Collectés26 081 €
87%
Objectif30 000 €

Thomas Sankara. Un procès, des histoires

Podcast (1/9) · En octobre 2021, trente-quatre ans après les faits, le procès des assassins de Thomas Sankara et de douze de ses camarades s’est ouvert à Ouagadougou. Six mois d’audience, une centaine de témoins, un grand livre d’histoire... Au micro d’Afrique XXI, des acteurs de ce procès le racontent en toute simplicité et évoquent leurs souvenirs de la révolution. Premier épisode avec Denis Bicaba (à écouter au pied de l’article).

L'image montre deux hommes assis côte à côte, visiblement en train de discuter et de partager un moment de complicité. L'un des hommes porte un uniforme militaire, tandis que l'autre est vêtu d'une chemise claire. Ils affichent des sourires sincères, ce qui dénote une ambiance chaleureuse et amicale. L'arrière-plan est flou, mais on peut deviner une scène informelle, peut-être un rassemblement ou une réunion. La photo donne une impression de camaraderie et de joie partagée entre les deux individus.
Thomas Sankara avec Kojo Tsikata, une figure de la révolution ghanéenne, en 1984.
DR

Il y a un an tout juste, un procès historique débutait au Burkina Faso : celui des assassins de Thomas Sankara et de douze de ses compagnons, tués le 15 octobre 1987. Ce procès s’est ouvert trente-quatre ans après les faits, le 11 octobre 2021, devant la chambre de première instance du tribunal militaire de Ouagadougou. Il s’est refermé le 10 mai 2022 avec le délibéré sur les intérêts civils. Un mois plut tôt, le 6 avril, trois des quatorze accusés avaient été condamnés à la prison à perpétuité : l’ancien président Blaise Compaoré, présenté comme le commanditaire de l’assaut contre son ami et frère d’armes Thomas Sankara ; son ex-chef de la sécurité rapprochée Hyacinthe Kafando ; et Gilbert Diendéré, qui était au moment des faits le chef de la sécurité du Conseil de l’Entente, le siège du pouvoir révolutionnaire où Thomas Sankara et ses camarades ont été exécutés par un commando. Huit autres accusés ont été condamnés à des peines allant de trois ans à vingt ans de prison, tandis que trois acquittements ont été prononcés.

Durant près de six mois, Afrique XXI a suivi les audiences et le passage à la barre d’une centaine de témoins. Certains d’entre eux ont été particulièrement marquants. Une fois que le procès s’est terminé, Afrique XXI leur a demandé de témoigner à nouveau, mais devant le micro cette fois. Chaque semaine à compter d’aujourd’hui, nous diffuserons le récit intime de l’un d’entre eux : ses souvenirs de la révolution, ses liens avec Sankara, ce que ce procès a représenté pour lui, comment il l’a vécu…1 Le premier témoin se nomme Denis Bicaba. Il était adjudant dans l’armée de l’air en 1987 et était proche de Sankara (écouter le récit au pied de l’article). Mais avant d’en arriver à ces témoignages personnels, il convient de resituer le contexte et de revenir sur ces audiences en tous points exceptionnelles.

LA PEUR

Il est 9 heures, ce 11 octobre 2021, quand l’un des deux greffiers tapote sur le micro, puis annonce : « Votre attention s’il vous plaît, la chambre ! » Le piquet d’honneur fait monter les armes, les membres de la cour d’assises et du parquet militaire prennent place sur l’estrade de la salle des banquets de Ouagadougou. À l’extrémité, un box de barrières métalliques enserre douze accusés. Blaise Compaoré étant absent (il est exilé en Côte d’Ivoire depuis sa chute, en 2014), et Hyacinthe Kafando en fuite (il s’est volatilisé en 2015), les journalistes n’ont d’yeux, avant l’ouverture, que pour le général Gilbert Diendéré et son treillis léopard. L’homme lige du système Compaoré, à la tête du Régiment de sécurité présidentielle (RSP) entre 1995 et 2015, est le plus célèbre des accusés.

La partie réservée au public, environ 250 sièges, est quant à elle bondée et parsemée de képis bleu roi et gris. Parmi eux, trois assesseurs militaires et trois suppléants doivent être tirés au sort pour composer le jury, aux côtés des deux magistrats conventionnels. Première épreuve pour le tribunal : les militaires désignés par le sort se récusent les uns après les autres. Problème de santé, invoque le premier. Manque d’expérience, enchaîne le suivant. D’autres arguent de leur « amitié avec le général Gilbert Diendéré » ou de la « difficulté pour un subalterne de juger son supérieur hiérarchique ». Le président Urbain Méda s’impatiente : « J’ai un dossier qui remplit une cantine ! Vous êtes là pour apprécier des faits et non des personnes. » Puis soupire : « Personne ne veut siéger dans ce dossier-là. » Un militaire se dévoue enfin, puis un autre. Des applaudissements fusent. Le premier jour d’audience commence tout juste et, déjà, la peur s’est immiscée. Elle va planer sur le procès du début à la fin.

LE CATÉCHISME DE COMPAORÉ

Au troisième jour2, le parquet militaire projette sept journaux télévisés de la Radio-Télédiffusion burkinabè (RTB) datant du 15 au 28 octobre 1987. Il s’agit de « montrer les moyens déployés par le Front populaire [NDLR : l’organe dirigeant du nouveau pouvoir incarné par Blaise Compaoré après la mort de Sankara] pour tenter d’expliquer ce qui s’est passé », alors que l’assassinat de Thomas Sankara demeure « incompris par la population ». Le 19 octobre 1987, quatre jours après la tragédie, l’exercice de communication est assuré par Blaise Compaoré en personne. C’est l’une des rares fois où il évoque publiquement l’exécution de son camarade. Sa version des faits est celle qui va officiellement faire foi durant ses vingt-sept années de règne : Thomas Sankara et son camp avaient prévu un complot contre lui à 20 heures, la tentative de l’arrêter a viré au bain de sang. S’il se dit choqué « par ce dénouement brutal », Blaise Compaoré dénonce « la politique du fait accompli », la « précipitation » et l’« improvisation » de son frère d’armes, ce « camarade révolutionnaire qui s’est trompé ».

Le communiqué diffusé le 15 octobre 1987 à 18 heures à la RTB, deux heures après la tuerie, est quant à lui bien connu des Burkinabè. Extrait : « Le Front populaire regroupant les forces patriotiques décide de mettre fin en ce jour 15 octobre au pouvoir autocratique de Thomas Sankara, d’arrêter le processus de restauration néocoloniale entrepris par ce traître à la révolution d’août3. » Pourtant, le caractère haineux de la déclaration remue l’assemblée. À la pause de midi, des petits groupes, à la fois incrédules et offusqués, ressassent certains des termes entendus : « renégat », « vision mystique », « chaos total ».

UNE « PHRASÉOLOGIEVOLUTIONNAIRE » MEURTRIÈRE

Le 1er décembre 2021, un journaliste soupçonné d’avoir été l’auteur ou le coauteur des pamphlets lus à la télévision les jours suivant la tuerie est à la barre. Il s’appelle Gabriel Tamini et tente de convaincre que « le ton est lié à la phraséologie révolutionnaire de l’époque », tout en concédant « un regrettable langage ». Le 16 octobre 1987, il a lu au JT un communiqué du même tonneau, qui vilipende la « politique divisionniste » de Thomas Sankara et de sa « médiocre cour composée d’arrivistes », son « aventurisme et ses enfantillages » à l’étranger, ou encore le recul social et politique du Burkina Faso imputé à cette « fraction dégénérée de la révolution ».

L’un des avocats des parties civiles, Olivier Badolo, l’interroge : « Serge Théophile Balima [NDLR : chargé des relations avec la presse étrangère à la présidence du Faso sous la révolution] a dit au juge d’instruction : “Deux ans après l’avènement de la révolution, les dissensions ont commencé à apparaître. On a vu ensuite de jeunes journalistes excités nous traiter de réactionnaires. Gabriel Tamini était l’un de ces extrémistes.” Vous étiez un extrémiste ? » « Moi je suis entier. Je suis un propagandiste de la révolution, je ne fais pas dans la demi-mesure », répond l’homme de 62 ans qui dépose à la barre avec les accents du prêcheur, tantôt gémissant, tantôt tonitruant. Propulsé directeur de la presse à la présidence dès la fin 1987, puis conseiller spécial de Blaise Compaoré, il est aujourd’hui pasteur.

Le 15 octobre 1987, il est chez lui quand les tirs résonnent au Conseil de l’Entente. Selon son récit, il a voulu « fuir pour survivre ». Mais un véhicule a foncé à son domicile avec à son bord Salif Diallo, son « binôme »4. C’est ce dernier, affirme Tamini, qui lui aurait ensuite remis le communiqué incendiaire lu le 16 octobre. Quelques instants plus tard, ils arrivent au domicile de Blaise Compaoré qui « ressemble à un camp militaire ». Puis Diallo et Tamini sont aperçus par des témoins à la radio, kalachnikov en bandoulière, lors de l’annonce du putsch. « Je ne connais rien aux armes », se défend-il.

Les avocats de la partie civile cherchent à lui faire avouer que, sur le chemin de la radio, lui et Salif Diallo se sont arrêtés au Conseil de l’Entente, notamment pour rédiger ces communiqués. Aucun doute pour eux : les deux hommes appartiennent à « l’aile civile » qui a conçu et préparé le coup d’État du 15 octobre 1987. Gabriel Tamini a d’ailleurs été mis en examen pour attentat à la sûreté de l’État, complicité d’assassinat et proposition non agréée d’organisation d’un complot dans cette affaire – des charges qui ont finalement été abandonnées le 13 avril 2021 par le tribunal.

Ancien militant de l’Union des communistes burkinabè (UCB), un parti politique membre du Conseil national de la révolution (CNR), l’homme ne se cachait pas à l’époque pour critiquer Thomas Sankara, dans son verbe fleuri. « Thomas Sankara était votre bête noire, assène le président du tribunal Urbain Méda. Pourquoi vous avez peur de dire que vous étiez content [du coup d’État] ? Votre binôme Salif Diallo arrive chez vous, il est envoyé par le nouvel homme fort Blaise Compaoré... Moi je me dis que vous avez dû jubiler. »

LA MORT IMMINENTE

Thérèse Kationga est la première femme à se présenter à la barre ce 2 décembre 2021. Elle s’excuse pour ses fautes de français et jure à la manière des révolutionnaires, en levant le bras droit, poing fermé. Cette ex-membre d’un comité de défense de la révolution (CDR) fréquentait un des accusés, Bossobé Traoré, au moment des faits. Élément de la garde rapprochée de Thomas Sankara, il est soupçonné d’avoir été la taupe du commando qui l’a exécuté - il a été acquitté. « Le 11 ou le 12 octobre, Bossobé vient me dire “au revoir”, il dit qu’un coup d’État est prévu pour le jeudi, narre-t-elle. Je lui dis de [prévenir] Thomas. Il a répondu : “Il est déjà au courant”. »

Le liste des alertes transmises à Thomas Sankara quant à son renversement imminent ne cesse de s’allonger au fil du procès. « Même les Ghanéens l’avaient prévenu, témoigne le compagnon de route de Sankara, Fidèle Toé, parti en exil à Accra peu après le putsch. Son papa également. Il m’a dit : “Ne t’en veux pas. Nous aussi on lui a dit mais Thomas avait mis la barre haut. Il pensait pouvoir raisonner ses amis”. »

Le président du Faso semble avoir renoncé à cette option quand son camarade Denis Bicaba, adjudant dans l’armée de l’air, l’informe à son tour, le 9 octobre 1987, qu’un coup d’État est en préparation et qu’il a été commandité par Blaise Compaoré. Bicaba est d’autant mieux renseigné qu’on lui a proposé d’en être, en contrepartie d’un avancement. Selon son récit, Sankara lui répond : « Je ne serai pas le premier à arrêter Blaise Compaoré. Je travaille jusqu’à 2 heures du matin pour le bien de ce pays. Si on ne reconnaît pas mon travail aujourd’hui, peut-être que d’autres le reconnaîtront plus tard. »

Selon de nombreux témoins, Thomas Sankara interdisait de « toucher à un cheveu de Blaise », son ami. La formule est serinée tout au long du procès. Mais deux de ses proches collaborateurs avancent qu’il s’agissait de se singulariser, encore, alors que certains autocrates africains n’hésitaient pas à réprimer pour conserver le pouvoir.

LA DISPARITION DE LA TABLE D’ÉCOUTE

Le volet des complicités étrangères a été disjoint de cette affaire et fait donc l’objet d’une autre procédure, toujours en cours. Mais le rôle de la France s’invite dans l’interrogatoire de Jean-Pierre Palm les 4 et 8 novembre, accusé de complicité d’attentat à la sûreté de l’État. Plusieurs témoins attestent de la visite d’éléments de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) française au siège de la gendarmerie peu après le putsch du 15 octobre 1987. Palm en est alors le patron. Les espions français s’intéressent au matériel de transmission des renseignements. Selon les versions, ils auraient désactivé ou détruit la table d’écoute, ainsi que des enregistrements susceptibles de contenir des informations sur les comploteurs de la tuerie. Des arrestations ont également eu lieu à l’issue de leur mission.

À la barre, Jean-Pierre Palm minimise son rôle et louvoie. Il n’est que « petit policier », comme le surnommait Blaise Compaoré. Mais la question de la table d’écoute revient comme un boomerang. « Allez droit au but. Ce service de transmission avait placé sous écoute tous les leaders du CNR. Et c’est là que se rend une mission française un mois après le coup d’État, intime le président. Il ressort du dossier que c’est vous et vos Blancs qui avez enlevé la table d’écoute. » L’accusé élude.

Les avocats embraient sur la crise qui couvait au sein du Conseil national de la révolution. « Des rumeurs », selon Jean-Pierre Palm. C’est à peine s’il connaît les chefs des groupes politiques membres du CNR, affirme-t-il. Entre 1984 et 1986, il chapeautait pourtant les Renseignements généraux. « Vous receviez des fiches sur les activités de tous les partis politiques clandestins et vous ne saviez pas qui étaient les responsables ? Waow ! », raille Me Prosper Farama, un des avocats des parties civiles. Quand vient son tour, Me Moumouny Kopiho, conseil de Jean-Pierre Palm, déplore la « haine contre [son] client » dont il convient de « se débarrasser pour ce procès spécial ». Il oriente ses questions sur d’autres sujets, mais le président Urbain Méda s’engouffre à nouveau dans une brèche :

On vous reproche d’être impliqué dans la destruction de la table d’écoute […] qui pouvait être utile dans la préparation du coup d’État, lance-t-il.

Non, répond l’accusé, c’est une table rudimentaire fournie à l’époque par les Soviétiques. Elle servait à écouter surtout les syndicalistes et les groupuscules de gauche mais les écoutes n’étaient pas dirigées vers les chefs du CNR. Ce sentiment anti-français, s’il existe, c’est un droit, mais on n’a pas besoin des Français pour désactiver une table d’écoute, il suffit d’appuyer sur un bouton.

Jean-Pierre Palm reconnaît toutefois la présence d’une mission française « pour faire le point sur le matériel » et la livraison d’une nouvelle table d’écoute, mais s’ensuit un développement technique : aucune de ces tables « ne stockait les données ». Au deuxième jour de l’interrogatoire, c’est le procureur Becaye Sawadogo qui obtient le fin mot de l’affaire. « La table d’écoute était reliée à l’Office national des télécommunications qui pouvait sauvegarder les données enregistrées », concède l’accusé. Selon un agent de la gendarmerie, l’ordre avait été donné de détruire tous les enregistrements concernant Blaise Compaoré.

VOISINAGE HOSTILE

L’homme en costume bleu marine qui s’avance vers la barre en boitant, ce 17 décembre 2021, a une stature imposante, un verbe heurté, une voix sourde, et il se souvient très nettement du 15 octobre 1987. Il est chez lui, au célibatorium, quand des tirs retentissent vers 16 heures. « Je suis allé en ville, j’ai vu une foule terrible qui s’affolait. » Cet ancien agent de renseignement de la Division de la surveillance du territoire (DST) réalise assez rapidement que les hommes de Blaise Compaoré sont passés à l’action. « Nos informations montraient que ça n’allait pas entre Thomas Sankara et son second. On avait identifié des officiers ralliés à Blaise. Moi j’avais pu recouper pour Jean-Pierre Palm. » Il est d’autant plus méfiant que trois coups d’État contre Thomas Sankara, assure-t-il, ont déjà été déjoués par ses services. Tous trois échafaudés depuis la Côte d’Ivoire. À la manœuvre, il cite le colonel burkinabè Jean-Claude Kamboulé, virulent opposant installé à Abidjan. « Les informations obtenues sur le premier projet nous ont permis d’arrêter plusieurs officiers de l’armée et de la gendarmerie. Mais c’est le dernier projet qui était vraiment sérieux. Il consistait à pulvériser le Conseil de l’Entente durant la nuit pour y asseoir le nouveau pouvoir. »

Le président ivoirien Félix Houphoüet-Boigny n’était pas le seul dirigeant africain hostile au révolutionnaire. « Thomas Sankara avait volé la vedette à tous ses contemporains avec ses discours tranchants et sa façon de rester près des peuples », rappelait le 1er décembre l’ex-journaliste Serge Théophile Balima. Il était alors questionné sur les relations de Sankara avec la Libye.

« Nos derniers échanges avec Mouammar Kadhafi n’étaient pas roses », se souvient quant à lui Pierre Ouedraogo. En 1987, il était secrétaire national des Comités de défense de la révolution et membre du CNR. À la barre, il cite deux divergences majeures entre les deux chefs d’État : le non-respect par le Guide libyen de ses propres promesses, et son insistance à déployer un détachement de la Légion islamique (ou Légion verte, la légion étrangère libyenne) à la base militaire de Kamboinsè, en périphérie de Ouagadougou5. « Kadhafi disait que c’était pour protéger Sankara. Mais on savait très bien qu’il voulait soutenir la rébellion au Liberia et l’approvisionner en armes. Thomas est resté intransigeant. Il refusait qu’on utilise le Burkina comme base arrière pour attaquer d’autres pays. Pour lui, chaque peuple devait suivre sa marche historique », résume-t-il.

Après le 15 octobre 1987, le seigneur de guerre Charles Taylor circulait plus librement à Ouagadougou. « Son nom ici, c’était Jean-Michel Somé. Ses comptes bancaires étaient aussi enregistrés sous cette identité », précise, dans un bref témoignage, Gérard Soumpoudgou. Ce soldat basé au Conseil de l’Entente dit avoir été affecté comme chauffeur de Charles Taylor à partir de décembre 1987 : « C’est Amédé le Camerounais qui m’a dit de le conduire. Et c’est Gilbert Diendéré qui m’avait envoyé chez le Camerounais. »

PRISON À VIE

Hiérarchie oblige, il est le premier dans la file indienne des accusés qui se présentent devant la cour d’assises le 6 avril 2022 pour entendre le verdict. En long boubou bleu ciel, le général Gilbert Diendéré ne cille pas lorsque sa condamnation est prononcée. Il écope de la perpétuité pour attentat à la sûreté de l’État et complicité d’assassinat. Une fois le jugement rendu, il se retourne, salue le public, pouce levé. Le geste provoque une clameur de protestation dans la salle des banquets. Ses avocats réagissent à peine : ils sont sonnés. Le tribunal est allé au-delà des réquisitions du parquet, qui avait demandé une peine de prison de vingt ans. Est-ce son alibi qui n’a pas convaincu ?

Ce jeudi 15 octobre 1987 était un jour de sport de masse. Selon sa version, Gilbert Diendéré s’entraînait l’après-midi, tout près du Conseil de l’Entente. « Vers 16 h 30, j’ai entendu les coups de feu, j’ai fait demi-tour », avait-il déclaré. Sauf qu’aucun témoin ne l’a vu au terrain de sport. Quant aux militaires présents sur les lieux du crime, certains ne l’ont pas vu, d’autres l’ont aperçu avant les tirs. « Mais aucun ne l’a vu au même endroit », précise l’un de ses avocats, Me Olivier Yelkouni, pour qui ces « témoins ne sont pas au-dessus de tout soupçon ». Et d’appeler le tribunal à « ne pas céder aux sirènes de l’opinion qui ont déjà désigné Gilbert Diendéré coupable », mais plutôt à se demander comment, avec qui et où il a comploté. Un autre de ses avocats, Me Matthieu Somé, a mis en garde contre un « gros risque d’erreur judiciaire » face au « dépérissement des éléments de preuve » et aux « témoins dont la mémoire flanche », trente-quatre ans après les faits. Gilbert Diendéré, lui, a appelé le tribunal à juger le lieutenant de 1987, et non le général associé au long règne de Blaise Compaoré. « On a parlé durant ce procès de mon amitié, de ma loyauté envers Blaise Compaoré. Mais c’était mon chef hiérarchique, je lui dois loyauté et fidélité, c’est ma formation. Et ça, c’est à partir du 15 octobre 1987 », s’est-il défendu avant que la chambre se retire pour délibérer.

Avocat des parties civiles, Prosper Farama avait, lui, fait de sa condamnation – et de celles de ses coaccusés – un symbole. « Ce pays est traumatisé, a-t-il plaidé le 7 février 2022, peu après le coup d’État du 24 janvier 2022 au cours duquel des putschistes ont déposé le président Roch Marc Christian Kaboré. Les militaires au pouvoir, ça a commencé en 1966. Depuis, les coups d’État se succèdent. Les Burkinabè ont fini par s’y habituer. Coups de feu, prise de la radio, avec ou sans effusion de sang... ils connaissent le rituel. Mais en 1987, on a vu une nouvelle façon de faire. Là, c’est l’ami, le frère. Il y a de la haine, de la violence verbale. » Gilbert Diendéré, « homme calme et intelligent », a selon lui « instruit », « organisé » et « sécurisé » le putsch.

« On veut nous faire croire qu’environ vingt personnes auraient fait un coup d’État contre toute l’armée burkinabè. Alors que les responsables du renseignement, de la police, de la gendarmerie, ont rendu compte des complots ourdis contre le président du Faso. La Force d’intervention du ministère de l’Administration territoriale et de la Sécurité [NDLR : la Fimats, supposée fidèle à Sankara] a été neutralisée 45 minutes après l’assaut du commando. Gilbert Diendéré a fait boucler les sorties de Ouagadougou, il a appelé des renforts », avait poursuivi Me Farama. « Que ce procès ait lieu, ce n’est pas de la revanche, ce n’est pas de la vengeance. Mais quand des hommes sont assassinés par de supposés frère d’armes, des amis, des camarades, ça fait mal. Ce procès est un soulagement », avait-il conclu.


ÉPISODE 1. Une proposition indécente

C’est un témoin poli, réservé et concis qui se présente à la barre ce 15 décembre 2021. Denis Bicaba était adjudant dans l’armée de l’air en 1987. Il était proche de Thomas Sankara et croyait dur comme fer en la révolution.
Réalisation : Agnès Faivre (avec Michael Pauron)

Denis Bicaba.
Denis Bicaba.
© Sophie Garcia / Hans Lucas

1Nous écrivons «  lui  » et «  il  », pour la simple raison que nous n’avons pas recueilli de témoignage de femme. Sur près de 110 témoins appelés à la barre durant le procès, il n’y a eu que deux femmes...

2Le procès a été ouvert le 11 octobre, puis suspendu et renvoyé au 25 octobre suivant.

3Le coup d’État du 4 août 1983 consacre l’avènement de la Révolution démocratique et populaire incarnée par Thomas Sankara.

4Figure majeure de la politique burkinabè et du régime Compaoré décédée en 2017, Salif Diallo a fait ses armes au ministère de la Justice sous la révolution, quand Blaise Compaoré en était le chef. Il fut notamment président de l’Assemblée nationale de 2015 à 2017 et cofondateur du Mouvement du peuple pour le progrès (MPP), le parti de l’ancien président Roch Marc Christian Kaboré.

5Cette base est aujourd’hui en partie occupée par la force Sabre de l’armée française.