C’était encore la Haute Volta. En ce mois de juillet 1984, les Ouagalais se préparaient, dans une atmosphère euphorique, à célébrer le premier anniversaire de la « Révolution du 4 août ». De nombreuses délégations internationales étaient attendues pour cet événement, considéré comme une consécration du pouvoir révolutionnaire de Thomas Sankara – en dépit de l’hostilité de certains voisins et de leurs protecteurs occidentaux. Parmi les invités d’honneur, le chef d’État du Ghana, Jerry Rawlings, alors que Sankara venait de révéler publiquement l’aide logistique que cet intrépide voisin avait apporté aux commandos rebelles de Pô avant qu’ils ne prennent le pouvoir dans la nuit du 4 août 1983. Épopée relatée avec passion par l’envoyé spécial d’Afrique Asie, Mohamed Maiga, qui réalisa pour ce magazine la première interview fleuve de Sankara : douze heures !
Sankara pouvait discourir pendant des heures sur le frein que représentaient les pesanteurs des traditions, et, comme on l’entendra longuement s’exprimer dans l’audio qui suit, sur la condition d’infériorité de la femme, sans jamais tomber dans le travers de l’intellectuel donneur de leçons. Toujours avec empathie et lucidité. Et avec une clairvoyance rare à cette époque.
L’enregistrement que nous dévoilons ici est tiré de l’interview filmée par le cinéaste français René Vautier, qui tournait alors pour la télévision algérienne un documentaire sur la révolution voltaïque. Vautier, auteur réputé pour son œuvre sur la guerre d’Algérie (« Avoir 20 ans dans les Aurès », « Algérie en flamme »), a également travaillé sur le colonialisme français en Afrique sub-saharienne. Son documentaire, « Afrique 50 », réalisé en 1950, qui dénonçait la répression coloniale, a été interdit en France pendant plus de 40 ans. Il est considéré comme le premier film anticolonialiste français. Malheureusement, son film sur le Burkina Faso n’a pas pu être retrouvé dans les archives de la télévision algérienne1.
L’excision sans tabous
L’entretien que Sankara lui a accordé en 1984 illustre la façon particulière qu’avait le capitaine révolutionnaire d’affronter des questions aussi délicates que la libération de la femme dans un contexte de sous-développement économique et de patriarcat ancestral. J’y ai assisté, avec ma collègue Cherifa Benabdessadok – toutes deux invitées par Sankara qui avait souhaité poursuivre ainsi notre entretien de la journée.
Des mesures de portée symbolique, et pas toujours bien reçues, avaient été adoptées dans le but d’inculquer le principe d’égalité entre les sexes, notamment au sein des couples. Sankara avait ainsi décrété qu’une matinée par semaine, le personnel masculin de la fonction publique se rendrait au marché pour y effectuer les courses hebdomadaires du foyer en lieu et place de leurs épouses. Moins anecdotique, la campagne contre l’excision, dont Sankara parle ici, a porté ces fruits : le Burkina Faso (le nouveau nom de la Haute Volta à partir du 4 août 1984) a été un des premiers pays de la région a rendre cette pratique illégale.
Quant à la seule femme membre du gouvernement à laquelle Sankara fait référence dans l’enregistrement, Rita Sawadogo, 26 ans à l’époque2, elle nous dira, quelques jours après cette interview, être consciente que sa nomination avait portée de test pour le Conseil national de la révolution (CNR). Ses premiers contacts avec la population avaient d’ailleurs été très problématiques : pour les autorités traditionnelles de la province, le CNR leur avait manqué de respect en dépêchant une femme.
Plus tard, d’autres femmes seront appelées à de telles responsabilités. À partir de septembre 1984, Joséphine Ouedraogo assume ainsi la fonction de ministre de l’Essor familial et de la Solidarité. Jusqu’au coup d’État du 15 octobre 1987, elle mit la défense des droits des femmes au cœur de son action. La révolution, ne cesse de rappeler Sankara dans cette interview, est un processus de longue haleine et en constante transformation.
Dans cette première partie, il est question des femmes donc, mais aussi de l’impérialisme culturel et de la puissance des médias. En voici le verbatim fidèle, que vous pouvez également écouter dans le podcast ci-dessus...
Thomas Sankara : Vous voyez, chez nous, les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Comme disait un autre penseur, « les femmes portent la moitié du ciel ». Ces femmes ne peuvent pas être tenues à l’écart de notre révolution, et tout ce que nous faisons aujourd’hui vise à les libérer. Mais c’est très difficile, car les femmes sont dominées par des hommes eux-mêmes dominés. Elles sont doublement dominées. Nous-mêmes, nous n’avons pas fini de nous libérer, nous ne pouvons pas libérer les femmes, nous ne savons pas comment faire, et les femmes ne savent même pas pourquoi, tellement elles ont été conditionnées à accepter la domination de l’homme.
Si vous allez dans mon village et dites à une femme : « tu as le droit de parole, de donner ton point de vue dans le débat qui se déroule », devant les hommes, elle vous dirait : « quel scandale ! ». Elle préfère être dans la position de soumise. C’est comme ça : sa mère, sa grand-mère ont connu la société de cette façon-là, c’est tout un vertige ! Elle ne saurait où aller si demain on lui disait : « toi aussi tu as la possibilité... » Imaginez quelqu’un qui a été maintenu en prison pendant très longtemps, dans l’obscurité de la prison, qui a fini par se défaire de la claustrophobie, et brusquement on lui ouvre la porte et on lui dit : « tu es libre, vas-y ». Il sera frappé par la lumière crue, la lumière naturelle, ses premiers pas seront des pas très gauches parce qu’il préfère l’intimité du milieu carcéral qu’il connaît, avec lequel il a composé depuis plusieurs années. Il sait où retrouver ceci ou cela. Il a son train de vie. Nos femmes sont dans cette situation-là. Elles ont peur de la liberté. Que deviendrait le monde avec des femmes libres ?
« La petite bourgeoisie sait ce qu’il faut faire, mais elle ne veut pas le faire »
Nous aussi nous avons peur de cette liberté, même si théoriquement nous l’acceptons. Car une des réalités de la petite bourgeoisie est qu’elle sait ce qu’il faut faire, mais elle ne veut pas le faire. Nous, nous savons que la femme doit être libre, mais nous avons peur de ça. Et beaucoup d’hommes disent ici de manière très amusante : « oui, nous sommes pour la liberté de la femme, la liberté de la femme du voisin, pas la liberté de ma femme ». C’est un combat qui s’instaure même dans les foyers. Je dois avouer que ce n’est pas très agréable pour tous. Je dois avouer que chacun de nous ressort de ce combat en se disant : « mais quand va s’arrêter cette folie ? Sankara ne pourrait-il pas prononcer un discours contraire ? » D’ailleurs, ils n’ont jamais demandé à Sankara s’il n’est pas du bord de ceux qui estiment que ça commence à bien faire !
Mais c’est cela la vérité : il faut que les femmes soient libres, il faut qu’elles soient libérées progressivement. Mais que ce ne soit pas le folklore, les femmes rassemblées pour acclamer en uniforme, « vive ceci ou vive cela »... Non, ça c’est une autre forme de libération qui ressemble beaucoup plus à de la domination et à une organisation massive et à une caporalisation de la femme pour autre chose.
Augusta Conchiglia : Pourriez-vous donner une définition concrète de cette liberté qui a été déformée et mystifiée même en Europe ?
Thomas Sankara : Cette liberté est le droit pour la femme à participer, à définir la vie collective avec l’homme, c’est a dire que la femme ne doit pas être conçue comme un complément, c’est-à-dire, quand l’homme a fini, on laisse la femme prendre la parole pour les questions subsidiaires. Il ne s’agit pas de cela. La femme est l’égal de l’homme. Je sais que c’est difficile à accepter, mais la femme est réellement l’égal de l’homme et peut faire tout ce que fait l’homme, même si elle a des possibilités et des sensibilités que l’homme n’a pas, et qu’en retour l’homme a des possibilités et des sensibilités que la femme n’a pas. C’est très simple : nous disons que physiquement, la femme peut faire ce que l’homme fait ; intellectuellement les femmes, à l’école, dans les universités, elles peuvent faire ce que nos hommes ont fait. Elles l’ont fait, elles ont les mêmes diplômes, etc.
La femme voltaïque se lève à 4h30 du matin, sa journée commence à 4 heures, 4h30, et sa journée finit vers les 23 heures, minuit. À chercher du bois, de l’eau, à faire la cuisine, à laver les enfants, à nettoyer et balayer la maison… Alors ? L’homme pendant ce temps se repose. Quand la femme va au champ avec l’homme, elle cultive le même champ que l’homme. En fait, l’homme c’est le contremaître, dans le champ, qui regarde ses femmes, c’est-à-dire ses ouvrières, travailler. Et à la fin du travail qui est dû au maître, la femme va encore dans son propre champ à elle, puisqu’elle est souvent coépouse, et il lui faut un petit revenu pour pouvoir mieux nourrir ses propres enfants. Si la femme physiquement peut le faire, et si l’homme éprouve le besoin d’aller se reposer à l’ombre des arbres, c’est que la femme physiquement a les capacités. Nous pensons qu’en haltérophilie nous pouvons trouver des femmes qui soulèvent les mêmes quintaux que les hommes. Il suffit de les entraîner dès le départ, et surtout de ne pas lui dire dès l’enfance qu’elle est inférieure à son frère. Toute la mentalité chez nous, en Volta, est faite de telle sorte que, parce que vous êtes un garçon, même si vous êtes le dernier des garçons, vous êtes au moins le premier parmi les femmes.
« On n’a jamais vu de ceinture de chasteté pour les hommes »
Et cela va jusqu’à des marques physiques afin que la femme porte sur elle l’empreinte de son infériorité permanente. L’excision c’est quoi ? C’est la traduction aussi d’une certaine volonté de marquer son infériorité, et la femme est inférieure à l’homme, on lui rappellera qu’elle n’a pas le droit d’avoir le plaisir qu’elle veut, c’est la ceinture de chasteté que d’autres employaient en d’autres temps. On n’a jamais vu de ceintures de chasteté pour les hommes, pourquoi ? Voilà, déjà, les rapports sociaux entre nous, voltaïques, qui doivent être transformés. Ce n’est que si ces rapports sociaux étaient transformés que nous pourrions faire participer la femme à la lutte contre l’impérialisme, qui est un autre problème, mais nous ne le voulons pas et ce n’est pas facile d’accepter de dire : « la femme est l’égal de l’homme ».
Dans notre gouvernement nous n’avons qu’une femme. Mais nous savons que plus tard nous aurons plusieurs femmes. Parce que, ce n’est pas parce qu’il y a eu le 4 août, que les femmes sont devenues instantanément libres, et consciemment libres. Elles sont pour l’instant utopiquement et euphoriquement libres, mais pas de manière consciente. La preuve : comme vous appelez une femme et que vous lui dites : « camarade, vous êtes responsable de ceci ou cela, à partir d’aujourd’hui vous êtes nommée responsable de tel service », elle fait un beau discours, elle prend les dossiers, elle file voir son mari : « qu’est-ce que je fais ? ». Ou bien, il y a encore des expressions qui trahissent l’inféodation des femmes. Lorsque je réunis des femmes et que je leur demande de choisir une de leurs camarades pour siéger à telle ou telle instance, elles réfléchissent, elles reviennent : « nous vous proposons unetelle », « vous pensez qu’elle fera l’affaire ? », « Oh oui ! Elle parle comme un homme ! » Autant aller chercher un homme, puisque vous avez trouvé en vous celle qui se rapproche le plus d’un homme… Alors ! Camarade ! Ça ne va pas !
René Vautier : Sur le plan des médias, est-ce que vous vous êtes rendu compte aussi que l’Occident tenait encore en main tous les moyens d’expressions, y compris pour les présidents africains ?
Thomas Sankara : Et oui, je ne connaissais pas jusqu’à ce point-là la puissance des médias en général. Depuis le 4 août, je me suis aperçu comment il est possible de fabriquer de toute pièce des hommes, des images positives et négatives. Et quand on sait aussi que les faiseurs d’opinion, les faiseurs d’image de marque et les défaiseurs d’image de marque, sont eux-mêmes tenus en laisse par ceux qui ont les financements, nous voyons que le combat que nous menons revient encore à un combat anti-impérialiste. Il faut libérer l’information et permettre à l’information de dire ce qu’il y a à dire, à dire la vérité critique et constructive. Nous ne demandons pas que les journalistes se transforment en thuriféraires ou que les micros deviennent des espèces d’encensoirs. Non, nous ne demandons pas cela. Mais nous demandons que les efforts que nous faisons soient présentés.
Il y a un pays africain qui a depuis trois ou quatre mois décidé d’ouvrir des caisses à contribution volontaire pour venir en aide à ceux qui ont été victimes de la sécheresse. Cela a été célébré dans les journaux, par certaines radios, grandes radios, nous avons vu la partialité manifeste. Parce que nous, plusieurs mois avant, de manière plus avancée, nous avons mis en place le même système, notre caisse de solidarité révolutionnaire, à laquelle contribuent des Voltaïques et des non-Voltaïques, qui nous a permis de refuser de déclarer la Haute-Volta sinistrée. On nous a même rédigé les textes pour que la Haute-Volta soit déclarée sinistrée, simplement, il n’y avait plus qu’à signer. Nous ne l’avons jamais fait. Estimant que nous avions les ressources à notre niveau, et que les Voltaïques apprennent à vivre en Voltaïque et à subir les affres de la famine et à chercher des solutions à ces problèmes qui pourraient revenir, car ils reviennent de manière cyclique.
« Il n’y a pas d’information neutre »
C’est dire que l’information doit être au service de la libération des peuples. Il n’y a pas d’information neutre, il n’y a pas de cinéma neutre. Par conséquent, les hommes des médias doivent se demander à quel service ils ont placé leur talent. Au service des peuples ou au service des ennemis des peuples ? C’est pourquoi nous souhaitons que ces caméras qui tournent disent 24 fois par seconde, la vérité, rien que la vérité.
René Vautier : Quand vous étiez plus jeune, vous avez toujours eu beaucoup d’activités culturelles. Vous vous intéressiez au cinéma, vous jouiez de la musique. Est-ce que vous avez encore le temps maintenant de vous y consacrer ? Et d’autre part, est-ce que ces préoccupations-là ne vous semblent pas encore, dans les rapports entre le Sud et le Nord, des rapports entachés d’un colonialisme ? Ne ressentez-vous pas le rapport par exemple des œuvres voltaïques avec les médias d’Occident, comme entachés d’un colonialisme qui devrait être complètement dépassé ? Est ce que la culture vous semble maintenant, entre l’Occident et l’Afrique, égalitaire ?
Thomas Sankara : Non, elle ne l’est pas encore. Il n’y a pas ces rapports égalitaires entre ces cultures qui, au fond, peuvent se compléter harmonieusement si on veut faire l’effort. Parce qu’il y a eu des rapports inégaux dès le départ qui étaient largement en faveur de la culture du colonisateur. Nous pensons dans la mentalité du colonisateur pour traduire notre pensée dans les langues de notre pays. C’est d’abord là un problème très important. Allez traduire la révolution dans nos langues, allez traduire la démocratie dans nos langues, ce sont des périphrases à n’en plus finir, cela est très significatif. Ce qui fait que tout ce que nous faisons, qui a eu la chance d’avoir été écrit, d’avoir été dit dans la langue du colonisateur - par exemple la révolution française de 1789 -, donne l’impression - et c’est un prolongement de la domination - que même la révolution, même ce que nous voulons faire aujourd’hui, doit être pensé, défini chez le colonisateur.
C’est-à-dire que les canons de la révolution doivent nous être dictés par ceux que nous voulons combattre du point de vue « démarche colonialiste ». C’est pourquoi ils se permettent de dire : « c’est une hérésie de faire des TPR [NDLR : Tribunaux populaires de la révolution], des tribunaux populaires, parce que c’est nous qui vous avons appris le droit, c’est nous qui avons formé vos magistrats, c’est nous qui vous dirons encore comment vous devez les transformer. Non, votre évolution n’est pas correcte parce que votre réforme agraire n’est pas venue de telle ou telle façon, parce que c’est nous qui vous avons appris ce que c’est que la réforme agraire. C’est encore nous qui vous avons appris ceci, c’est encore dans nos livres que vous avez lu qu’en 1789 nous avons proclamé… » Aujourd’hui encore, nous avons beau dire : « combattons la domination culturelle que nous impose le néocolonialisme, et surtout l’impérialisme », nous avons beau le dire, nous nous comportons comme tel. Sur le plan économique, nous sommes victimes de ça. C’est l’un des domaines qui va nous prendre le plus travail, parce que cela demande une transformation totale des mentalités.
Chez nous, nous estimons par exemple qu’un film signé « Vautier » a plus de mérite qu’un film signé « Gaston Kaboré », même si son film dit les réalités terre à terre que connaissent les Voltaïques. Encore que vous n’êtes pas le bon exemple dans ce domaine parce que vous n’avez pas attaqué notre culture, au contraire vous l’avez magnifiée très courageusement en d’autres temps. Mais il y a des grands cinéastes dont je tais les noms volontairement, pour ne pas oublier d’autres qui sont tout aussi criminels, qui nous ont imposé leur culture. Le « cinéma spaghetti » nous l’avons consommé ici et nous le consommons. Notre peuple est conditionné ainsi. Quand vous affichez [Jimmy] Wang Yu fait ceci, Wang Yu fait cela, en karaté, tout le monde est là. Par contre, lorsque vous voulez poser un débat, comme la libération de la femme, sous forme de film, c’est aride, ça n’attire pas. Et comme en plus nous faisons notre cinéma dans un balbutiement technologique qui ne nous a pas encore permis de maîtriser le langage cinématographique, c’est vrai, le film passe à côté.
« Il y a beaucoup à prendre, ici et chez les autres »
La musique, c’est pareil. Chez les Sénoufos, au sud-ouest, ils ont une gamme musicale qui n’a pas certaines notes du solfège tel qu’on le connaît en Occident. Il y a des bémols qui manquent par-ci, par-là. Nous autres européanisés, quand nous écoutons on se dit : « arrêtez ce massacre ! » parce que nos oreilles ont été tellement habituées à ce que, après le « do » vient le « ré », que lorsqu’il n’y a pas ça, nous sommes choqués. Nous voulons construire une idée culturelle voltaïque à partir - c’est une contradiction - d’une culture qui n’est pas voltaïque. Moi je vais voir les paysans voltaïques leur dire : « ne faites plus ceci, ne faites plus cela », et me voilà représentant la culture occidentale, c’est une contradiction. Alors que eux aspirent comme moi, et que moi-même j’aspire à vivre comme la rive gauche et la rive droite de la Seine. Mais heureusement nous trouvons parfois des voix qui nous comprennent, qui savent que le droit pour les Voltaïques de se définir comme tel, n’est pas un droit agressif contre d’autres cultures. C’est un droit positif et constructif pour d’autres cultures. Une culture qui vient en complément et en harmonie d’une autre culture. Il y a beaucoup à prendre, ici et chez les autres. Nous trouvons de plus en plus d’échos favorables. Nous souhaitons que ce soit de tels échos qui se développent.
Je crois aussi que nous devons utiliser la musique, la culture en général, pour exprimer le langage de la révolution. C’est pourquoi nous sommes en train de monter un orchestre de jeunes enfants, tout petits. Ces enfants s’appelleront les « Petits Chanteurs au poing levé »… Là encore vous voyez ma démarche de néo-colonisé qui tente d’imiter, de recopier, les « Petits Chanteurs à la croix de bois ». Tout cela, c’est pour dire à ces petits chanteurs à la croix de bois, qui sont devenus des grands adultes : nous pouvons ensemble faire quelque chose. Tout comme nous sommes en train de monter un orchestre exclusivement féminin. Parce que pour nous la femme occupe un rôle très important qui n’est pas assez souligné. Alors nous voulons que la femme prenne la guitare, les saxophones, trompettes, clarinettes, et autres tambours pour chanter la musique, et elles vont chanter la révolution. On va choquer au départ, « comment ? vous appelez les femmes pour ceci, pour cela ! », mais il n’y a que de cette façon que nous allons sortir les femmes de leur ghetto. Un ghetto dans lequel elles s’enferment sans savoir trop comment.
René Vautier : Traditionnellement, il n’y a pas d’orchestres féminins, ou de femmes qui participent à la vie instrumentale, à la vie musicale, en Haute Volta ?
Il y en a, très peu, notamment chez les Mossis. Mais l’orchestre moderne est venu ici, c’est l’affaire des hommes, ce sont les hommes qui prennent les guitares électriques. Et nous voulons que l’orchestre moderne soit aussi l’affaire des femmes, si elles le veulent, et nous les poussons à cela.
À suivre...
La semaine prochaine, Afrique XXI dévoilera la seconde partie de cet entretien, consacrée aux relations internationales - et notamment aux voisins du Burkina : le Mali, le Ghana, la Côte d’Ivoire... - et à l’idée que se faisait Sankara de la révolution burkinabé.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Afrique XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1À l’âge de 21 ans, René Vautier est missionné par la Ligue de l’enseignement pour montrer la vie en Afrique Occidentale française. Scandalisé par la violence coloniale, il entre en conflit avec les officiels français et décide de montrer ce qu’il voit. Ce qu’il arrivera à sauver du résultat de ses tournages s’intitulera « Afrique 50 ». Cet anticolonialisme ne le quittera jamais et, en 1957, il part en Algérie filmer la guerre d’Indépendance du côté des Algériens, installé dans le maquis du FLN. Il y restera jusqu’en 1965. En 1972, il tourne « Avoir 20 ans dans les Aurès », l’un de ses films les plus connus autour d’un groupe de jeunes appelés mobilisés en Algérie et confrontés à l’horreur de la guerre coloniale. Censure, procès, marées noires et capitalisme, nucléaire et racisme, Vautier embrassera tous les combats caméra au poing, avec une seule ligne de conduite : « Je filme ce que je vois, ce que je sais, ce qui est vrai ».
2Elle fut nommée Haut commissaire (l’équivalent d’un préfet) de la province de Bam, au centre du pays.