Afrique du Sud. À Johannesburg, la vie brutaliste de Ponte City

Histoire · Inauguré il y a cinquante ans, l’un des bâtiments les plus emblématiques de la capitale économique sud-africaine est en vente aux enchères. Marquant l’apogée du régime d’apartheid, la tour résidentielle, qui fut longtemps la plus élevée du continent, a traversé les hauts et les bas du quartier d’Hillbrow, de son déclin à sa lente revitalisation. Jusqu’à devenir un symbole de sa résilience mais aussi de son « africanisation ».


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Imaginez vous tenir au centre d'une immense structure circulaire. La vue se dirige vers le haut, où un puits de lumière éclaire l'espace depuis l'ouverture au sommet. Les parois de ce bâtiment sont composées de béton et forment des motifs en spirale, créant une impression de profondeur et de hauteur. Les fenêtres qui bordent les étages, bien que nombreuses, laissent passer une lumière diffuse qui ajoute une sensation d'apaisement. Le sol est plat et peut sembler rugueux, contrastant avec la douceur de la lumière qui découpe le vide en haut. L'atmosphère est à la fois vide et pleine de possibilité, un mélange d'architecture industrielle et de nature, le tout se rejoignant dans ce grand espace ouvert.
Les 54 étages d’appartements vus de l’atrium de Ponte City (2022).
© Wikimedia

Le soir du 16 octobre 2023, une semaine après l’attaque sanglante du Hamas depuis l’enclave palestinienne de Gaza, Ponte City, le plus célèbre immeuble de Johannesburg, était brièvement illuminé aux couleurs d’Israël. Certains se demandèrent si cet évènement avait vraiment eu lieu et si ce n’était pas plutôt un fake qui avait été diffusé sur les réseaux sociaux. Selon le principal organe de presse de la communauté sud-africaine de confession juive, le South African Jewish Report, il n’y avait en revanche aucun doute1. Pour les plus anciens de la communauté juive de Johannesburg, particulièrement pour ceux qui sont restés dans le bouillonnant quartier d’Hillbrow2 dominé par la tour Ponte City, ce drapeau n’était pas seulement une marque de soutien à l’État hébreu endeuillé. Il agissait aussi comme un rappel du rôle joué par l’entreprenariat juif sud-africain dans la construction du bâtiment.

Avec ses 54 étages et ses 173 mètres de haut, Ponte, comme une grande partie des immeubles surgis au début des années 1970 sur Hillbrow, était en effet le dernier et le plus imposant symbole du « capital juif productif et du sens entrepreneurial, le Kop, de la communauté sud-africaine, tout comme de sa famille emblématique du BTP, le groupe Miodownik », soulignait en 2014 l’historienne de l’architecture sud-africaine Melinda Silvermann, dans une somme consacrée à cette Tour3. Bien que quelques barons afrikaners du BTP aient été à l’origine de certains grands blocs résidentiels d’Hillbrow – Tygerberg, Highpoint –, la plupart de ces immeubles, précise l’historienne, seront « bâtis par de petits investisseurs juifs ». « Incapables de réunir seuls les capitaux nécessaires à ces projets de grande envergure », raconte-t-elle, ils vont se constituer en syndicats et s’associer à des bâtisseurs eux aussi de confession juive. Le plus célèbre d’entre eux sera le groupe Miodownik. Alors « derrière la moitié des appartements construits sur Hillbrow », il s’empare du marché de Ponte City.

Hillbrow a commencé à s’élever durant les années 1950, sous l’afflux d’un nombre grandissant de travailleurs qualifiés européens anglo-saxons, souvent célibataires, venus prendre part au développement d’une Afrique du Sud blanche à l’économie florissante. Salles de concerts et cafés aux noms exotiques – Bella, Napoli, Zurich ou Paris –, magazines français et chaussures italiennes, rock-and-roll et poètes... Hillbrow a, au tournant des années 1960, des airs de Greenwich Village ou de Soho, mais sous apartheid. Fondé par Max Miodownik Senior, figure du BTP sud-africain et de la South African Zionist Federation, le groupe, qui travaille sur cinq chantiers en même temps, va fonder le consortium Nasbou – « construction de la nation » en afrikaans – pour édifier la Ponte. Il s’adosse à une banque afrikaans, reflet d’une période ou les hommes d’affaires sud-africains de confession juive ont abandonné leurs financiers d’origine britannique.

L’apartheid dans « le summum du chic »

Pensé par les architectes Manfred Hermer, Rodney Grosskopf et Mannie Feldman, l’immeuble, brutaliste et circulaire, avec son impressionnant atrium à ciel ouvert sur lequel donnent les couloirs de ses étages, s’inspire en particulier de la tour Trellick de Kensal Town, à Londres, tout en s’accommodant avec les lois racistes et ségrégationnistes. Les autorités municipales voulaient installer les domestiques « bantous » au rez-de-chaussée, loin des occupants blancs. Les luxueux triplex du sommet de l’immeuble jouissent d’une terrasse où l’on peut faire ses « braai » (barbecues), servis par des invisibles habitant de l’autre côté du mur, dans des logements étriqués prévus pour quarante-deux personnes, et qui n’ont pas le droit d’emprunter les ascenseurs. Une brochure publiée en 1973 par les promoteurs de la tour claironne :

Le summum du chic et de la sophistication. […] Vous entrez dans le vaste parking de 2 000 places, réparti sur sept étages et relié aux centres commerciaux par plusieurs ascenseurs. Pas de bruit de circulation ni de mauvais temps, mais des boutiques élégantes, un salon de coiffure, une discothèque, une banque et même un supermarché ! De là, vous pouvez emprunter l’un des huit ascenseurs ultramodernes, qui s’élève à une vitesse de 400 mètres par minute, pour rejoindre les appartements. Ceux-ci sont, bien sûr, magnifiquement meublés et équipés. Dans les Penthouse, par exemple, même les toilettes sont équipées de téléphones. L’Afrique du Sud peut être fière de sa Ponte City. À l’image des plus grands complexes d’appartements du monde, c’est une véritable ville dans Johannesburg !

Et, de fait, l’immeuble va faire le plein de commandes. Mais le 24 septembre 1975, la cérémonie d’achèvement du chantier est concomitante avec la fin du boom immobilier. L’économie est en train de vaciller sous l’effet de l’isolement international du pays et de l’engagement militaire de Pretoria en Angola. La crise s’intensifie l’année suivante avec la répression meurtrière des manifestations de la jeunesse de Soweto. L’histoire de Ponte va désormais épouser celle du pays.

Coca-Cola en haut de l’affiche

Durant les années 1980, le reflux des capitaux blancs du centre-ville et la transformation progressive en zone racialement mélangée des quartiers d’Hillbrow et de Berea, avec la fin du « pass » édictée en 19864, engendrent de nouvelles pressions sur le foncier. Pendant que les banques cessent d’accorder aux Blancs des prêts immobiliers pour acquérir un bien dans ces quartiers, sa population noire passe, entre 1983 et 1993, de 20 % à 85 % des habitants. Celle-ci se retrouve prise dans un marché captif mêlant loyers prohibitifs et sous-locations de plus en plus opaques d’appartements qui ne sont plus entretenus.

À Ponte City, dominée par une publicité circulaire de 15 mètres de haut et 132 de long5, l’approvisionnement en électricité et en eau défaille alors que les appartements abandonnés commencent à être squattés. Le nombre de résidents explose. Pensée à l’origine pour abriter 3 500 personnes dans ses 486 appartements, Ponte va finir par héberger près de 10 000 personnes à la fin des années 1990. Prostitution, trafic de drogue... Les gangs se sont aussi infiltrés dans le bâtiment. Ponte City et sa publicité circulaire deviennent le symbole du déclin du centre de Johannesburg et, pour les Blancs les plus aigris, de l’Afrique du Sud.

Le cœur à ciel ouvert du bâtiment, son atrium, va finir par se remplir de détritus d’une hauteur de cinq étages. Cependant, malgré son état de délabrement, Ponte City reste un refuge et une source d’espoir pour de nombreux exilés : Congolais (au point que la tour sera momentanément surnommée « Little Kinshasa »), Mozambicains, Zimbabwéens, Nigérians… en font la première étape de l’immigration dans la « Nation arc-en-ciel ». Mais le désespoir est aussi de la partie. À cette époque, l’immeuble sera aussi affublé du surnom de « Suicide City » à cause de la dizaine de personnes qui se jetteront de ses hauteurs, finissant parfois sous les ordures abandonnées dans l’atrium. La tour est alors survolée par les hélicoptères dont les projecteurs tentent de percer les rideaux cachant les appartements des groupes criminels. L’architecte états-unien Paul Silver ira jusqu’à proposer que l’immeuble soit transformé en prison de haute sécurité…

District 9 , Chappie... Ponte City au cinéma

Car l’icône sombre de Johannesburg est désormais devenue un monument international, presque un marronnier pour les grands reportages en Afrique du Sud. Ponte City devient le sujet d’un best-seller allemand, Stadt des Goldes6 (Rowohlt Verlag, 2002), tout comme elle va servir de décor et d’arrière-plan à plusieurs productions cinématographiques dystopiques du début des années 2000, en premier lieu celles du réalisateur sud-africain Neill BlomKamp (District 9 en 2009, Chappie en 2015...). À cette époque, Ponte City a été vendue à Tony Cotterell, propriétaire du groupe Kempston. Ce dernier va faire appel, de manière controversée, aux services des Fourmis rouges7 pour expulser de force les résidents indésirables de Ponte dans des opérations « rappelant la force brute employée par la police de l’apartheid8 », et parfois menées par des hommes qui sont eux-mêmes squatters.

Kempston va reprendre ainsi progressivement le contrôle de l’immeuble. Un accès sécurisé et une occupation limitée à une personne par lit sont introduits. En 2007, nouveau tournant dans la vie de la tour. David Selvan, fondateur de Kaya FM, et son partenaire marocain Nour Addine Ayyoub, rachètent Ponte au groupe Kempston. Les hommes d’affaires affirment avoir déboursé 110 millions de rands pour l’acquisition de l’immeuble. Pour leur « New Ponte », Selvan et Ayyoub envisagent de remettre à neuf 467 logements et de doter à nouveau l’immeuble d’une galerie marchande en rez-de-chaussée.

Les perspectives sont bonnes. L’Agence de développement de Johannesburg a prévu d’investir environ 900 millions de rands dans les quartiers voisins, notamment dans le projet Ellis Park Precinct, ainsi que dans la modernisation de Hillbrow et de Berea, en partie en prévision de la Coupe du monde de football 2010. Mais la crise des subprimes va empêcher les banques de fournir les fonds nécessaires à la rénovation, et la propriété sera finalement revendue... au groupe Kempston. Avant que celui-ci ne décide une nouvelle fois de s’en séparer : cinquante ans après son inauguration, l’immeuble a été mis aux enchères en avril.

Selon le vendeur, le bâtiment a été « entièrement rénové en 2017 ». Il recense une population « à environ 80 % noire et qui comprend des immigrants de divers pays ». Devenu « désirable » et « abordable », selon les termes du groupe Kempston, l’immeuble afficherait un taux d’occupation de 75 %. Ces habitants sont des familles et des célibataires de classe moyenne. Les loyers varient de 2 000 rands pour un appartement au 11e étage à 3 700 rands pour un trois-pièces au 34e étage, en passant par 4 500 rands pour un penthouse de deux-pièces au 51e étage, avec carrelage en marbre et cuisine moderne équipée de plans de travail en granit.

« Une mine d’or pour quiconque a une vision

D’après les guides qui organisent des visites de l’immeuble (voir encadré), s’il continue à y avoir quelques problèmes de non-règlement des loyers, la plupart des résidents semblent satisfaits de payer pour un immeuble qu’ils jugent sûr, propre et abordable. Un portail biométrique et des gardes sécurisent l’entrée. Coiffeur, restauration… La galerie marchande a repris vie. Les enfants jouent dans les couloirs. Une newsletter hebdomadaire est distribuée à tous les résidents pour les informer des dernières nouveautés dans l’immeuble et leur donner des conseils pour maintenir l’ordre, en particulier dans la gestion de leurs déchets domestiques.

Transparence d’un côté mais brouillard de l’autre : malgré nos relances, rien n’a jusqu’alors filtré sur le résultat de la vente et le nom des potentiels acheteurs, sans parler du prix de cession final. Alors que les agences immobilières opérant à Hillbrow et dans la région de Berea proposent des estimations d’immeubles variant entre 50 et 200 millions de rands l’unité, la dernière estimation de la Ponte Tower, établie avant la crise du Covid-19, était de 500 millions de rands. À son origine, alors que le rand valait 1 dollar (contre 0,057 aujourd’hui), la construction de la tour avait coûté 11 millions de rands. Cinquante ans après, Ponte est « une mine d’or pour quiconque a une vision, qu’il s’agisse de revenus locatifs, de rayonnement culturel, ou des deux », explique-t-on chez Broll Auctions and Sales, chargé de la vente aux enchères. « Son rendement a de quoi séduire la plupart des investisseurs potentiels », conclut l’agence immobilière. Et ses habitants ?

Le devenir de la tour Ponte – comme de ses locataires – est aussi celui du centre-ville décati de Johannesburg. Après plusieurs infarctus, le cœur d’Egoli s’est doucement remis à battre depuis 2022, sous l’afflux des investisseurs privés et de l’entrepreneuriat social. Dernière vente en date : la cession, l’automne dernier, par la minière Anglo American de son immeuble historique au 55, Marshall Street, au promoteur immobilier Olitzki Property Holdings (OPH), spécialisé dans les projets de réhabilitation tournés vers les habitants les plus modestes. Une commission sur les immeubles insalubres, souvent squattés, a été lancée après l’incendie dramatique de 2023.

Mais les défis sont immenses. Johannesburg manque au minimum de 300 000 logements alors que les 80 000 habitants d’Hillbrow doivent composer avec des pénuries d’eau potable de plus en plus fréquentes. D’un autre côté, la xénophobie continue de ramper : le 25 juin, des membres du groupe anti-migrants Operation Dudula (« expulser », en zoulou) ont perturbé une nouvelle fois l’accès à la Hillbrow Clinic, ciblant les ressortissants étrangers « et leur refusant des soins de santé au mépris de la Constitution sud-africaine9 ».

Redorer l’image de Ponte City par le tourisme solidaire
Au début des années 2010, Michal Lupcik (ancien comptable chez Price Waterhouse Coopers) et Nicholaus Bauer (journaliste de télévision), tombés amoureux d’Hillbrow, s’installent à Ponte City et décident de lancer une agence de voyages tournée vers la communauté. Baptisée Dlala-Nje10 – « Laissez-nous jouer », en zoulou –, cette agence vise à faire découvrir aux touristes l’autre visage de ce quartier encore trop souvent décrit comme un coupe-gorge. Quinze ans plus tard, l’association est devenue l’un des principaux opérateurs touristiques du cœur historique de Johannesburg. Une partie des bénéfices est versée aux frais de fonctionnement d’une école maternelle-garderie créée pour les enfants de la Ponte. Guidés dans l’histoire et la vie de la tour par des locataires enthousiastes, les visiteurs découvrent un lieu qui est aussi un gros village. Et un penthouse du 51e étage leur permet de profiter de la vue, inoubliable, de Johannesburg. En 2022, Ponte City a dépassé la barre des 20 000 visiteurs.

1Hanna Resnick, «  Supporters make a Ponte with Israeli flag installation  », South African Jewish Report, 19 octobre 2023, disponible ici.

2Voir à ce propos le documentaire que le photographe britannique Richard Mark Dobson avait dédié aux habitants du Crest Hotel d’Hillbrow, The Crest Hotel (Nan Goldin’s Choice), 2019, à voir ici.

3Voir Ponte City, du photographe Mikhael Subotzky et du journaliste Patrick Waterhouse, sorti aux éditions Steidl en 2014, et aujourd’hui épuisé.

4Chaque Noir devait jusqu’à cette date porter sur lui un «  pass book  », livret précisant où il avait le droit de se trouver, à quelle heure, et pour quel travail. L’absence de ce document valait arrestation immédiate.

5Coca-Cola a été la première marque à s’y afficher. Depuis dix ans, c’est l’entreprise de téléphonie sud-africaine Vodacom, moyennant un loyer mensuel de 500 000 rands (24 236 euros).

6Voir cette vidéo promotionnelle datant de la fin des années 1990, ici.

7«  Les Red Ants  » est une société de sécurité privée connue, spécialisée dans l’expulsion des «  envahisseurs illégaux  » de diverses propriétés privées et publiques. Écouter à ce propos ce reportage de Radio France de 2018, «  Afrique du Sud : les méthodes musclées des « Fourmis rouges », spécialistes des expulsions à Johannesburg  ».

8Lire Denise L. Lim, «  Remnants of Apartheid in Ponte City, Johannesburg  », dans The Politics of Design - Privilege and Prejudice in Aotearoa New Zealand, Australia and South Africa, édité par Federico Freschi, Jane Venis and Farieda Nazier, 2022.

9Lerato Mutsila, «  Tensions rise at Hillbrow Clinic as Operation Dudula attempts to deny migrants healthcare access  », Daily Maverick, 25 juin 2025, à lire ici.