Au début de The Woman King, le film d’action réalisé par Gina Prince-Bythewood (sorti en septembre 2022 en France), nous sommes transportés en 1823, lorsque la traite transatlantique des esclaves a fait de l’Europe et de certaines parties des Amériques des puissances mondiales de premier plan. Au cœur de cette ruée vers la main-d’œuvre de masse se trouvent les empires et les commerçants d’Afrique de l’Ouest, qui profitent de l’occasion pour s’enrichir en vendant des hommes, des femmes et des enfants enlevés dans les territoires environnants.
Le Dahomey, un royaume qui vient de s’emparer d’un groupe de captifs issus du puissant État d’Oyo (dans le Nigeria actuel), est au centre de ces conquêtes violentes. Ayant longtemps reconnu le règne de ses voisins impériaux, ce triomphe sur les Oyo voit le Dahomey émerger comme une nation à part entière, défendue par une impressionnante armée exclusivement féminine, appelée « Agojie ».
La fabrication d’huile de palme a généré une certaine prospérité pour cette monarchie. Mais elle n’est rien comparé au volume d’armures, d’armes et de métaux précieux européens échangés dans le cadre de la traite des Africains. Tout au long du film, la question de savoir s’il faut intensifier cette course aux richesses issues du commerce des esclaves est débattue par les dirigeants dahoméens. Ce royaume peut-il résister aux tentations d’une abondance gorgée de sang ? Sera-t-il dépassé par les monarchies rivales qui ambitionnent de s’emparer d’une part du butin ? Et y aura-t-il un coût spirituel à ce commerce d’êtres humains ?
Une représentation historique choquante
Si cette description ressemble à celle d’un roman fantastique, c’est parce que The Woman King donne une représentation fantaisiste des conflits qui ont réellement impliqué le Dahomey et l’armée Agojie. Dans ce film, l’esclavage des Africains sert de toile de fond pour mettre en avant les vertus de ce royaume ouest-africain « ré-imaginé », dans lequel les Agojie sont dépeintes en féministes vertueuses aux convictions anticoloniales prophétiques. En réalité, l’empire du Dahomey fut l’un des plus grands profiteurs de la traite des esclaves. Il se servit des biens acquis auprès des Européens pour étendre son emprise sur ce qui est aujourd’hui considéré comme le sud du Bénin.
Le film mise sur le caractère novateur de l’Agojie comme moyen de promouvoir la diversité, en espérant que l’image d’une armée de femmes noires du XIXe siècle répondra aux attentes du marché en matière d’émancipation féminine. Pourtant, par sa brutalité, ce régiment a semé la terreur dans les communautés et dans les villages qu’il a ratissés pour capturer ses habitants. Surnommées par les Français les « Amazones du Dahomey », ses combattantes ont acquis la réputation de mener des attaques épouvantables, dont certaines se terminaient par des décapitations et des éviscérations.
Le Dahomey n’a certes pas été la seule monarchie africaine à prendre part à la traite des esclaves, mais la représentation historique qu’en fait The Woman King peut être perçue comme choquante, en particulier pour les descendants d’Africains réduits en esclavage.
Lors la première du film, le hashtag #BoycottWomanKing a circulé sur Twitter. Les comptes affiliés à l’African Descendants of Slavery (ADOS), un mouvement qui demande que des distinctions politiques, économiques et culturelles soient faites entre les immigrants noirs et les descendants noirs américains de l’esclavage, ont critiqué la façon dont The Woman King évoque la traite négrière. Mais ce hashtag n’a pas connu une grande popularité, notamment parce que de nombreux comptes ADOS étaient des bots conçus pour le doxxing1.
Un message contradictoire
Dans une interview accordée au magazine Variety, l’actrice américaine Viola Davis, qui a coproduit et joué dans le film, a déclaré que « la majeure partie de [The Woman King] est fictive » et qu’« il [fallait] qu’elle le soit »2. Pourtant, lorsque le film a été commandé par TriStar Pictures en 2018, il a été présenté comme « une puissante histoire vraie » qui révélerait « l’un des grands moments oubliés de l’histoire... où une armée de femmes africaines a repoussé l’esclavage, le colonialisme et les guerres intertribales pour unifier une nation »3.
Gina Prince-Bythewood a tenté de clarifier ce message contradictoire, en déclarant au Hollywood Reporter que le rôle joué par le Dahomey et l’Agojie dans la traite des esclaves, qui a été remis en question par Nikole Hannah-Jones, la fondatrice du Projet 16194, a été débattu dès les « premières discussions » qu’elle a eues avec son équipe. En outre, elle a insisté sur le fait que le film ne passerait pas sous silence cette réalité, expliquant qu’il allait « dire la vérité » et qu’il ne « reculer[ait] devant rien ». Cependant, elle a souligné qu’il était tout aussi important de mettre en évidence la nécessité de « surmonter les difficultés et de se battre pour ce qui est juste ».
Ainsi dès le début, l’intérêt de ce film reposait sur un récit supposé exact évoquant un épisode de bravoure anticoloniale et féministe, et abordant un éventail de questions d’actualité susceptibles de toucher un large public progressiste. Il n’est pas rare que les cinéphiles s’intéressent à l’exactitude historique d’un film d’époque. Mais s’il colporte une interprétation erronée d’un passé douloureux, allant jusqu’à suggérer que ses personnages et ses histoires sont « oubliés », il y a lieu de s’interroger sur l’éthique de ces pratiques. Ce d’autant que les producteurs de The Woman King vantent son « potentiel à changer la donne pour les femmes de couleur (sic) du monde entier ».
Surfer sur la vague de « Black Panther »
Il est intéressant de noter que l’histoire de The Woman King est fondée sur un récit romancé de Maria Bello, une autre coproductrice du film. Maria Bello a écrit cette histoire après un voyage au Bénin en 2015, au cours duquel elle a découvert l’histoire des Agojie. Elle l’a pensée comme une réponse à la fois féministe et africaine au film Braveheart5. Lorsqu’elle a reçu le manuscrit, la productrice Cathy Schulman a vu pour sa part l’opportunité de « faire un film d’action entièrement féminin et noir ». Le succès financier du film de Marvel, Black Panther (sorti en 2018), qui a rapporté plus de 1,3 milliard de dollars de recettes dans le monde, a fait miroiter des perspectives commerciales pour The Woman King, en démontrant que les films d’action avec un casting majoritairement noir pouvaient s’envoler au box-office.
Il n’est pas nécessaire de ressasser les arguments raciaux réducteurs qui définissent la notion d’appropriation culturelle. Mais il est ironique qu’un film annoncé comme une révolution cinématographique pour les femmes noires - sur le continent et au sein de la diaspora - ait vraisemblablement été écrit par deux Américaines blanches. Il ne s’agit pas de suggérer que les Blancs n’ont pas le droit de s’intéresser aux histoires africaines - cela suffirait à rendre obsolète tout département de littérature et d’histoire africaine ! Mais étant donné le marketing moralisant du film, on s’attendrait au moins à ce qu’une partie des auteurs du scénario ressemble au monde de The Woman King. Cela prouve que, même avec de bonnes intentions, Hollywood ne parvient pas à être inclusif, surtout en coulisses.
Cela dit, au-delà des slogans creux, The Woman King est un film très agréable à regarder. C’est l’un des rares films d’action dont l’intrigue n’est ni alambiquée, ni inexistante, ni truffée de références qui vous obligent à regarder 37 préquels pour comprendre un échange de deux minutes entre deux personnages. Pour la plupart, les scènes d’action sont organisées de manière à mettre en valeur les différentes forces de l’Agojie. [...]
Conflit de génération
Dans ce film tourné dans différentes régions d’Afrique du Sud, le royaume du Dahomey a un caractère royal et familial qui évoque les apparats de la richesse précoloniale. En outre, les uniformes des Agojie sont élaborés, mais discrets, et vous font comprendre que ces femmes ne sont pas là pour plaisanter. C’est un témoignage de la recherche et du goût de la costumière Gersha Phillips, qui privilégie la fonctionnalité sans compromettre la beauté. L’utilisation de cauris, de batik de coton teint à la main, de broderies fines et d’articles plus fonctionnels comme les pochettes et les brassards montre bien que nous avons affaire à une nation guerrière.
Grâce au personnage de Nanisca, la générale du régiment Agojie, le film tient la promesse de Maria Bello de donner à voir une femme africaine façonnée à l’image de William Wallace. Interprétée avec une grande sobriété par Viola Davis, sa position sur la traite des esclaves est claire : il existe des moyens moins répréhensibles d’acquérir richesse et pouvoir. En tant que cerveau et force vive des batailles les plus féroces de l’armée, ses valeurs ont été façonnées par les expériences traumatisantes et les guerres auxquelles elle a survécu, ce qui a renforcé sa loyauté envers le Dahomey. […]
Alors que Nanisca représente le sens du devoir et de l’honneur d’une génération plus âgée, Nawi, un autre personnage du film joué par l’actrice sud-africaine Thuso Mbedu, symbolise le désir d’une génération plus jeune d’échapper aux limites liées au sexisme de son environnement. Après avoir repoussé les arrangements matrimoniaux de son père, elle est déterminée à réaliser son rêve d’enfant : devenir une Agojie. Mbedu articule les efforts de Nawi pour concilier ses peurs, ses désirs et ses ambitions avec la fougue de la jeunesse. Son interprétation est l’un des rares moments où la politique identitaire du film ne semble pas si maladroite. [...]
Une vérité parfois trop douloureuse
La sortie de films tels que The Woman King et Black Panther crée une pression étrange sur les écrivains, journalistes et critiques noirs qui sont souvent, voire exclusivement appelés à donner une interprétation de ces productions culturelles à un lectorat libéral majoritairement blanc. Profitant de l’opportunité de voir leur travail diffusé à grande échelle, en particulier dans une publication de référence, ces commentateurs adoptent un ton critique, qui attribue des responsabilités politiques aux productions hollywoodiennes à grand spectacle, ou qui confond le divertissement avec l’art de la résistance.
Néanmoins, une partie de moi est curieuse de savoir quel genre de film aurait pu être The Woman King s’il s’était abstenu de prendre des libertés avec le rôle de l’Agojie dans la traite des esclaves. Les excès de la politique identitaire ont nourri une approche égoïste de l’héritage peu recommandable des personnes qui nous ressemblent, nous obligeant à leur attribuer des identités et des croyances qui reflètent les nôtres. […] Parfois, la vérité est trop douloureuse, même pour ceux d’entre nous qui la recherchent. Si je ne me sentais pas obligée d’anticiper et de contrer les arguments racistes des apologistes de l’esclavage et du colonialisme, je ne peux pas dire avec certitude si j’aurais pu supporter de voir à l’écran les actions réelles des Agojie.
En 2015, l’écrivain américain et défenseur inconditionnel de la liberté d’expression Thomas Chatterton Williams a écrit un essai très réfléchi dans n+1 dans lequel il décrivait le sentiment d’une « douleur ancestrale » lorsqu’il était confronté à des « poupées et figurines de type Sambo » dans les maisons de ses amis à Paris. Cette idée d’une souffrance héréditaire pourrait expliquer pourquoi la représentation de la traite transatlantique des esclaves et du colonialisme touche une corde sensible pour beaucoup. Elle pourrait également expliquer les distorsions créatives de The Woman King, dont je ne suis pas convaincue qu’elles étaient nécessaires. Cependant, le film m’a fait réfléchir aux questions et aux formes de censure qui découlent du débat sur le « trauma porn » - certains estimant qu’il faudrait moins ou pas de films sur certains héritages douloureux de l’histoire des Noirs.
Bien que je rejette l’idée d’ignorer les œuvres qui abordent des sujets inconfortables, je sais aussi que regarder ce genre de fictions n’est pas facile. Peut-être devons-nous admettre que si des films comme The Woman King peuvent nous offrir un petit aperçu du passé, ils ne peuvent pas nous éclairer sur l’Histoire dans son intégralité.
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1Le doxxing est une attaque numérique lors de laquelle des données personnelles et confidentielles sont collectées pour exposer des personnes souhaitant rester anonymes.
2Clayton Davis, « “Woman King” Stars Viola Davis and Julius Tennon Talk Box Office Victory and Defend Film Against Historical Critics : “We Have to Take License” », Variety, 19 septembre 2022.
3Justin Kroll, « TriStar Acquires ‘The Woman King’ Starring Viola Davis and Lupita Nyong’o », Variety, 1er mars 2018.
4« The 1619 Project » est un projet lancé par le New York Times Magazine en 2019, s’inspirant du débarquement des premiers Africains en Virginie en 1619 et visant à réévaluer les conséquences et le poids de l’esclavage aux États-Unis.
5Film réalisé par Mel Gibson et sorti en salles en 1995. Il raconte de manière romancée la vie de William Wallace, héros et symbole de l’indépendance écossaise.