Un⸱e artiste raconte une œuvre

Hassan Hajjaj. « Ces détails sont des couches d’occidental et de marocain »

Le corps africain et la mondialisation (2) · De l’esclavage à nos jours, le corps des Africain⸱es a toujours servi les intérêts du capitalisme mondial. Des Marocain⸱es vêtu⸱es de copies de marques de luxe européennes aux « migrant⸱es économiques » rejetées par la mer ou exploité⸱es, en passant par les déchets industriels déversés par l’Occident et triés à mains nues... Des artistes expliquent leur travail à travers une de leurs œuvres et confient leur rapport à cette mondialisation asymétrique.

© Hassan Hajjaj

Hassan Hajjaj, 63 ans, est un artiste et photographe marocain qui vit entre Londres et Marrakech. Ses œuvres sont exposées dans les musées nationaux de Paris, Londres, Los Angeles, Toronto, Tunis, Dubaï et Sharjah. Son travail est une fusion unique d’images marocaines et de références surprenantes à la modernité mondiale, en particulier à la mode. Depuis 2000, il a organisé 24 expositions personnelles, de New York, Houston et Los Angeles à Paris, Florence, Berlin, Bâle et Londres, en passant par Doha, Casablanca et Marrakech.

Il a réalisé des pochettes d’albums et des séries de photographies et de vidéos emblématiques de musiciens, principalement africains, qui font partie intégrante de sa vie. Son modeste studio de l’est de Londres déborde de piles de couvertures, de tissus, de cadres en bois et en caoutchouc, de rouleaux de tapis tissés aux couleurs vives, de boîtes empilées et de caisses de Coca-Cola rouges recyclées, tandis que les murs sont couverts d’images et d’objets tirés des différentes phases de ses vingt années de travail et de nouvelles œuvres expérimentales.

Dans un coin, son frère Mustafa travaille sur un minuscule bureau, organisant la logistique des commandes de matières premières et des expéditions à travers le monde vers des expositions ou des collectionneurs. À l’étage en dessous se trouve l’atelier tout aussi encombré où sont fabriqués les tirages « Metallic Lambda » (technique d’impression sur un papier métallique), les caissons lumineux en bois, les cadres en noyer et d’autres objets de toute sorte. Des expositions à Casablanca et à Paris sont prévues pour décembre 2024 et janvier 2025.
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« J’AI CHOISI CETTE IMAGE, « Gang of Marrakesh », parce qu’elle illustre bien ma façon de travailler et le long voyage qui se cache derrière la réalisation d’une photo, quelle que soit la série. J’avais en tête l’image évolutive de ces femmes avec leurs puissantes motos, la façon dont elles s’asseyaient et ce qu’elles portaient. Au fil du temps, j’ai acheté divers tissus modernes et à la mode, ici, près de mon studio, dans l’est de Londres, à New York et à Marrakech, et je les ai transformés en kaftans traditionnels. Quant aux babouches marocaines classiques, je les ai fabriquées à partir de faux tissus Louis Vuitton. Tous ces détails sont des couches de moderne et de traditionnel, d’occidental et de marocain. Je savais que je prendrais l’image en contre-plongée, de sorte que nous regardions ces femmes, si sûres d’elles, si belles et si puissantes, et pourtant énigmatiques, qui ne vous laissent pas pénétrer dans leur monde.

Hassan Hajjaj
Hassan Hajjaj
DR

Les personnes que je photographie sont toujours des personnes que je connais, des ami⸱es ou des personnes qui sont devenues des ami⸱es grâce à notre travail commun. Dans cette image, ce sont mes voisines à Marrakech et leur entourage. Je vis dans la médina, où tout le monde se connaît et sait ce qu’il fait. Certaines de ces filles sont par exemple des artistes du henné qui dessinent sur les mains des touristes. La confiance est essentielle pour travailler ensemble, et cela prend du temps. Elles se présentent comme elles veulent, changent de pose à leur guise. Et je photographie toujours à l’extérieur, je recommence encore et encore, jusqu’à ce que j’obtienne le moment exact que je souhaite. J’ai commencé cette série en 1999, je l’ai reprise en 2002, jusqu’en 2006. Vous voyez les mêmes femmes, avec des vêtements similaires, différents groupes, différentes poses. Toujours confiantes, ensemble, mais insaisissables et mystérieuses pour le spectateur.

J’ai toujours voulu montrer au monde ce que je vois de mon pays et de ses habitants : l’énergie, l’attitude, l’inventivité et le glamour de la mode de rue, les graphismes fantastiques sur les objets et les produits de tous les jours, la joie de vivre et la force de caractère des gens. Les cadres sont également très importants : j’utilise presque toujours des cadres en noyer doubles avec ici, entre les deux lignes de bois, des boîtes de peintures automobiles à l’ancienne de la marque Atlas. J’utilise beaucoup d’objets du quotidien dans mes cadres – des bouteilles de khôl, de Coca-Cola, des boîtes de tomates, des cubes de jeux d’enfants représentant les lettres arabes de l’alphabet, des chewing-gums Chiclets...

« Se frayer un chemin dans un monde inconnu »

Tous ces objets sont les couleurs vives de tous les jours au Maroc, et ils entourent chaque image originale que j’ai réalisée. J’aime particulièrement ce mélange de couleurs, et j’ai appris à ne pas avoir peur de tout mixer. La musique est également très importante pour moi et je l’écoute pendant que je travaille. C’est pour ça, je pense, que les images et les cadres ont une sorte de rythme.

Lorsque je suis venu pour la première fois à Londres avec mes frères, en 1973, nous étions des adolescents qui exploraient un monde complètement différent de celui dans lequel nous vivions à Larache, au nord de Marrakech, au bord de l’océan Atlantique. Nous ne parlions pas anglais et nous nous sommes contentés de nous frayer un chemin en écoutant, en observant, dans ce monde inconnu. Je me souviens de films emblématiques que nous aimions : Blow Up de Michelangelo Antonioni (1967), If de Lindsay Anderson (1968), Kes de Ken Loach (1969), Clockwork Orange de Stanley Kubrick (1971)... Le monde anglophone !

À la fin des années 1970, je gravitais autour de la scène londonienne avec des DJ, des groupes de musique, il y avait des fêtes, puis un peu de punk rock et des artistes de la mode, comme Vivienne Westwood et John Galliano, qui donnaient juste un coup de main, et une chose en entraînait une autre... Tout cela était excitant dans un Londres gris mais plein de gens brillants et de portes ouvertes. »

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