Le témoignage de Jerry Rawlings

« Comment peut-on vouloir tuer quelqu’un comme Sankara ? »

Document · En décembre 2016, l’ancien président du Ghana, Jerry Rawlings (décédé depuis), était auditionné par le juge burkinabé en charge de l’enquête sur l’assassinat de Thomas Sankara et de douze de ses camarades, tués en octobre 1987. Afrique XXI publie de larges extraits de cet échange, qui est aussi un témoignage pour l’Histoire. Rawlings y révèle notamment les manœuvres de Mouammar Kadhafi juste après la mort de son ami.

Jerry Rawlings, en février 2012, lors d’un voyage à Mogadiscio (Somalie).
Stuart Price / AU-UN IST Photo

En décembre 2016, le juge d’instruction du tribunal militaire de Ouagadougou, François Yaméogo, chargé de l’enquête sur l’assassinat de Thomas Sankara et de douze de ses camarades le 15 octobre 1987, se rend au Ghana avec un greffier. Les deux hommes ont fait le déplacement pour auditionner, entre autres, l’ancien président du Ghana, Jerry Rawlings, qui était en fonction durant la révolution burkinabé et qui était très proche de Sankara. La rencontre a eu lieu le 1er décembre 2016 en fin de matinée.

Le juge Yaméogo cherchait notamment à savoir si Sankara, lors de sa venue au Ghana au début du mois d’octobre 1987 - quelques jours avant son assassinat -, avait demandé de l’aide afin d’éviter un dénouement sanglant de la crise en cours au sein du pouvoir révolutionnaire. D’après Rawlings, Sankara avait certes présenté un tableau sombre de la situation politique et sociale et avait reconnu la mésentente avec Blaise Compaoré, mais il n’avait pas fait de demande explicite et semblait croire que l’amitié ancienne qui le liait à Compaoré permettrait d’apaiser la situation. « Quand Sankara allait repartir à l’aéroport pour rentrer chez lui, il m’a paru seul », a déclaré Rawlings devant le juge.

L’audition de Rawlings a été lue à l’audience le 5 janvier dernier, lors de la reprise du procès des responsables présumés de la mort de Sankara et de douze de ses collaborateurs, qui se tient à Ouagadougou depuis plus de trois mois1. Au regard de l’intérêt historique que revêt ce témoignage – surtout maintenant que Rawlings a quitté ce monde (il est décédé le 12 novembre 2020) -, Afrique XXI, qui s’est procuré le PV d’audition, a pris le parti de publier de larges extraits de cet échange. Nous avons ôté les questions du juge ainsi que des passages des déclarations de Rawlings présentant un intérêt moindre, mais nous sommes restés fidèles au verbatim et ne l’avons pas modifié.

« Une relation forte que j’appréciais »

Dès le début de l’audition, le juge Yaméogo interroge Jerry Rawlings sur ses relations avec Thomas Sankara et avec Blaise Compaoré, et sur leur entente commune.

Jerry Rawlings : Ils étaient de très bons amis, des amis proches depuis leur jeunesse. Leur relation s’est renforcée quand ils sont entrés dans l’armée. Ce n’était pas une amitié superficielle, comme le fait d’aller s’asseoir dans un bar, mais bien plus. C’était une relation forte que j’appréciais. Leur relation s’est détériorée à cause des différentes visions politiques qui se sont fait jour.

Quand je suis revenu au pouvoir le 31 décembre 1981 après l’avoir quitté en 1979, beaucoup de pays de la sous-région ont apprécié l’expérience que l’on vivait au Ghana, ce qui a déclenché l’espoir dans certains pays. Auparavant il y avait des gouvernements corrompus qui se succédaient entre militaires et civils. L’émergence de nouveaux officiers a donné vie à une nouvelle dynamique. Avec mon accession au pouvoir, c’était la corruption que je combattais, ce qui a suscité beaucoup d’espoir dans tout le pays.

J’ai connu Sankara et Blaise avant qu’ils soient au pouvoir. Quelques temps avant la mort de Sankara, Blaise m’a dit que c’était lui qui avait rendu la révolution possible. Plus tard, il m’a dit que Sankara déviait de la révolution et qu’il allait devenir une sorte de Kim Il Sung [NDLR : Président de la Corée du Nord, qu’il dirigea d’une main de fer de 1948 jusqu’à sa mort en 1994]. On sentait la colère en lui quand il parlait. Mais moi je ne voyais pas Sankara de la manière dont il me le décrivait, mais comme quelqu’un de proche de la population.

Avant la mort de Sankara, probablement lors de ma première visite au Burkina, au stade de Bobo, Sankara avait projeté une vision commune d’unité entre le Ghana et le Burkina, ajoutant que j’avais joué un rôle significatif afin que la révolution du Burkina se concrétise. J’ai frémi au fond de moi, pensant qu’il avait commis une grave erreur en disant ce qu’il venait de dire, sachant que ce sont des choses que nos anciens maîtres coloniaux, notamment la France, n’aimaient pas entendre. J’ai pensé intérieurement qu’il mettait ainsi sa vie en danger. Ce qui peut avoir un lien avec son assassinat plus tard.

« Sankara ne voulait pas le climat de méfiance qui s’était créé »

En octobre 1987, Rawlings rencontre Sankara à Tamale, au nord du Ghana, en présence de Keli Nordor, alors ambassadeur du Ghana au Burkina. Le président burkinabé est accompagné de Fidèle Kientega, un de ses collaborateurs. Le juge lui demande s’ils ont évoqué les rumeurs qui couraient alors à Ouagadougou sur un coup d’État imminent.

Jerry Rawlings : Concernant la mort de Sankara, je pense que le capitaine [Kojo] Tsikata [NDLR : chef de la Sécurité nationale et des Affaires étrangères du Conseil provisoire de défense nationale, le nom du gouvernement issu du coup d’État de Rawlings en 1981], ou [Baafour] Assassie-Gyimah [NDLR : officier des services de sécurité] m’avaient informé du fait que Sankara craignait que Blaise ne veuille agir contre lui. Cette crainte semblait exagérée mais s’il n’y avait pas un élément de vérité il n’allait pas en parler. Je crois que Sankara m’a appelé au téléphone une fois sur cette question parce que sa relation avec Blaise était de plus en plus désespérée. Nous avons convenu d’une rencontre à Tamale avec Sankara.

J’ai personnellement rencontré Sankara qui, à cette occasion, m’a dit qu’il sentait que Blaise voulait le mettre hors-jeu, et qu’il faisait d’énormes efforts pour trouver une solution avec lui. Il voulait faire la paix. Il ne voulait pas le climat de méfiance qui s’était créé. C’était difficile d’avaler ce que disait Sankara à propos des menaces de Blaise. J’étais incrédule sur cela. Que Compaoré pense à une telle issue, était d’autant plus irréaliste à mes yeux qu’à l’époque, la révolution avait besoin d’un dirigeant du type et du style de Thomas Sankara. Quand Sankara allait repartir à l’aéroport pour rentrer chez lui, il m’a paru seul, il n’était plus vraiment le même que je connaissais.

Blaise incarnait les soi-disant révolutionnaires qui dirigent leurs peuples par la peur par opposition à Sankara qui était jovial, dynamique, proche de son peuple. Comment peut-on imaginer vouloir tuer quelqu’un comme lui ? Blaise avait le pouvoir, puisqu’il était le numéro 2. Il avait le même niveau de pouvoir à mon sens. De quoi d’autre avait-il vraiment besoin ? Ce que recherchait Sankara était une aide du Ghana pour aider à dénouer leur crise et sauver la révolution.

Rawlings a-t-il proposé à Sankara de venir au Ghana le temps que les tensions baissent ? demande le juge.

Jerry Rawlings : C’est possible mais je ne m’en souviens pas. La situation était tendue, cette proposition a pu être faite […] A la dernière rencontre à laquelle j’ai participé, j’ai dit à Sankara de parler à Blaise. Assassie-Gyimah est même allé rencontrer Blaise à Ouaga. Je ne serais pas étonné qu’il ait dit le contraire de ce que Sankara nous avait dit. Je sentais que Blaise pouvait tuer Sankara [...]

« Dans le bureau, j’ai trouvé Kadhafi et Compaoré... »

Le 15 octobre 1987, Sankara et douze de ses collaborateurs sont exécutés au Conseil de l’Entente, au cœur de la ville de Ouagadougou. Le coup d’État est consommé. Blaise Compaoré prend le pouvoir. Quelques jours plus tard, Mouammar Kadhafi, le « Guide libyen », invite Rawlings à Tripoli...

Jerry Rawlings : J’ai été choqué, en colère et très amer [NDLR : après avoir appris la mort de Sankara]. Deux ou trois jours après la mort de Sankara, Kadhafi m’a appelé pour venir à Tripoli discuter de la mort de Sankara. Dans les vingt-quatre heures après l’appel de Kadhafi, je suis allé à Tripoli. Dans le bureau, j’ai trouvé Kadhafi et Compaoré assis à une toute petite table, à laquelle je me suis moi aussi assis. Il y avait une autre personne qui nettoyait le bureau. J’avais Compaoré à ma droite, Kadhafi à ma gauche, le mur en face. Kadhafi s’est demandé comment maintenir le cap de la révolution burkinabè. […] La contribution de Blaise a consisté à nier qu’il avait tué Sankara. Il a essayé de faire croire qu’il n’avait rien à voir avec cette mort. Kadhafi nous invita à sortir afin de poser pour une photo, pour donner l’impression que tout était « ok » entre nous. Pour lui, une telle photographie aiderait à maintenir l’image de la cohésion.

J’ai dit à Kadhafi qu’il était fou. Sa puissance pétrolière lui monte à la tête. Il n’a pas le sens de la réalité et ne se rend pas [compte] de ce que nous ressentons. J’ai refusé la photo et je suis parti. Faire une telle photo : nous aurions [eu] l’air de complices de Compaoré. Je leur ai fait remarquer qu’il était indécent de faire une telle photo alors que le sang de Sankara n’est pas encore séché.

Jerry Rawlings aux côtés de Thomas Sankara en 1984.
DR

Ce soir-là, un des éléments de sécurité de Kadhafi nous a invités à la chasse aux lapins. Blaise était dans le véhicule, une double cabine, à droite du chauffeur. Moi, j’étais assis derrière. C’était la nuit. On a roulé trente-cinq à quarante minutes dans la campagne. Je me demande si ce n’était pas une opportunité organisée pour que je me relaxe et engage la conversation avec Blaise. Je ne me suis pas prêté à cela. Plus tard, le chauffeur a raconté combien il était effrayé que je prenne mon fusil pour tirer sur Blaise. Quand on est revenu à l’hôtel, chacun est parti de son côté. Je ne lui ai pas parlé [...]. La seule fois où j’ai été obligé de le faire, c’était longtemps après quand j’ai quitté mes fonctions de président et [que] j’étais persécuté par le Président [John] Kuffor [NDLR : président du Ghana de 2001 à 2009].

« Kadhafi fournissait des armes et des munitions aux soldats burkinabè »

Dans la foulée, Rawlings évoque la géopolitique de l’époque dans la sous-région et revient sur la guerre du Liberia, dans laquelle le régime de Compaoré a joué un rôle actif en soutenant Charles Taylor.

Jerry Rawlings : Kadhafi et moi, chacun s’est trouvé au côté ou contre Blaise dans cette affaire du Liberia. Kadhafi fournissait des armes et des munitions aux soldats burkinabè qui combattaient pour le compte de Charles Taylor. Nos troupes ghanéennes au Liberia, au sein de l’ECOMOG [NDLR : Economic community of west african states cease-fire monitoring group (ECOMOG) ou Brigade de surveillance du cessez-le-feu de la Cédéao], étaient très affligées de découvrir que les soldats burkinabè les combattaient comme leurs ennemis aux côtés des Libériens qui étaient armés par la Libye.

Un peu plus tard, le juge revient à la charge au sujet du Liberia. Il cite Momo Jiba, ex-aide de camp de Charles Taylor, Cyril Allen, ex-chef du parti de Taylor et ex-président de la compagnie pétrolière nationale, Moses Blah, ex-vice-président du Liberia durant quelques années et Prince Yormie Johnson, ex-seigneur de guerre. Tous ont prétendu avoir participé à l’assassinat de Sankara.

Jerry Rawlings : Je n’en ai pas entendu parler mais ce n’est pas improbable. Dire que Charles Taylor et autres disent cela, ne veut pas dire qu’ils l’ont fait. Dans le contexte de l’époque, n’importe qui est capable d’accepter n’importe quelle combine. Ce qui est important, est que cela correspond au personnage [...]

Le juge aborde ensuite la question du complot international - volet qu’il a disjoint du complot intérieur, faute d’éléments tangibles, et qui est toujours en instruction au tribunal militaire de Ouagadougou. Son assassinat est-il le fruit d’un complot ourdi à l’étranger ? demande-t-il.

Jerry Rawlings : Cette question ne peut être posée que par quelqu’un qui ne connaît pas nos relations coloniales et néocoloniales. [L’opposant togolais] Gilchrist Olympio a été très combatif. Il s’est opposé à Eyadéma. Le pire pour Eyadéma était de voir Gilchrist participer à des élections sous son régime. La pression sur Eyadéma venait plus des États-Unis et de l’Allemagne que de la France. Quand Gilchrist Olympio était en campagne (nous savons que 95 % des membres de l’armée d’Eyadéma viennent de sa tribu), il a voulu rassurer sa base en leur faisant savoir qu’ils n’avaient rien à craindre des troupes d’Eyadéma. Il a fait le même type de déclaration que Sankara à Bobo, en se référant à l’unité entre le Togo de Olympio et le Ghana. Peu de temps après, il a reçu plusieurs balles et il a fallu l’évacuer par avion à l’étranger pour lui sauver la vie. Lorsqu’un pays francophone parle d’unité avec un pays anglophone, cela ne plaît pas à la France qui devient tout rouge.

« La France a essayé de détruire la révolution au Ghana »

Si vous dites complot « occidental », je peux comprendre ; « international », je dis non. Dans le temps, il y avait les deux blocs Ouest / Est qui se combattaient entre eux pour avoir l’influence, le contrôle de notre continent. On peut considérer que comme les USA avaient le contrôle sur l’Amérique du Sud, l’Europe avait le contrôle d’un bon nombre de pays en Afrique. La France est même allée jusqu’à installer des troupes militaires dans ses colonies. C’est pour vous faire comprendre ou saisir la puissance de l’Occident et de l’impérialisme. Les dissidents togolais et des Ghanéens ont essayé de susciter une révolte au Togo. La France de [François] Mitterrand [NDLR : président français de 1981 à 1995] a essayé d’utiliser cette situation pour détruire la révolution au Ghana.

La France a réuni certaines troupes de l’Afrique francophone au Togo. Elle a envoyé des avions de chasse au Togo, des Jaguars, pour violer l’espace aérien du Ghana. Elle voulait nous faire réagir à cette provocation, mais comme le Ghana ne leur a pas donné cette occasion, ils ont continué les provocations navales et aériennes : violation des eaux et survols aériens par les Jaguars. L’étendue de la corruption entre les colonisateurs et leurs anciennes colonies était telle que cela nous avait révoltés. Il fallait donc qu’ils nous combattent et nous avons reçu beaucoup de menaces.

Enfin, le juge interroge Rawlings sur Étienne Zongo. Ce dernier était l’aide de camp de Sankara. Après son assassinat – duquel il ne s’est jamais vraiment remis -, il a quitté le Burkina (libéré de prison grâce à l’intervention de l’ambassadeur Nordor auprès de Compaoré) et s’est réfugié au Ghana, où il a passé une grande partie de sa vie. Zongo avait été entendu par le juge Yaméogo lors d’un de ses passages au Burkina après le renversement de Blaise Compaoré. Le magistrat aurait souhaité le revoir pour préciser certains points de son précieux témoignage, mais il est décédé le 3 octobre 2016 alors qu’il écrivait ses mémoires.

Jerry Rawlings : J’ai appris par Étienne Zongo lui-même qu’il a été arrêté au Burkina puis libéré et qu’il aurait entendu une conversation avec sa femme relative à son assassinat. Il a sauté le mur et est venu au Ghana. Je l’ai aidé à devenir un pilote de ligne. Il était comme un membre de ma famille. Il m’a raconté des tas d’histoires horribles que Blaise et [Gilbert] Diendéré [NDLR : le bras droit de Compaoré depuis le début des années 1980 jusqu’à la chute du régime en 2014] faisaient subir aux militaires et civils. C’est pour cela je me référais tantôt au leadership par la peur de Blaise. Quand on supprime des collègues pour de simples suspicions, on maintient tout le monde dans la peur. […] Plus tard, Étienne a arrêté de piloter pour tenter un business au Congo-Brazzaville.

1Après le coup d’État du 24 janvier dernier, le procès a été suspendu.