Alors que le procès des assassins de Thomas Sankara et de douze de ses camarades se tient à Ouagadougou depuis plusieurs semaines, l’universitaire états-unien Brian J. Peterson publie (en anglais) un livre éblouissant sur le leader de la révolution burkinabé qui, contre vents et marées et dans un contexte géopolitique tendu, avait tenté de transformer l’un des États les plus pauvres d’Afrique occidentale. Son assassinat par ses propres frères d’armes a mis fin à la révolution il y a trente-quatre ans. Mais Sankara est resté une icône adulée par nombre de jeunes Africains.
Ce livre, basé sur des recherches menées au Burkina Faso auprès de nombreuses personnes qui ont bien connu Sankara (des membres de sa famille, des amis, des collaborateurs, etc), ainsi que sur une multitude de câbles diplomatiques américains auxquels Peterson a eu accès, révèle les dimensions profondes de cette figure inspirante. Il met également un coup de projecteur sur la galaxie des acteurs externes et internes qui étaient déterminés à lui barrer la route.
Victoria Brittain : Ce qui frappe dans votre livre, c’est l’étendue des sources proches de Thomas Sankara. Certaines citations sont clairement issues d’interviews enregistrées, mais beaucoup sont courtes, comme si elles étaient tirées de conversations...
Brian J. Peterson : À l’origine, j’avais en tête un livre sur la révolution, mais vue « d’en bas », comme une étude de la révolution à la base. J’étais particulièrement désireux d’explorer la manière dont les initiatives de l’État fonctionnaient dans le contexte des assemblées révolutionnaires locales, les Comités de défense de la révolution (CDR). J’ai commencé par interviewer des personnes actives dans les CDR, pour la plupart des personnes plutôt jeunes à l’époque de la révolution, beaucoup d’entre elles étant des travailleurs urbains, des étudiants et des membres de la « petite bourgeoisie », comme ils disaient. Je n’ai donc pas commencé au « sommet » de la structure politique révolutionnaire. Blaise Compaoré était encore au pouvoir, et beaucoup de gens avaient peur de parler de Thomas Sankara. Lorsque je rencontrais des gens chez eux ou dans les nombreux bars ou restaurants de Ouagadougou, ils parlaient à voix basse et évitaient de citer le nom de Sankara. Il a fallu de nombreuses conversations non enregistrées, et l’établissement d’un climat de confiance, pour que les gens acceptent des entretiens formels. Finalement, mes conversations avec les militants des CDR m’ont permis d’entrer en contact avec les dirigeants des partis politiques de gauche (le Parti africain de l’indépendance, PAI, et l’Union des luttes communistes, ULC), qui avaient contribué à porter Sankara au pouvoir.
L’un d’entre eux était Valère Somé, un ami d’enfance de Sankara originaire de Gaoua. Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois chez lui à Ouagadougou, il était impatient d’entendre ce que les « gens ordinaires » me racontaient sur la révolution. Il travaillait sur sa propre histoire de la révolution, qu’il n’a jamais terminée (il est décédé en 20171), et il comprenait les limites de sa propre perspective en tant que leader révolutionnaire. Il se plaignait que son propre peuple était souvent réticent à lui parler honnêtement des succès et des échecs de la révolution. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, à bavarder, à faire le tour de la ville en voiture pour rencontrer d’autres personnes, à boire du thé, à jouer aux échecs, ou tout simplement à traîner chez lui ou à son bureau. Il était très ouvert sur l’histoire de la révolution et discutait volontiers de ses erreurs et de ses triomphes en cours de route.
Comme pour la plupart des projets de recherche, il y avait un aspect aléatoire. Plus je parlais aux gens, plus mes recherches s’orientaient vers Sankara : il était tout simplement inévitable. J’ai donc changé d’orientation pour écrire le livre spécifiquement sur lui. J’avais beaucoup entendu parler des politiques de la révolution, de ce qui avait marché et de ce qui n’avait pas marché. Grâce à Valère et à d’autres, j’ai rencontré les principaux acteurs de la révolution et les amis les plus proches de Sankara, comme Fidèle Toé, le leader du PAI Philippe Ouedraogo, le leader syndical Soumane Touré, les camarades de classe de Sankara et ses collègues militaires, Abdoul-Salam Kaboré et Paul Yameogo - et bien d’autres.
« Chacun apportait sa pièce du puzzle »
Lors des premières rencontres, les collègues de Sankara étaient très protecteurs à son égard. Mais lorsque j’ai continué à revenir pour des deuxième, troisième, quatrième et cinquième entretiens, et après de nombreuses conversations privées, ils se sont vraiment ouverts. Certains d’entre eux ont même déclaré qu’il était de leur responsabilité envers la mémoire de Sankara d’être aussi honnête que possible. Cela ne veut pas dire qu’il y avait de sombres et profonds secrets à propos de Sankara, mais plutôt qu’ils pouvaient aussi voir, avec le recul, là où les choses avaient mal tourné, bien qu’ils vénéraient tous l’homme et le tenaient en haute estime. Ils ont offert des aperçus différents de la personnalité de Sankara et de sa responsabilité dans certaines des erreurs de la révolution, tout en le défendant quant aux critiques sur une politique ou une action spécifique qui, ils le savaient, provenait d’autres initiatives au sein de la direction révolutionnaire.
Victoria Brittain : La famille de Sankara s’est montrée remarquablement ouverte et accueillante avec vous...
Brian J. Peterson : Oui, mais ce n’est qu’après avoir passé beaucoup de temps avec les collègues et les amis de Sankara que j’ai rencontré sa famille. Une fois que j’ai pris contact, ils m’ont vraiment bien accueilli et j’ai pu passer du temps avec eux - en particulier avec Pascal et Paul Sankara [NDLR : deux frères de Thomas] - à socialiser, discuter, regarder le football, écouter de la musique ou partager des repas. Une grande partie de ce que j’ai appris sur Sankara en tant que personne est due à cette immersion dans la culture familiale. Bien sûr, il y avait aussi des entretiens formels, plus structurés et enregistrés, portant sur des questions ou des périodes spécifiques de l’histoire de la famille. Les sœurs de Sankara, en particulier Pauline, Florence et Colette, étaient également extraordinairement bien informées sur l’histoire de la famille.
Chacun apportait sa pièce du puzzle, ses souvenirs, et ma tâche consistait donc simplement à écouter attentivement. Cet éventail de pièces du puzzle allait finalement inclure de nombreux documents d’archives officiels, les témoignages de diplomates américains, de journalistes, de travailleurs humanitaires et d’autres étrangers dont les anecdotes et les souvenirs apportaient des perspectives supplémentaires. Tous ces témoignages m’ont permis d’éviter d’écrire une hagiographie.
Victoria Brittain : Les chapitres sur la jeunesse et l’éducation de Sankara révèlent un niveau de lecture inhabituellement profond, et un élève doué dont les qualités de leadership ressortent à travers de nombreuses anecdotes. De fait, vous dressez un portrait inattendu du système éducatif colonial.
Brian J. Peterson : Sankara a eu la chance d’avoir accès à l’éducation formelle dans le système français, à l’école primaire puis au lycée, et à l’académie militaire. Sa génération a vraiment été la première à voir l’éducation s’ouvrir à une plus grande partie de la population, y compris les femmes et les minorités ethniques. Il semble avoir eu un sens inné du leadership et, à l’école, il a réalisé son potentiel intellectuel et fait preuve d’une rare autorité morale. Ses anciens camarades de classe et ses frères et sœurs ont tous observé que Sankara s’élevait naturellement au rang de leader et faisait preuve d’une obsession plutôt précoce pour la justice et l’équité.
Des lectures révolutionnaires à l’académie militaire
Je pense que les racines familiales, ancrées dans l’église catholique, ont été très importantes, comme le montre son adhésion à la théologie de la libération2. Mais sa radicalisation spécifiquement anticoloniale a été à bien des égards nourrie par l’environnement universitaire français, où ses propres professeurs, dont beaucoup étaient africains, exposaient les étudiants aux idées et à la littérature de gauche. Ses camarades de classe ont décrit comment les professeurs de l’école ont joué un rôle décisif dans la radicalisation des jeunes à l’adolescence. Cela semble contradictoire, mais ces écoles coloniales, et finalement les institutions néocoloniales, portaient en elles les outils intellectuels que les jeunes Africains s’appropriaient et mettaient à profit pour critiquer le système colonial.
Il en était de même à l’académie militaire où l’un de ses pères révolutionnaires, Adama Touré, enseignait l’histoire. Touré était un membre clandestin du parti communiste PAI, et il utilisait ses cours d’histoire pour imprégner ses jeunes cadets des idéaux de la gauche. Bizarrement, dans cette institution néocoloniale, conçue pour former de futurs chefs militaires alignés sur la France, les cadets lisaient le Manifeste du parti communiste de Marx, les œuvres de Lénine, les socialistes utopiques français, et apprenaient la longue histoire des révolutions et de la résistance anticoloniale.
Victoria Brittain : En 1969, à presque vingt ans, Sankara était diplômé de l’académie militaire de Ouagadougou et sélectionné pour une formation avancée à Madagascar. Comment ces quatre années sur la Grande île l’ont-elles préparé à ce qu’il allait construire plus tard entre militaires et paysans à Pô - ce que vous avez décrit comme le modèle de la révolution ?
Brian J. Peterson : En 1972, dans le cadre de sa formation, il rejoint une unité malgache, appelée les « bérets verts », qui s’occupe de développement rural. Pour la première fois, il perçoit le rôle potentiel des militaires dans les projets de développement. Les soldats travaillaient aux côtés de la population, construisant des écoles et des dispensaires, et apportant de nouvelles méthodes agricoles. Il était entré à l’académie pour se spécialiser dans les forces spéciales, les opérations commando. Il a quitté Madagascar avec une nouvelle vision de la manière dont il pouvait utiliser sa position dans l’armée pour aider son peuple.
De retour chez lui, il a retrouvé ses amis civils qui avaient passé quatre ans à l’université et vécu les soulèvements étudiants mondiaux de 1968. Les courants marxistes et « tiers-mondistes » les avaient amenés à s’engager dans l’activisme étudiant et en politique. Sankara était prêt à rejoindre lentement, mais clandestinement, les groupes de gauche émergents à Ouagadougou, tout en traçant une nouvelle voie pour lui-même au sein de l’armée.
« Un nouvel esprit de coopération entre ses soldats et la population »
Lors de la sécheresse au Sahel en 1973, Sankara est témoin de la souffrance généralisée dans son pays. Trois ans plus tard, placé à la tête de la base d’entraînement des commandos à Pô, Sankara s’est servi de son expérience à Madagascar pour construire une communauté fondée sur un nouvel esprit de coopération et de confiance entre ses soldats et la population. Les militaires ont été mobilisés en faveur du développement et d’un programme progressiste plus large, notamment en ce qui concerne les comportements à l’égard des femmes.
Victoria Brittain : Pensez-vous que le sommet du Mouvement des non-alignés (MNA) à New Delhi en mars 1983, où il a trouvé une fraternité internationale avec les grands anti-impérialistes de son temps, a été un tournant pour Sankara ?3
Brian J. Peterson : Oui, je pense que le sommet des non-alignés a été déterminant et incroyablement important pour Sankara et son accession au pouvoir. Ce voyage, avant son arrestation le 17 mai 1983 et alors qu’il était encore Premier ministre du gouvernement de Jean-Baptiste Ouedraogo, lui a fourni un soutien diplomatique, logistique, militaire et financier considérable. Il bénéficiait déjà d’un large soutien en Haute-Volta4, parmi les jeunes et la gauche civile. Il avait également le soutien des jeunes officiers progressistes qui venaient de réaliser le coup d’État du 7 novembre 1982. Mais il avait compris que lorsque lui et son groupe auraient pris le pouvoir, ils auraient affaire à des tentatives de déstabilisation de son gouvernement. Ce qui lui manquait, c’était un soutien international.
Sankara a aussi profité de ce voyage en Inde pour faire une escale en Libye et rencontrer Mouammar Kadhafi. La Libye, bien que Kadhafi se soit plus tard retourné contre Sankara, a joué un rôle très important au début, en fournissant une aide militaire et économique. Les armes que Kadhafi a livrées, via le Ghana, à la base de commandos de Pô ont été cruciales. Mais le sommet de New Delhi et les rencontres avec Fidel Castro, Julius Nyerere5, Samora Machel6, Maurice Bishop7, Jerry Rawlings8, Daniel Ortega9 et d’autres, ont fourni à Sankara des alliés diplomatiques et des amitiés qui l’aideront à naviguer dans les périls de la guerre froide et du néocolonialisme français. Rawlings était un allié régional important. Bishop, Machel et Ortega ont tous donné à Sankara le sentiment qu’il n’était pas seul dans ses aspirations révolutionnaires, surtout à une époque d’hégémonie néolibérale, de reaganisme, de thatchérisme et de sentiment que la gauche socialiste s’effondrait à l’échelle mondiale.
Grand admirateur de Castro et de la révolution cubaine
De plus, je pense que, d’un point de vue psychologique, être reçu par ces figures lui a donné plus de confiance et l’a même enhardi. En particulier, Sankara était un grand admirateur de Castro et de la révolution cubaine. Et, pour les projets de développement, seul Cuba était réellement en mesure d’aider, bien que modestement. Lorsqu’il a été reçu par Castro à New Delhi et que les deux hommes ont eu l’occasion de faire connaissance, Sankara a trouvé une inspiration immédiate et un modèle, une sorte de figure paternelle révolutionnaire avec de nombreux conseils sur les processus révolutionnaires et les nombreux défis à relever.
Victoria Brittain : Comment expliquez-vous la fragmentation interne du Conseil national de la révolution (CNR) et des CDR, et la fragilité de la révolution à la mi-1987 ?
Brian J. Peterson : Sankara, selon ses propres mots, comprenait que la révolution qu’il dirigeait se heurtait à des courants et des vents contraires assez puissants. Certains d’entre eux auraient probablement pu être maîtrisés si les dirigeants étaient restés unis. Mais dès le début du processus, des rivalités et des luttes intestines ont miné le noyau du CNR.
Lorsque Sankara a pris le pouvoir, il a compté sur une alliance quelque peu ténue entre la gauche civile et le groupe des jeunes officiers progressistes qui exerçaient un réel pouvoir. Ce groupe était dirigé par le quatuor Thomas Sankara, Blaise Compaoré, Henri Zongo et Jean-Baptiste Lingani. Dès les premiers mois, il y a eu des conflits sur la façon de structurer les choses, comme la principale structure de base, le système des CDR. En fait, la faction militaire a réussi à prendre le contrôle des CDR, tout en écartant les dirigeants syndicaux plus expérimentés, comme Soumane Touré.
Mais même à gauche, il y avait beaucoup de divisions et de rivalités, en particulier entre le PAI-LIPAD (Parti de l’indépendance africaine/Ligue patriotique pour le développement) et l’ULCR (Union des luttes communistes - reconstruite). Dans l’année qui a suivi la révolution, la plus importante des deux factions, le PAI-LIPAD, a été éliminée du gouvernement. Les militaires ont pu consolider le pouvoir, tout en maintenant l’apparence d’une participation civile de gauche. Malgré cela, Sankara reste résolument attaché à sa vision et à ses politiques progressistes. Un engagement qui, comme il le découvre rapidement, n’est pas partagé par de nombreux autres officiers. En fin de compte, il y a eu deux factions principales, l’une se regroupant autour de Sankara et l’autre gravitant autour de Compaoré.
Victoria Brittain : Qu’en est-il des divisions au sein de l’armée ? Les questions clés portées par Sankara, à savoir l’égalité des femmes et la lutte contre la corruption, en étaient-elles en partie responsables ?
Brian J. Peterson : Le programme de Sankara visant à promouvoir l’égalité des femmes n’était pas apprécié par ses collègues officiers. Le soutien le plus fort à son programme féministe se trouvait au sein de la gauche civile, qui était désormais marginalisée. Rares sont ceux qui, au sein de la clique militaire, marchaient au rythme de la libération des femmes, en particulier parmi ses collègues officiers qui avaient des maîtresses. Mais Sankara a d’abord perdu le soutien de l’ensemble de l’armée pour sa gestion de la guerre contre le Mali à la fin de 198510, et l’utilisation des fonds de l’armée vers des projets de développement rural.
« Compaoré a frappé lorsque la révolution était dans le creux de la vague »
Victoria Brittain : Et qu’en est-il de la toile tissée à l’extérieur par Blaise Compaoré, avec les États-Unis et le Fonds monétaire international (FMI), les Français, Félix Houphouët-Boigny, Mouammar Kadhafi, ou encore Charles Taylor ?
Brian J. Peterson : Compaoré était le principal lien entre la faction interne anti-Sankara en pleine expansion et les puissances étrangères, comme la Côte d’Ivoire, la France, la Libye et les États-Unis. La rupture entre Sankara et Compaoré était claire dès juin 1985, lorsque ce dernier a épousé Chantal Terrasson de Fougères, une parente du président ivoirien Félix Houphouët-Boigny. À partir de ce moment-là, il se retrouve de plus en plus dans l’orbite d’Houphouët-Boigny, dans ses réseaux de patronage et dans un monde de luxe et d’enrichissement personnel, au moment même où Sankara intensifie la lutte contre la corruption au Burkina, mais aussi dans toute la région en tant que président de la Communauté économique d’Afrique de l’Ouest (CEAO).
Cependant, les forces internationales mêlées au coup d’État de Compaoré [NDLR : du 15 octobre 1987] ne faisaient par partie d’un plan coordonné. Compaoré a fait appel à diverses formes de soutien étranger de manière fragmentaire, en recherchant un soutien diplomatique et une reconnaissance post-coup, des armes, des incitations et des renseignements. En ce qui concerne le moment du coup d’État, nous savons que Compaoré a frappé lorsque la révolution était dans le creux de la vague et faisait face à des griefs généralisés, voire à une résistance, à une époque où elle affrontait des difficultés économiques croissantes.
Maintenant, sur la base de câbles secrets des ambassades américaines, j’ai pu constater qu’avant le coup d’État, la France avait retiré son soutien financier au CNR. Or ce soutien représentait entre 30 et 40 % du budget du CNR (y compris l’assistance technique et l’aide au développement). Les États-Unis avaient déjà réduit leur aide au Burkina, au début de 1987, d’environ 20 millions de dollars à 1 million de dollars, en grande partie pour des raisons politiques. De plus, 80 % du financement du Programme populaire de développement (PPD) provenait de sources étrangères. Cela signifie que le gouvernement de Sankara était toujours fortement dépendant de l’aide étrangère, malgré les efforts audacieux, et les succès, en direction de l’autosuffisance.
La complainte de Chantal Compaoré sur les « absurdités socialistes »
La fragilité de la révolution était donc en partie liée à une dépendance permanente à l’égard des institutions, des gouvernements et des systèmes contre lesquels Sankara se battait. Puis, avec le retrait abrupt du soutien financier, Sankara a soudainement perdu des alliés internes, de sorte que les membres du CNR ont même contacté secrètement le FMI pour négocier un accord deux semaines seulement avant le meurtre de Sankara. La pression économique mettait à nu les fissures au sein de la direction du CNR et Compaoré a su en tirer parti.
En outre, les Français n’étaient plus disposés à soutenir Sankara et considéraient Compaoré comme une alternative plus modérée. Les Américains étaient du même avis. Au cours de l’année précédent le coup d’État, Compaoré et ses alliés avaient rencontré des diplomates américains, dont l’ambassadeur, et les avaient convaincus qu’ils étaient une option plus viable. L’ambassadeur américain, Leonardo Neher, m’a parlé d’un déjeuner qu’il avait organisé dans sa résidence pour Blaise et Chantal Compaoré, deux mois seulement avant le coup d’État. Au cours du déjeuner, alors que Chantal se plaignait de la révolution et des « absurdités socialistes », il est apparu clairement à Neher que Compaoré était impatient d’embrasser le système capitaliste et de travailler avec la France, les États-Unis et le FMI. D’ailleurs, très peu de temps après avoir pris le pouvoir, Compaoré a contacté le FMI pour négocier un accord.
Mais Compaoré était également motivé par les opportunités qui s’ouvriraient en travaillant avec Mouammar Kadhafi et Charles Taylor, qui cherchaient à utiliser le Burkina comme base arrière pour la formation de soldats et comme canal pour le transfert d’armes de la Libye vers le Liberia. Sankara ayant rejeté leurs demandes, ils se sont adressés à Compaoré, qui a accepté – avec, en contrepartie, une part des bénéfices des mines de diamants du pays une fois que Taylor aura pris le pouvoir. Des câbles américains ont confirmé que la Libye fournissait des armes à Compaoré pendant sa prise de pouvoir, et que Charles Taylor avait déjà établi des liens avec Compaoré à Ouagadougou.
« Houphouët-Boigny était au courant du coup d’État »
Toutes ces différentes puissances étrangères ne travaillaient pas de concert. Les choses étaient orchestrées par Compaoré et sa faction à Ouagadougou. Mais ces puissances étrangères, à des degrés divers, savaient toutes qu’un coup d’État se profilait à l’horizon. Les États-Unis suivaient la situation de très près grâce à leurs contacts avec les officiers burkinabè qui avaient été formés dans le cadre du Programme international d’éducation et de formation militaires (IMET), et les tentacules de la France étaient partout, surtout via la Côte d’Ivoire. Des câbles américains suggèrent que Compaoré se rendait régulièrement à Abidjan avant le coup d’État et que s’il « n’a jamais demandé le feu vert d’Houphouët-Boigny », le dirigeant ivoirien lui a assuré qu’il « fermerait les yeux ». Il est intéressant de noter que l’ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, Michel Dupuch - futur chef de la « cellule Afrique » sous Jacques Chirac [NDLR : entre 1995 et 2002] - a déclaré aux diplomates américains qu’il avait « personnellement informé Houphouët du coup d’État » et que « la première réaction du président a été un haussement d’épaules, presque de l’indifférence... [Il] a exprimé peu de surprise et n’a montré aucun sentiment pour l’éviction de Sankara ». Cette réaction suggère qu’Houphouët-Boigny était au courant du coup d’État et qu’il l’a soutenu au moins tacitement - comme d’autres chefs d’État des pays voisins.
En fin de compte, les forces internationales qui se sont dressées contre Sankara, dont la classe politique africaine francophone, étaient trop nombreuses. Une fois les liens établis entre Compaoré et ces groupes d’intérêts, Sankara ne pouvait pas faire grand-chose, surtout compte tenu de l’avantage militaire écrasant de Compaoré au Burkina. Les rapports de force, internes et externes, avaient tous basculé irrémédiablement contre lui, même si Sankara était toujours largement admiré par son peuple et par les Africains du continent.
Victoria Brittain : Vous faites référence à de nombreux câbles diplomatiques américains, qui commencent par des appréciations chaleureuses de Sankara avant la révolution. Dans quelle mesure les liens avec la Libye ont-ils occupé une place centrale dans la réflexion de Washington pendant la guerre froide ?
Brian J. Peterson : Ma lecture des câbles des ambassades américaines, ainsi que les entretiens avec le personnel du service extérieur, ont montré que Sankara était la source d’une grande fascination, mais aussi d’une profonde inquiétude. Il est apparu pour la première fois dans les radars de l’ambassade américaine alors qu’il était encore cadet à l’école militaire. L’idée était de le faire venir aux États-Unis pour le programme IMET, car certains de ses collègues, comme Paul Yameogo, faisaient déjà partie du premier groupe de soldats voltaïques à avoir étudié aux États-Unis, à partir de 1979 (au centre de renseignement militaire américain de Fort Huachuca). L’ascension de Sankara a été rapide, et en 1981-1982, alors qu’il était ministre de l’Information dans le gouvernement de Saye Zerbo, le Département d’État américain l’a invité pour une tournée d’un mois aux États-Unis afin d’établir une relation avec lui.
À cette époque, Sankara était également en contact permanent avec le gouvernement Mitterrand et le ministère de la Coopération alors dirigé par Jean-Pierre Cot. En fait, il négociait le financement français pour la retransmission télévisée en direct, en Haute-Volta, des matchs de la Coupe du monde de football de 1982 et, à un moment donné, il a menacé de se procurer des fonds auprès de Kadhafi si la France ne pouvait pas le faire.
« En fréquentant Kadhafi, Sankara se mettait dans la ligne de mire »
À partir de ce moment, la nouvelle s’est répandue dans les milieux du renseignement américain que Sankara avait des liens avec la Libye. C’était une préoccupation majeure, car la CIA venait de s’impliquer dans une guerre secrète contre Kadhafi dans le cadre de la guerre civile au Tchad. Pour le président Ronald Reagan, la Libye de Kadhafi était le mal incarné : un croque-mitaine islamo-socialiste et un État terroriste. Tout lien avec la Libye était un énorme signal d’alarme. Les États-Unis étaient profondément troublés par l’expansion de l’influence libyenne en Afrique et notamment au Sahel. Washington considérait la Libye comme un dangereux agent de déstabilisation et la priorité était donc de contenir Kadhafi. En le fréquentant, Sankara se mettait dans la ligne de mire.
D’autre part, les diplomates américains étaient réellement charmés par Sankara. À l’époque, Leonardo Neher travaillait au Bureau of Intelligence and Research (connu sous le nom d’INR) du Département d’État, et il était captivé par Sankara et ses projets pour lutter contre la corruption, libérer les femmes, etc. Neher, un officier de carrière du service extérieur et un « libéral » autoproclamé, m’a dit que la raison pour laquelle il a postulé pour le poste d’ambassadeur américain en Haute-Volta était qu’il voulait vraiment travailler avec Sankara, qui représentait quelque chose de nouveau et d’excitant dans la politique africaine. Malheureusement, le nuage libyen autour de Sankara ne s’est jamais vraiment dissipé et continuera à compliquer cette relation.
Victoria Brittain : Comment expliquez-vous l’intérêt, aujourd’hui, des anglophones pour Sankara, alors que de son vivant, cet intérêt était minime - et uniquement à gauche ?
Brian J. Peterson : La révolution burkinabé a été suivie dans toute l’Afrique, et Sankara a suscité un large soutien dans les cercles de gauche africains francophones - et c’est encore le cas aujourd’hui, même si l’intelligentsia n’a pas toujours eu une attitude aussi favorable, comme en témoigne la référence d’Achille Mbembe au gouvernement de Sankara, qu’il a qualifié de « régime pseudo-révolutionnaire »11. Aux États-Unis, Sankara était très admiré dans certaines communautés panafricaines progressistes dans les années 1980, mais l’intérêt pour la révolution s’est estompé assez rapidement après son assassinat. Il y a un décalage entre son immense popularité en Afrique et le manque d’intérêt académique pour son histoire. Peu d’historiens ou d’universitaires anglophones ont écrit sur lui. Il est même absent de la plupart des études générales sur l’Afrique, à tel point que l’historien Paul Nugent a déclaré que la révolution avait été « effacée de l’histoire ».
Victoria Brittain : À partir de quand l’intérêt a-t-il ressurgi ?
Brian J. Peterson : L’héritage posthume de Sankara est monté en flèche après le renversement de Compaoré en 2014. Cela s’explique en partie par la prolifération de vidéos, de discours et d’autres documents en ligne consacrés à Sankara12. Cela coïncide aussi avec les interventions françaises au Sahel et les critiques qui en découlent. Il y a également eu un regain d’intérêt pour les révolutions et les luttes politiques africaines depuis le printemps arabe, tandis que le contexte encore plus large de la crise financière mondiale de 2008 et les mouvements populaires qui en ont résulté, comme « Occupy Wall Street » en 201113, ont conduit à une reconsidération sérieuse des formes de socialisme.
Il y a en outre un facteur générationnel, tant en Afrique que dans le monde anglophone au sens large. Les plus jeunes, même aux États-Unis, qui n’ont pas vécu avec la pensée de la guerre froide, ont pu évaluer le socialisme de manière plus lucide et équilibrée. J’ai également détecté un fort courant d’intérêt en Afrique du Sud, ainsi qu’au sein de la diaspora nigériane au Royaume-Uni.
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1Anthropologue de formation, Valère Somé a été un des théoriciens de la révolution burkinabé. Très proche de Sankara, qu’il conseillait, il fut également ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique de septembre 1986 à septembre 1987. Après le coup d’État du 15 octobre 1987, il fut arrêté et torturé, puis vécut en exil de 1988 à 1994. Il a publié un ouvrage sur la révolution : Thomas Sankara, l’espoir assassiné, paru chez L’Harmattan en 1990. Il est décédé le 30 mai 2017, à l’âge de 67 ans.
2Élaboré par plusieurs religieux sud-américains, dont le prêtre péruvien Gustavo Guttierez, ce concept est un courant de pensée qui « dit aux pauvres que la situation qu’ils vivent actuellement n’est pas voulue par Dieu », qui prône « une société juste et fraternelle », et qui, par conséquent, appelle à « un engagement de libération » afin de rendre dignité et espoirs aux pauvres et aux exclus. Il a inspiré de nombreux mouvements politiques de gauche à partir des années 1970, sur le continent américain et au-delà.
3Sankara y a tenu un discours très personnel, au lieu de celui qu’il était censé prononcer, dans lequel il a demandé qu’Israël soit poursuivi pour « crime contre l’humanité », citant les massacres de Sabra et Chatila de septembre 1982. Ce discours a incité Fidel Castro à vouloir le rencontrer et à l’inviter à un entretien privé.
4Ce n’est qu’en août 1984 que la Haute-Volta, un nom hérité de la colonisation, a été rebaptisée Burkina Faso par le pouvoir révolutionnaire.
5Figure du socialisme africain, il a dirigé la Tanzanie de 1964 à 1985.
6Membre du Front de libération du Mozambique (Frelimo), il fut le premier président de la République populaire du Mozambique entre 1975 et 1986.
7Chef du gouvernement révolutionnaire de la Grenade, un pays des Antilles, de 1979 jusqu’à son assassinat le 19 octobre 1983.
8Militaire de gauche et président du Ghana en 1979 et de 1981 à 2001.
9Figure de la révolution sandiniste au Nicaragua, il dirigea le pays de 1979 à 1990, et à nouveau depuis 2007.
10Du 14 au 30 décembre 1985, les deux pays se font la guerre pour une bande de terrain frontalière de 275 km de long et 50 km de large, à l’extrême nord du territoire burkinabé. Le bilan officiel de la « guerre de la bande d’Agacher » (également appelée « guerre de Noël ») est de 141 morts et près de 300 blessés côté burkinabé, et de 38 morts et 17 blessés côté malien.
11Achille Mbembe, « Provisional Notes on the Postcolony », Africa Vol. 62, No. 1, 1992.
12Une grande quantité de ces documents est disponible sur le site thomassankara.net.
13Mouvement de contestation pacifique dénonçant les abus du capitalisme financier.