Témoignage

« Procès Sankara ». Le long combat des justiciers de l’ombre

Document sonore · Pendant des années, une poignée d’activistes et d’avocats s’est battue pour que les assassins de Thomas Sankara et de ses douze camarades soient un jour jugés. Une lutte de longue haleine qui semblait perdue d’avance, mais qui a finalement abouti après la chute de Blaise Compaoré. Alors que le procès des responsables présumés du complot se poursuit, Aziz Salmone Fall revient sur les différentes étapes de ce combat.

Ouagadougou, janvier 2013. Devant le quartier général de l’UNIR-PS, un parti sankariste.
Sputniktilt / Wikimedia Commons

L’histoire est peu connue, y compris des Burkinabé. Qui sait en effet que sans la ténacité d’une poignée d’activistes panafricains et d’avocats burkinabé qui, pendant plus de deux décennies, se sont battus dans l’ombre pour que justice soit rendue à Thomas Sankara et à ses douze camarades tués le 15 octobre 1987, jamais peut-être le procès de leurs assassins, qui a débuté le 11 octobre 2021 à Ouagadougou, n’aurait eu lieu ? Et que sans la volonté de ces quelques militants inconnus du grand public, jamais probablement leurs corps n’auraient été exhumés des fosses dans lesquelles ils avaient été jetés quelques heures après leur exécution, à la tombée de la nuit...

Parmi ces activistes, Aziz Salmone Fall a joué un rôle moteur. En 1984, ce fils d’un diplomate sénégalais et d’une universitaire égyptienne, aujourd’hui installé au Canada où il enseigne, a fondé avec d’autres militants le Groupe de recherche et d’initiative pour la libération de l’Afrique (Grila). Ce groupe s’est donné pour objectifs de « contribuer à l’émergence et à la consolidation du développement autocentré en Afrique et à la solidarité internationale qu’il requiert », et de soutenir « les forces démocratiques et progressistes » sur le continent.

C’est un hasard si le Grila a vu le jour à peu près au même moment que la révolution burkinabé. Certes, ce groupe se retrouvait pleinement dans les orientations politiques de Sankara et de ses camarades, et suivait « avec beaucoup d’intérêt ce processus de changement de rapport de production », selon les termes de Fall. Mais il avait des objectifs qui allaient bien au-delà du cas burkinabé. Après l’assassinat de Sankara et de ses camarades le 15 octobre 1987, le Grila va toutefois jeter toutes ses forces dans le combat pour que justice soit rendue dans cette affaire.

« La rectification a été un long simulacre »

Au début, cette bataille juridico-médiatique semblait perdue d’avance. Durant les premières années de la « rectification » - le régime qui a succédé à la révolution et dont les dirigeants, Blaise Compaoré en tête, ont sapé un certain nombre de ses acquis - personne n’osait évoquer la période révolutionnaire et encore moins citer le nom de Sankara.

En septembre 1997, le dixième anniversaire de la mort de Sankara approche. La menace d’une prescription pour ce crime aussi. C’est à cette époque que le Grila entre véritablement en action : le groupe lance la « Campagne internationale justice pour Sankara » (CIJS), s’associe à des avocats burkinabé et se rapproche de Mariam Sankara, la veuve de Thomas qui s’est exilée en France avec leurs deux enfants.

Dieudonné Nkounkou, un professeur pénaliste congolais alors installé à Montpellier, en France, et Bénéwendé Sankara, un avocat burkinabé (qui n’a pas de liens familiaux directs avec Thomas Sankara)1 se chargent de déposer la plainte. Mais pendant des années, les militants du Grila et les avocats de la veuve Sankara se confrontent à un mur.

« Pour la première fois, un droit était dit »

Les avocats du collectif vont épuiser tous les recours possibles devant les juridictions du Burkina Faso - en vain. Mais lorsque la bataille semble définitivement perdue, plutôt que d’abdiquer, ils se tournent vers les Nations unies : le 15 octobre 2002, ils portent l’affaire devant le Comité des droits de l’Homme de l’ONU.

Exposé, selon Fall, à « la risée internationale », le régime de Blaise Compaoré se retrouve dans une situation délicate. Depuis plusieurs années, le tombeur de Sankara a entrepris une oeuvre de séduction auprès de la communauté internationale – des institutions de Bretton Woods, de Washington, et bien sûr de Paris - pour « rentrer dans le rang », faire oublier la période révolutionnaire, les crimes de la « rectification » et le soutien apporté notamment aux rébellions libérienne et sierra-léonaise, et redevenir un partenaire privilégié. Il est même devenu, au fil des ans, un pion central de l’échiquier françafricain en Afrique de l’Ouest. Or les actions du Grila auprès des Nations unies risquent de saper tous ces efforts.

Une fois que l’option onusienne se referme, les avocats relancent l’offensive au Burkina. Il s’agit alors de faire durer la procédure jusqu’à ce qu’une brèche s’ouvre enfin. Parmi les subterfuges évoqués par Fall, les avocats demandent l’exhumation de la tombe présumée de Sankara et de ses camarades, et exigent que des tests ADN soient effectués sur sa dépouille présumée. Puis, en avril 2012, ils déposent une plainte pour séquestration, le corps de Sankara n’ayant toujours pas été retrouvé. Ils lancent ainsi un défi au régime : « Prouvez-nous que Sankara n’est pas détenu dans une de vos sinistres geôles »… En 2008, Dieudonné Nkounkou déclare : « Je m’en tiens aux faits. Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara est sorti de chez lui et n’est jamais rentré à la maison. Qu’est-ce qui lui est arrivé, on n’en sait rien. Donc, on peut tout à fait penser qu’il est séquestré ! »

En novembre 2013, la tombe présumée de Sankara est profanée pour la seconde fois. Les membres de la CIJS craignent des tentatives visant à corroder le site et ainsi à empêcher l’identification des corps. Par ailleurs, le pouvoir judiciaire, inféodé au pouvoir politique, résiste toujours à l’offensive des avocats. Le 30 avril 2014, le tribunal de grande instance de Ouagadougou se déclare incompétent pour ordonner des expertises ADN. Les possibilités, pour les avocats, s’amenuisent. Et l’espoir, pour la famille de Thomas Sankara, s’érode.

« Cette vague était le fruit des graines semées »

Mais la mobilisation ne faiblit pas pour autant. En 2009, après le semi-échec à l’ONU, un groupe de militants a lancé depuis la France le « Réseau international justice pour Sankara ». Ce groupe, coordonné par Bruno Jaffré, auteur de plusieurs ouvrages sur Sankara et animateur d’un site qui lui est dédié, effectue un gros travail de lobbying pour qu’une enquête internationale soit ouverte. Il multiplie les réunions publiques et les pétitions.

Surtout, la donne a changé au Burkina, où le régime de Blaise Compaoré vacille. En 2011, des mutineries qui ont éclaté dans plusieurs casernes militaires l’ont fragilisé. En 2013, l’opposition reprend du poil de la bête et organise plusieurs manifestations pour dire « non » à une éventuelle modification de la Constitution qui permettrait à Compaoré de briguer un nouveau mandat présidentiel. Au même moment, une multitude d’organisations de la société civile, parmi lesquelles le « Balai citoyen », mobilisent la jeunesse.

Aziz Salmone Fall et Mariam Sankara.
D.R.

En octobre 2014, quand les plans de Compaoré deviennent clairs, et qu’il annonce sa volonté de modifier la Constitution, des centaines de milliers de Burkinabé descendent dans la rue. Le 31 octobre, Compaoré abdique (non sans avoir tenté de réprimer les manifestants2) et fuit le pays avec l’aide de l’armée française. Un nouveau champ des possibles s’ouvre alors aux militants du Grila et à la famille de Sankara.

Rien n’indiquait que le régime de transition, dirigé par un duo composé du président Michel Kafando, un ancien diplomate ayant servi le régime Compaoré (à l’ONU notamment), et du Premier ministre Yacouba Isaac Zida, un militaire issu du Régiment de sécurité présidentielle (RSP), considéré comme la garde prétorienne de Compaoré, rouvrirait les dossiers enterrés par le pouvoir déchu. Pourtant, le 24 mars 2015, près de 18 ans après avoir entamé ses démarches, la CIJS apprend que le dossier Sankara sera enfin instruit par la justice militaire. Très vite, celle-ci, sous l’impulsion du juge François Yaméogo – un magistrat « extrêmement courageux », estime Fall - lance une dizaine de mandats d’arrêts internationaux, dont un visant Blaise Compaoré, exilé en Côte d’Ivoire. Il ordonne en outre l’exhumation des tombes et entreprend de faire analyser l’ADN des corps qui s’y trouvent.

Malgré ces résultats décevants, les membres de la Campagne internationale Justice pour Sankara sont requinqués. Le 15 octobre 2015, Fall est reçu par le juge Yaméogo.

A l’issue de plusieurs mois d’investigations, François Yaméogo, qui n’arrive pas à obtenir suffisamment d’éléments probants pour prouver l’implication de puissances étrangères, mais qui a entendu des dizaines de témoins et inculpé vingt-deux suspects, décide de disjoindre le volet national et le volet international du complot, afin de pouvoir juger au plus tôt les responsables burkinabé. Le premier volet est clos – c’est celui-là qui est actuellement jugé -, tandis que le second volet est toujours en instruction, sous la direction d’un nouveau magistrat.

« La vérité, ça prend du temps »

Les avocats de la CIJS, ayant accès au dossier, ont pu suivre les avancées du juge et ont notamment découvert le contenu des archives que la France a envoyées en trois lots, à la demande de la justice burkinabé. Ils se rendent alors compte que celle-ci savait tout ce qu’il se passait, à l’époque, à Ouagadougou - pour eux, elle ne pouvait pas ignorer le complot qui se préparait contre Thomas Sankara -, mais aussi que les archives transmises à la justice burkinabé semblent avoir été triées sur le volet à Paris de manière à ce que certains éléments ne soient pas divulgués.

Malgré ces obstacles et l’absence à la barre du principal accusé, Blaise Compaoré, et du chef du commando ayant mené l’opération le 15 octobre 1987, Hyacinthe Kafando, Aziz Salmone Fall a bon espoir que la vérité soit connue à l’issue du procès. Semaine après semaine, au rythme lent de la justice, les témoignages se succèdent à la barre du tribunal de Ouagadougou. Pour l’heure, ils n’ont pas permis de découvrir des éléments nouveaux, et ont même parfois donné l’impression d’un retour en arrière – plusieurs des accusés sont en effet revenus sur la version qu’ils avaient livrée durant l’instruction. Mais l’animateur du Grila ne veut y voir que du positif.

1Bénéwendé Sankara est le président de l’Union pour la renaissance/Parti sankariste (UNIR/PS), un des principaux partis se réclamant du sankarisme. Il est actuellement ministre du Développement urbain, de l’Habitat et de la Ville.

2Sept ans après les faits, le nombre des victimes varie selon les sources. Des associations ont comptabilisé une trentaine de morts et plusieurs dizaines de blessés. Une commission d’enquête indépendante, chargée en 2015 de situer les responsabilités sur les crimes commis lors de ces journées de révolte, a évoqué une vingtaine de morts, dont huit directement imputés aux forces de l’ordre. La justice burkinabé a pour sa part établi le bilan de sept morts et 88 blessés.