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Au Kenya, la longue histoire de la country music

Histoire · Des centaines de Kényans dansant en ligne coiffés de Stetson, parés de ceintures western, sur des morceaux de Dolly Parton, Cristal Gayle, Don Williams et même Taylor Swift : si cette ambiance western peut paraître incongrue pour un pays africain, elle n’est pas nouvelle dans cette nation est-africaine.

L'image représente un groupe de quatre personnes en noir et blanc, assises autour d'une barrière en bois, sous un ciel partiellement nuageux. Deux hommes et deux femmes sont présents. L'un des hommes joue de la guitare, tandis que l'autre est assis sur un tronc, tenant un instrument à cordes, probablement un banjo ou un ukulélé. Les deux femmes semblent interagir avec l'un des hommes et un cheval qui est également présent, la tête tournée vers eux. Elles affichent des expressions joyeuses, créant une atmosphère conviviale et détendue. Les vêtements des personnages varient : l'un porte un chapeau de cowboy et les autres portent des vêtements simples, typiques de l'époque. L'image évoque un moment de camaraderie et de musique, suggérant un lien fort entre les personnes et la nature environnante.
De gauche à droite : Daniel Gatuga, Esther John, Fundi Konde et Francis (années 1960).
© Ketebul Music

Fin 2004, je me suis retrouvé dans la voiture de la Kényane Virginia Nyako, l’épouse de Maina Njenga, le leader des redoutés Mungiki1, qui prirent part aux meurtrières violences post électorales de décembre 2007-janvier 20082. Alors que Virginia me conduisait rencontrer son mari derrière les barreaux de la prison de haute sécurité de Kamiti, la musique sortant de son autoradio surprit mon attention. C’était de la country-music. « Vous aimez ça ? » Virginia Nyako acquiesça et sourit, tout en maintenant son attention sur les bouchons de matatus (minibus) qui commençaient à coaguler la sortie nord de Nairobi. « Oui, j’aime beaucoup la country, Dolly Parton en particulier. »

Je n’ai jamais oublié cet instant. Virginia Nyako, a été retrouvée décapitée en 2008, sans doute au cours d’une des nombreuses exécutions extrajudiciaires ayant suivi la signature d’un accord de partage du pouvoir entre le président Kibaki et l’opposant Raila Odinga (décédé le 15 octobre). Maina Njenga, son mari, lui a survécu. Après avoir officiellement renié les Mungiki en 2009, il est devenu pasteur de l’église évangéliste Hope International Ministry et reste une personnalité controversée3. Mais, deux décennies plus tard, une partie du Kenya écoute toujours de la country étatsunienne.

Ce fut même l’image « feel good » de cette année africaine qui se termine. Diffusée par le fil Afrique de l’Agence France Presse (AFP) elle a été largement reprise à l’international : des centaines de kenyans dansant en ligne « sur des reprises locales de classiques de Dolly Parton, Kenny Rogers », boots au pied, Stetson sur la tête, boucle de ceinture et chemise western, jusque parfois aux chaps de cuir enfilés au dessus des blue jeans. Le rassemblement, qui se tenait fin juillet sur le site du Ngong Race Course and golf Park de Nairobi, était organisé à l’occasion de la Journée internationale des cow-boys et des cowgirls. Le festival – 2000 shillings le ticket (14 euros) – qui avait pour tête d’affiche Elvis Otieno, l’un des plus célèbres chanteur country du Kenya, offrait une accalmie bienvenue dans une actualité nationale marquée, quelques semaines plus tôt, par la violente répression des manifestations de la Gen Z menées en hommage aux victimes des événements du 25 juin 20244.

« La musique country fait sens pour moi »

« C’est comme si on se sentait à la maison », commentait ce jour là à l’AFP Elijah Manieki, l’organisateur du festival. « Dans ce monde de confusion et de drames, la musique country est la seule chose qui fasse sens pour moi », expliquait de son côté Anne Anene, une festivalière coiffée d’un chapeau de cow-boy rouge. « Quand j’ai commencé à faire de la country, confiait de son coté Elvis Otieno5, qui a embrassé ce style musical en écoutant Gary Brooks et Hank Williams, c’était encore une toute petite niche ». « Il y avait bien quelques programmes de country à la radio, mais on n’avait jamais eu un tel festival. »

Car désormais, la country séduit bien au-delà de la communauté kikuyu, qui a contribué à sa popularité et à son adaptation dans l’une des principales langues vernaculaires du pays. Signe qui ne trompe pas : pour son dîner du nouvel an organisé fin 2024 dans la résidence présidentielle de Kisii, le président William Ruto avait invité Samson Naombi, le nouveau phénomène de la country nationale, propulsé par le réseau social Tiktok. Le chanteur interprète ses morceaux de country gospel en swahili. Le jeune trentenaire, interprète du hit viral Nitauimba Wimbo, est également membre de l’église adventiste du Septième Jour.

Pour le producteur kényan Tabu Osusa, fondateur de Ketebul Music et historien des musiques du pays (voir encadré), l’intérêt des Kikuyus pour la country music vient de leur longue exposition à la musique occidentale anglo saxonne. À partir des années 1890, explique Tabu Osusa, les traditions orales de la communauté kikuyu furent profondément perturbées et érodées par ses longs affrontements avec le colonialisme britannique. Dans le centre du Kenya, ils furent forcés de céder leurs lopins agricoles, donnant naissance à ce qu’on surnomme les « hautes terres blanches ». Ils fournissaient également de la main-d’œuvre dans les fermes britanniques. En raison de cette proximité forcée avec ces colons, les Kikuyus commencèrent à adapter les rythmes occidentaux, d’abord en jouant du mwomboko, des chansons traditionnelles racontant leur quotidien posées sur un rythme rappelant la valse anglaise, puis en utilisant l’accordéon et la guitare acoustique, y compris sur des rythmes country popularisés par la diffusion des premiers disques et la christianisation.

« On y parle de la vie à la campagne et à la ferme »

« Dans les années 1950, le paysage musical populaire kikuyu était ainsi peuplé d’imitateurs du pionnier de la country Jimmie Rodgers, interprétant des chansons tristes en langue kikuyu sur leurs épreuves, tourments, et peines de coeur », précise Tabu Osusa. Rosanna6, enregistré en 1948, et chanté en kikuyu, est considéré comme le kilomètre zéro de la « kényanisation » de la country music. Le picking des interprètes et guitaristes congolais Edouard Masengo et Jean Bosco Mwenda, très populaires dans le Kenya de la fin des années 1950 grâce à leurs concerts en solo diffusés par la la radio nationale, va aussi participer à l’indigénisation de la country, selon l’historien et musicien américain Elijah Walde7.

Le style Mũgiithi sera un de ses rejetons. « Si la country music plaît aussi aux Kényans, soulignait en 2007 le programmateur radio Henry Makhoka à la Radio Publique étatsunienne NPR, c’est parce qu’on y parle de la vie à la campagne et à la ferme, un environnement que nous avons tous connu avant de migrer vers Nairobi ». C’est aussi, soulignait alors NPR, « en raison de ses personnages iconiques qui parlent aux Kényans qui continuent à lutter pour ramener de quoi manger à la maison ou pouvoir scolariser leurs enfants : les joueurs et les bandits de grand chemin, les mères qui se lamentent et les fils sûrs d’eux, les Ruby, les Lucille, les Joleen, les anges et les petites gens ». Pendant que la Gen Z kényane manifestait à Nairobi en juin 2024 sur les sons du morceau « Anguka Nayo », posé sur un beat d’arbantone8, un autre pays, celui des petites villes et du monde rural, en premier lieu du centre du Kenya, continuait à écouter Trace Adkins, Shania Twain, Alan Jackson, Tim McGraw Leann Rimes et désormais Taylor Swift.

À défaut d’avoir pleinement africanisé la country music, les artistes kényans de country, telle qu’Esther Konkara, participent à un mouvement qui s’est accéléré depuis la sortie du « Cowboy Carter » de Beyonce, en 2024 : la réhabilitation de l’apport des musiciens afro-américains dans cette musique9. Mais aussi de l’Afrique mère. Le banjo, symbole de la culture populaire caucasienne étatsunienne, a pour origine l’ekonting, un luth encore présent au Sénégal, en Gambie et en Guinée Bissau10.Cela n’a pas échappé au soft power étatsunien. En mai 2024, William Ruto avait eu droit a une performance du chanteur de country étatsunien Brad Paisley, lors de sa visite d’État et du dîner officiel organisé par la Maison Blanche, alors tenue par Joe Biden.

Les sourciers et les parrains de la musique kényane moderne

Yodel, rumba, afro Funk et afro rock, taraab, benga… L’équipe de Ketebul Music, cofondée par Tabu Osusa, procède depuis 2007, explique ce dernier, à la « documentation et à l’archivage du travail des musiciens kényans qui ont façonné les différents genres musicaux de la région au cours des six dernières décennies ». Ketebul Music produit aussi de jeunes artistes perpétuant cet héritage. Autour de ce travail patrimonial, l’ONG a monté un écosystème, alliant studios d’enregistrement, expositions, production multimédia, et sortie d’une indispensable encyclopédie – Shades of Benga – pour qui veut tout connaître des hommes et des femmes qui ont participé à écrire l’histoire musicale nationale. Parmi eux, le prolifique musicien kikuyu benga Joseph Kamaru (1939-2018), compositeur de plus de 2 000 morceaux – dont un album de reprise des chants de la lutte de la rébellion Mau Mau. Figure des studios d’enregistrement de River Road, alors l’épicentre des musiciens venus des quatre coins du continent africains, Joseph Kamaru, commentateur social et politique aux paroles incisives, d’abord proche du président Jomo Kenyatta, le père de la nation kényane, avant de prendre ses distances après avoir dénoncé l’assassinat du député Josiah Mwangi Kariuki en 1975. Ses relations avec son successeur, Daniel Arap Moi, qui lui avait confié une tournée au Japon, se dégradèrent aussi alors qu’il soutenait l’instauration du multipartisme. Joseph Kamaru s’est ensuite éloigné de la musique profane pour se tourner vers le gospel durant les années 1990. Son petit fils, Joseph, vivant au Royaume Uni, lui-même musicien tourné vers l’ambient – sous l’alias KMRU –, a entamé un méticuleux travail d’exhumation du répertoire de celui que l’on surnommait Mwalimu, (le « maître » ou « prof » en swahili), et qui avait jusqu’alors rarement franchi les frontières de l’Afrique de l’est. Jusqu’à ce mois d’octobre, avec la sortie en France d’une compilation réunissant ses morceaux les plus éclectiques et rythmés. J-C.S

Joseph Kamaru : « Heavy Combination 1966-2007 », sortie fin octobre sur le label Disciples.

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1La secte Mungiki a débuté comme un groupe religieux dans les années 1980, principalement composé de jeunes kikuyu du centre du Kenya. Elle est ensuite devenue un gang criminel secret impliqué, en particulier à Nairobi, dans des meurtres, des extorsions, du racket et d’autres activités illégales. En 2002, le gouvernement a interdit le groupe et lancé une campagne de répression contre ses membres.

2La réélection – jugée frauduleuse par l’opposition – de Mwai Kibaki à la présidence kényane avait plongé le pays, considéré comme une oasis de stabilité en Afrique de l’Est, dans la violence. Affrontements à caractère politico-ethnique et répression policière avaient fait au moins 1 100 morts.

3Ce dernier a tenté vainement de devenir sénateur du comté de Laikipia lors des dernières élections générales de 2022 dans le comté de Nanyuki.

4Au moins huit morts et 400 blessés selon les organisations de défense des droits humains.

5Cet entretien est disponible ici.

6À écouter sur cette anthologie, «  Retracing Kikuyu Music  », produite par Ketebul Music.

7Voir à ce propos l’émission «  From Nashville to Nairobi  », produite par l’équipe d’Afropop Worldwide.

8Dernière musique urbaine, empruntant à la old school kényane et au ragga jamaïcain, née dans les quartiers informels et populaires de Nairobi.

9Stewart Maganga, Country music is hugely popular in Africa. But it’s nearly all imported, The Conversation, 15 octobre 2017, disponible ici.

10«  Le banjo  », Radio France, 8 juillet 2021, à écouter ici.

11La secte Mungiki a débuté comme un groupe religieux dans les années 1980, principalement composé de jeunes kikuyu du centre du Kenya. Elle est ensuite devenue un gang criminel secret impliqué, en particulier à Nairobi, dans des meurtres, des extorsions, du racket et d’autres activités illégales. En 2002, le gouvernement a interdit le groupe et lancé une campagne de répression contre ses membres.

12La réélection – jugée frauduleuse par l’opposition – de Mwai Kibaki à la présidence kényane avait plongé le pays, considéré comme une oasis de stabilité en Afrique de l’Est, dans la violence. Affrontements à caractère politico-ethnique et répression policière avaient fait au moins 1 100 morts.

13Ce dernier a tenté vainement de devenir sénateur du comté de Laikipia lors des dernières élections générales de 2022 dans le comté de Nanyuki.

14Au moins huit morts et 400 blessés selon les organisations de défense des droits humains.

15Cet entretien est disponible ici.

16À écouter sur cette anthologie, «  Retracing Kikuyu Music  », produite par Ketebul Music.

17Voir à ce propos l’émission «  From Nashville to Nairobi  », produite par l’équipe d’Afropop Worldwide.

18Dernière musique urbaine, empruntant à la old school kényane et au ragga jamaïcain, née dans les quartiers informels et populaires de Nairobi.

19Stewart Maganga, Country music is hugely popular in Africa. But it’s nearly all imported, The Conversation, 15 octobre 2017, disponible ici.

20«  Le banjo  », Radio France, 8 juillet 2021, à écouter ici.