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« Sirât » ou le pays qui n’existait pas

Cinéma · Marc-Antoine Pérouse de Montclos met au jour, dans une critique toute personnelle du film Sirât, un non-dit qu’il regrette sur le contexte politique de l’intrigue située dans le Sahara marocain.

L'image montre un paysage désertique, vaste et aride, baigné par une lumière douce. Au centre, un groupe de personnes est assis autour d'un feu de camp. Ils semblent se détendre et passer un bon moment ensemble. À proximité, deux véhicules distincts attirent l'attention : l'un est un camping-car jaune, l'autre un véhicule utilitaire de couleur sombre. Des haut-parleurs ont été disposés autour du groupe, évoquant une ambiance festive. Le sol est sablonneux, et l'atmosphère semble calme, presque magique, sous un ciel d'une teinte uniforme.
Photo de tournage
© Movistar Plus+

Primé au dernier Festival de Cannes, le film Sirāt1 connaît un grand succès en salle. Son titre fait référence à un pont en arabe et, dans les textes sacrés de l’islam, à un ultime passage vers l’au-delà. Et pour cause : il s’agit d’une lente descente aux enfers, à mesure que le fameux acteur espagnol Sergi López s’enfonce dans le désert à la recherche de sa fille, perdue dans une hypothétique rave party dans le sud du Maroc.

Le film est hallucinant et clivant. On adore ou on déteste. Sur le plan purement cinématographique, il y a beaucoup de raisons d’aimer cet objet innovant et mal identifié, un film d’auteur que, dans tous les cas, on n’oublie pas, loin, très loin des productions formatées de Hollywood.

Hypnotique, la bande-son, composée par le Français Kangding Ray, est tout aussi fascinante. Sur fond de basses saturées, elle rythme des scènes surréalistes dans un cocktail explosif qui mélange les univers de la fête libre et du désert. Le film a aussi le mérite de ne pas présenter les adeptes de la techno sous des dehors outranciers. Hormis Sergi López, les acteurs ne sont d’ailleurs pas des professionnels mais de vrais teufeurs. Depuis l’installation des sound-systems jusqu’à la dispersion de la foule par l’armée marocaine, on se laisse prendre au jeu.

Des non-dits gênants

Sur le plan politique, en revanche, on est un peu gêné par les non-dits. Les teufeurs du road-movie sont sous l’emprise de drogues. Au regard de la beauté féerique des paysages qui plantent le décor de Sirāt, on pourrait donc croire que les épreuves qu’ils traversent sont fantasmées. La situation semble d’autant plus irréelle qu’à un moment, la radio annonce à Sergi López et à ses compagnons de voyage les débuts apocalyptiques et assez improbables d’une troisième guerre mondiale.

Pourtant, tout est bien réel, et le public qui n’a pas encore vu le film doit arrêter ici la lecture s’il veut ménager les effets de surprise de Sirāt. L’ensablement des véhicules, les trafics de bidons d’essence et le passage d’un gué sont fort réalistes, à une ou deux invraisemblances près, par exemple quand Sergi López traverse une rivière en voiture et redémarre sans souci sur l’autre berge alors que l’habitacle de son véhicule a été complètement inondé et qu’il n’a visiblement pas pris la peine de protéger le delco de son moteur.

Aussi traumatisantes soient-elles, les scènes finales ne sont pas non plus sorties d’une imagination complètement débridée. Les champs de mines de Sirāt existent bel et bien. L’un des auteurs de ces lignes peut en témoigner pour les avoir traversés avec un reporter-photographe à bord du premier véhicule autorisé à franchir la frontière entre la Mauritanie et le Sahara occidental, à peine quelques jours après la conclusion du cessez-le-feu signé le 6 septembre 1991 entre le Front Polisario et l’armée marocaine. Cet épisode alimente les images d’archives des dix dernières minutes d’un documentaire intitulé Cabotage et diffusé sur la chaîne YouTube du Ceped (Centre Population Développement)2. On y voit, notamment, le Mur des sables de 2700 kilomètres érigé par l’armée marocaine entre 1980 et 1987 pour se protéger des attaques du Polisario.

Des mines qui tuent toujours

Le mot est lâché : le Sahara occidental, ou la RASD (République arabe sahraouie démocratique), qui a déclaré son indépendance en 1976 et qui, soutenue par l’Algérie, est encore reconnue par quelques États africains. Les Nations unies considèrent ce « pays imaginaire », jamais cité dans Sirāt, comme un des derniers territoires non décolonisés du monde depuis qu’il a été occupé militairement par le Maroc après le départ précipité du colonisateur espagnol, en 1975. Et les mines antipersonnel utilisées par les deux belligérants continuent de tuer, surtout depuis la reprise du conflit armé et la rupture du cessez-le-feu, en 2020, qui s’accompagnent désormais d’attaques de drones. Le Maroc, allié de la France, n’a jamais fourni de plan de pose de ses mines pour permettre aux Nations unies de nettoyer la région. Il n’a pas non plus adhéré au traité d’Ottawa sur l’interdiction des mines antipersonnel. En 2005, le Front Polisario a, lui, signé un engagement unilatéral avec une ONG suisse, l’Appel de Genève, pour coopérer au déminage.

Le Service de lutte antimines des Nations unies (Unmas) estime que plusieurs centaines de kilomètres carrés restent contaminées. Depuis 1975, on recense plusieurs milliers de victimes, y compris des chercheurs français de l’Orstom (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer) en Mauritanie.

On peut, certes, comprendre le choix artistique du réalisateur franco-espagnol Óliver Laxe. Des précisions géopolitiques auraient certainement nui à la trame poétique du film. Mais la nationalité espagnole du réalisateur, qui s’est installé au Maroc en 2006, n’est sûrement pas pour rien dans sa sensibilité et sa connaissance assez fine du désert. Il n’y a pas de doute possible : l’arrière-plan géopolitique de Sirāt a délibérément été gommé au profit du spectacle. C’est dommage car, du coup, le film donne parfois le sentiment de se complaire dans une violence gratuite et morbide alors même que les réalités d’une guerre oubliée auraient mérité d’être mises en lumière. De plus, des dizaines de milliers de jeunes teufeurs vont aller voir le film sans jamais rien connaître du drame sahraoui.

Le train minéralier le plus long du monde

Le public amateur de voyages et de sensations fortes n’imagine pas non plus que les séquences ferroviaires de Sirāt font référence à un train minéralier, le plus long du monde, jusqu’à 2 kilomètres entre la première locomotive et le dernier wagon. La voie ferrée, en l’occurrence, longe la frontière entre la Mauritanie et le Sahara occidental. Mise en service en 1963, elle relie sur plus de 700 kilomètres les mines de fer de Zouerate au port de Nouadhibou, sur la côte Atlantique.

Pour Óliver Laxe, une séance de rattrapage est toutefois possible. En relevant un défi : organiser une projection de Sirāt à Tindouf, un immense camp de réfugiés et la capitale en exil de la RASD du côté algérien de la frontière. L’événement permettrait de fêter le cinquantième anniversaire du drame oublié des Sahraouis depuis la fin de la colonisation espagnole. Le public est là pour une grande séance de cinéma dans le désert, avec quelque 176 000 réfugiés dans l’attente d’un hypothétique référendum d’autodétermination que le Maroc a réussi à torpiller.

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1Réalisé par Óliver Laxe, 1 h 55, Prix du Jury 2025.

2Voir ici.

3Réalisé par Óliver Laxe, 1 h 55, Prix du Jury 2025.

4Voir ici.