte le père révolutionnaire de Thomas, dans le sens où il a formé un certain nombre de jeunes hommes selon des lignes politiques », a observé Fidèle Toé. Paul Yameogo, un autre ancien camarade, résume la situation : « [Touré] expliquait l’histoire de manière à ce que les élèves intériorisent certaines idées. Il l’inculquait de manière subtile. Il a planté certaines graines dans l’esprit des cadets. » Ainsi, l’académie militaire a exposé une génération entière de jeunes officiers militaires aux idées et à l’histoire révolutionnaires. Ce sont ces étudiants qui formeront le noyau des officiers progressistes qui prendront le pouvoir en 19837.
L’expérience malgache et la révolte rurale
En 1969, Sankara, fraîchement diplômé de l’académie militaire, est envoyé en formation avancée à l’académie militaire d’Antsirabé, à Madagascar. De façon inattendue, au cours des quatre années suivantes, il vivra ses premières expériences directes de la révolte rurale, lorsqu’un soulèvement maoïste se répandra à travers toute l’île. Sa formation à Antsirabé comprenait des études en sociologie rurale, en économie politique et en économie. Ce volet du cursus était placé sous la direction de Gérard Roy, un chercheur français associé à l’Office de la recherche scientifique et technique d’outre-mer (Orstom), financé par le gouvernement français. Sankara était alors particulièrement intéressé par les écrits de René Dumont, dont l’essai L’Afrique noire est mal partie, publié en 1962, avait fait grand bruit.
Avec son étude approfondie des problèmes agricoles, Dumont rendait compte du sous-développement de l’Afrique, avec une analyse corrosive des problèmes soulevés par l’aide étrangère. Sankara s’est inspiré de l’œuvre de Dumont. Il était également attiré par les écrits de l’économiste égyptien Samir Amin, et par l’école marxiste des « théoriciens de la dépendance ». Plus tard, Dumont et Amin répondront tous deux favorablement à l’invitation de Sankara à visiter Ouagadougou et joueront un rôle consultatif durant la révolution8.
Mais ce sont les villages ruraux de Madagascar qui ont fait la plus grande impression sur Sankara. En 1972, il a rejoint une unité malgache, appelée les « bérets verts », qui s’est impliquée dans le développement rural. Son expérience à la campagne lui a donné une compréhension complètement différente du rôle potentiel des militaires. Une partie du travail consistait à construire des écoles d’alphabétisation et des cliniques de santé. Au cours de cette année de voyages prolongés dans les zones rurales, Sankara a découvert de nouvelles technologies de rétention d’eau et des pratiques agricoles innovantes. Il s’inspirera de ces expériences une décennie plus tard lorsqu’il mènera sa propre révolution.
Les figures inspirantes de Cabral et Machel
Parallèlement aux expériences de Sankara à Madagascar, beaucoup de ses amis civils se sont retrouvés dans des universités après 1968. Ils se sont tournés vers les courants de pensée marxistes et « tiers-mondistes », et se sont impliqués dans l’activisme étudiant et dans la politique. Lorsque Sankara est revenu de Madagascar, en 1973, avec une nouvelle compréhension de la collaboration entre militaires et civils, il a lentement - et clandestinement - rejoint les groupes de gauche émergents à Ouagadougou.
De nombreux amis civils de Sankara s’intéressaient au maoïsme et aux expériences socialistes menées dans des pays africains, comme en Tanzanie et en Éthiopie. Ils lisaient les œuvres de Julius Nyerere, qu’ils considéraient comme un grand panafricaniste et un homme intègre, et étaient inspirés par son idée d’autonomie. Mais l’accent était également mis sur la poursuite des efforts de décolonisation de l’Afrique, en particulier des colonies portugaises. C’est ainsi que Sankara et ses amis ont développé un vif intérêt pour Amílcar Cabral et Samora Machel, qui sont tous deux devenus d’importantes sources d’inspiration pour Sankara. « Parmi les révolutionnaires africains, Cabral était le plus avancé sur le plan théorique, se souvenait Valère Somé. Nous avons lu tous ses écrits9. »

Alors que la marée intellectuelle mondiale du marxisme atteignait son apogée dans les années 1970, des groupes d’études marxistes-léninistes clandestins se répandaient à Ouagadougou et Bobo-Dioulasso. Les jeunes gauchistes multipliaient les tracts et s’abreuvaient de littérature politique, notamment des exemplaires du Livre rouge de Mao, que l’ambassade de Chine distribuait gratuitement. « Le Livre rouge de Mao, tout le monde le lisait, explique Pascal Sankara. C’était la bible pour nous. On le gardait dans sa poche. » Au milieu des années 1970, Sankara traverse une phase maoïste qui le conduira finalement à étudier Lénine10.
« Sankara était le plus intéressé »
C’est à la fin des années 1970 que Sankara s’est plongé plus profondément dans le marxisme. Des années plus tard, lorsqu’un journaliste cubain lui demandera comment il en était venu au marxisme, il répondra : « C’était très simple, à travers la discussion et l’amitié avec quelques hommes... Petit à petit, grâce à des lectures, mais surtout grâce à des discussions avec des marxistes sur la réalité de notre pays, j’en suis venu au marxisme. » Il était surtout attiré par les premiers écrits de Marx et de Lénine. Les amis proches de Sankara se souviennent qu’il lisait fréquemment L’État et la Révolution, de Lénine, dans lequel il puisait de nombreuses idées sur la manière d’utiliser le pouvoir de l’État dans une situation révolutionnaire, même lorsque les conditions sociales n’étaient pas tout à fait mûres sur le plan économique.
Les dirigeants syndicaux, les activistes et les dirigeants du PAI, comme Adama Touré, Soumane Touré et Philippe Ouedraogo, ont également joué un rôle important dans l’exposition de Sankara et de ses collègues militaires au marxisme. « Nous avons commencé à éduquer les soldats. Nous avons invité Sankara et son groupe chez nous, a raconté le syndicaliste Soumane Touré. Nous avons organisé des réunions pour parler de la théorie et de la façon de s’organiser. Nous leur avons dit qu’il ne s’agissait pas seulement de la force militaire. Nous devions construire un mouvement social. Nous essayions de travailler dans autant de directions que possible : soldats, étudiants, travailleurs, et nous cherchions à élever la conscience politique. Le manque de conscience politique avait été un sérieux handicap dans ce pays11. »
Sankara travaillait également avec Philippe Ouedraogo, qui avait été étudiant à Paris en 1968 et était le leader de la Ligue patriotique pour le développement (Lipad). Ouedraogo a organisé une série de séances d’enseignement basées sur des concepts clés – tels que la lutte des classes, le capitalisme, le socialisme et le néocolonialisme – et a ensuite dirigé les officiers à travers un abécédaire des classiques marxistes. Ouedraogo explique leur association : « Sankara faisait partie d’une nouvelle génération de jeunes officiers qui ont montré qu’ils s’intéressaient sérieusement à la politique et ont cherché un apprentissage politique avec nous. Mais c’est surtout Sankara qui était le plus intéressé et le plus en vue parmi eux12. »
Le modèle cubain
Au fur et à mesure que sa carrière militaire avançait, Sankara commençait à entrevoir des possibilités de construire un mouvement progressiste. Puis, en 1979, il a trouvé un modèle de révolution menée par l’armée, juste de l’autre côté de la frontière, au Ghana, où un jeune capitaine d’aviation, Jerry Rawlings, avait pris le pouvoir le 4 juin 1979 avec l’intention de mettre fin à la corruption. Ces développements au Ghana ont eu une profonde influence sur Sankara. Rawlings jouera d’ailleurs un rôle crucial en aidant Sankara à prendre le pouvoir en août 1983.
Sankara a également suivi la vague révolutionnaire en Amérique centrale et dans les Caraïbes, notamment les Sandinistas au Nicaragua, dirigés par Daniel Ortega, et le New Jewel Movement à la Grenade, sous la direction de Maurice Bishop. En fait, cinq mois seulement avant de prendre le pouvoir, Sankara a rencontré ces trois jeunes leaders révolutionnaires – Rawlings, Bishop et Ortega – à New Delhi, lors du sommet du Mouvement des non-alignés, en mars 1983. En Inde, il a également rencontré ses héros politiques, Fidel Castro, Julius Nyerere et Samora Machel.
La précision et la force du premier discours international de Sankara ont attiré l’attention de Fidel Castro, qui l’a alors contacté. Le leader cubain l’a invité à son hôtel, où les deux hommes ont discuté pendant des heures. Sankara s’en souviendra plus tard dans une interview accordée à Radio Havane : « Lors de cette première conversation, j’ai compris que Fidel avait un grand sens de l’humain, une intuition vive, et qu’il comprenait l’importance de notre lutte et les problèmes de mon pays. » À partir de ce moment, Sankara a étudié de très près la révolution cubaine. Et au moment où il prend le pouvoir, Castro est son mentor révolutionnaire le plus influent. La révolution cubaine sera le modèle que Sankara et ses collègues chercheront à reproduire le plus.
À cette époque, l’établissement de liens diplomatiques avec divers pays non alignés l’a enhardi. Il déborde désormais de confiance et s’apprête à accentuer la pression sur la vieille garde néocoloniale. Lors de son voyage de retour de New Delhi à Ouagadougou, Sankara s’est arrêté à Paris et a rencontré plusieurs officiers militaires afin de discuter des plans. Selon le commandant Abdoul-Salam Kaboré, qu’il a vu à Paris, le message de Sankara était :« Préparez-vous car le mouvement est presque mûr et l’heure approche ». Tactiquement, idéologiquement et diplomatiquement, Sankara se sentait prêt à prendre le pouvoir13.

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1Interview de Valère Somé réalisée par l’auteur le 10 mai 2013.
2Interview de Germaine Pitroipa le 4 mai 2013.
3Interview de Jean-Pascal Ouedraogo le 24 août 2015.
4Interview de Paul Sankara le 22 juin 2014.
5Interview de Fidèle Toé le 14 mars 2013.
6Interview d’Abdoul-Salam Kaboré le 25 août 2015.
7Interview de Paul Yameogo le 27 août 2015.
8Interview de Paul Yameogo le 27 août 2015. Lire également : Bruno Jaffré, Biographie de Thomas Sankara, L’Harmattan, 1997 ; Sennen Andriamirado, Sankara le Rebelle et Il s’appelait Sankara, Jeune Afrique Livres, 1987.
9Interview de Valère Somé les 11 mars 2013 et 28 août 2015.
10Interview de Pascal Sankara le 19 décembre 2015. Lire également : Eric Hobsbawm, How to Change the World, Paperback, 2012.
11Interview de Soumane Touré le 29 mars 2015.
12Interview de Philippe Ouedraogo le 31 août 2015.
13Interview de Abdoul-Salam Kaboré le 25 août 2015.