C’est une petite rue comme il y en a des dizaines à Nabaa, un quartier populaire du nord-est de Beyrouth. Une de celles qui semblent encore épargnées par la guerre, alors que de nombreuses bombes israéliennes sont tombées à une poignée de kilomètres de là, et qu’elles touchent les quatre coins du Liban1. En fond sonore, un bourdonnement sourd couvre parfois le bruit du chaos urbain. Il s’agit d’un drone israélien qui survole la capitale. Depuis des mois, ils sont quasi quotidiens. Presque invisibles, ils rappellent à toutes et à tous qu’une frappe peut arriver à tout moment.
Un petit magasin offre un large éventail de fruits et de légumes. À côté s’élève un bâtiment de plusieurs étages à la façade noircie par la poussière crasseuse et collante. C’est dans cet immeuble qu’une partie des travailleurs et travailleuses originaires du Burkina Faso ont trouvé la paix au milieu de la guerre. Depuis un an, les combats entre le Hezbollah et Israël étaient limités au sud du pays. Mais, à la mi-septembre, l’armée israélienne a étendu ses attaques à tout le Liban.
Des milliers de déplacé
esLes 17 et 18 septembre 2024, l’État hébreu fait exploser des milliers de bipers et de talkies-walkies à travers le pays. Ces attaques font 37 morts et des milliers de blessés. Le 20 septembre, l’armée israélienne continue son offensive et bombarde la banlieue sud de Beyrouth. Et le 23 septembre, c’est la journée de l’horreur : des heures durant, des villages situés sur la frontière sont pilonnés. Des milliers de personnes fuient les bombes en empruntant la route côtière. Certains mettront plus de vingt heures pour parcourir les moins de 200 kilomètres qui les séparent de la capitale libanaise – pour ceux qui y arriveront.
Ce 23 septembre a été la journée la plus meurtrière depuis la guerre civile (1975-1990) au Liban avec au moins 558 morts, dont 50 enfants et 94 femmes, des milliers de blessés et de nombreux déplacés. D’après le ministère libanais de la Santé, cette guerre qui dure depuis un an a fait plus de 2 300 morts, plus de 10 000 blessés et plus de 1,2 million de déplacés pour une population d’un peu moins de 6 millions d’habitants. Parmi eux : de nombreux travailleurs étrangers employés sous le régime de la kafala.
Ce système désigne, à la base, une mesure spécifique au droit musulman qui permet de confier un enfant à une famille sans filiation. Depuis les années 1970, il s’agit d’un système institutionnalisé et légal de main-d’œuvre à bas prix. Environ 250 000 domestiques travaillent aujourd’hui au pays du Cèdre dans ces conditions. La plupart viennent des continents asiatique et africain. Une étude récente indique que « les femmes représentent 76 % de l’ensemble de la main-d’œuvre immigrée, venue au Liban pour trouver du travail, et 99 % de l’emploi domestique »2. D’après un article de L’Orient Today, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estime que 17 500 immigrant es ont été déplacé es en raison de la guerre. Seul es 4 500 ont pu être relogé es.
« Ici, à Beyrouth, c’est un autre monde »
Emmanuel est de ceux-là. Comme les autres personnes accueillies au foyer de Nabaa, il est tout à la fois une victime de ce système et un rescapé des bombardements israéliens. Assis sur une chaise en plastique à l’extérieur du bâtiment, vêtu d’un survêtement couleurs or et bleu, il discute avec d’autres travailleurs. Le Burkinabè travaillait comme concierge pour une famille libanaise dans le village de Zrariyeh, tout proche de la frontière.
Le patron d’Emmanuel avait déjà quitté le Liban depuis plusieurs semaines pour retourner en Afrique. Le concierge devait garder la maison, seul. « Vers 10 heures, j’ai vu les missiles qui venaient de gauche et droite… Les autres familles autour de la maison étaient déjà parties à Beyrouth. Quand je suis sorti pour voir, j’ai vu la maison des voisins complètement détruites… Et un missile est tombé juste devant moi… », explique-t-il, le regard baissé et les doigts noués. Immédiatement, ce père de famille, originaire de Ouagadougou, enfourche sa moto et prend la route du nord. Il lui faudra plus de onze heures pour arriver à Beyrouth. « Le responsable de notre communauté, Gouba, nous a accueillis ici, il nous a montré où nous pouvions dormir. Ce soutien, c’est important. Ici, à Beyrouth, c’est un autre monde… », constate-t-il.
Depuis plusieurs semaines, 35 personnes passent leurs journées dans ce foyer. Le soir, il n’en reste que 7, qui dorment sur des matelas posés au sol dans les petites pièces de l’appartement refuge. Quelques-uns sont hébergés par d’autres membres de la communauté qui possèdent leur propre logement à Beyrouth. « On nous demande ce qu’il nous manque : de l’argent, de la nourriture, du gaz… De tout, tout, tout. Ce sont les gens de la communauté qui nous apportent cela. C’est grâce à eux que l’on peut tenir un peu. Et grâce aux ONG aussi », détaille le concierge.
Un voisin interrompt Emmanuel et s’adresse au groupe en anglais. Il demande des informations concernant des hommes et une moto… Gouba Hato, le responsable de la communauté, cuisinier depuis vingt ans au Liban, explique : « Il y a des voleurs qui nous ont attaqués dans la nuit. Ils ont volé les motos. Une personne a été frappée. C’était la nuit… les filles étaient ici. » Quand on lui demande si son patron le soutient, Emmanuel dodeline. « Il m’a dit de prendre courage », répond-il, un peu gêné.
Le bruit des bombes
À l’intérieur du bâtiment, des femmes sont couchées sur des matelas dans une pièce exiguë. Sur une petite table, un peu de café, du riz et d’autres produits alimentaires. Des valises sont empilées les unes sur les autres. À notre arrivée, les trois femmes s’empressent de ranger les matelas contre les murs. Elles sortent des chaises d’un coin. Elles défroissent leurs habits. Puis, elles s’installent sur les chaises, prêtes à dérouler leur histoire.
Ida est arrivée il y a un peu plus d’un an au Liban pour travailler pour une famille habitant le même village qu’Emmanuel. Son témoignage ressemble à ceux des milliers d’autres victimes du système de la kafala. « La vie était un peu dure : je faisais le ménage à la maison… Mes employés ne respectaient pas le contrat, je n’avais pas de repos, pas à manger, pas toujours mon salaire, détaille-t-elle, le visage fermé. Je me sentais tellement fatiguée, je ne pouvais pas continuer à travailler comme ça. »
Quand la guerre surgit, elle continue de travailler pour « sa » famille. Puis arrive le 23 septembre. « J’ai appelé mes employeurs qui avaient déjà fui, mais ils ont dit qu’ils ne pouvaient pas venir me chercher. J’avais tellement peur… Tout était coupé, je n’avais plus rien : pas d’internet, rien… », relate-t-elle, en pyjama bleu et rose portant l’inscription « Beautiful ». Un de ses « frères » burkinabè réussit à venir la chercher. Ils rejoignent Beyrouth à moto, au milieu des bombardements israéliens. Comme Emmanuel, Ida arrive pendant la nuit dans la capitale. Saine et sauve, mais traumatisée.
Une dizaine de jours après cette journée cauchemardesque, elle garde en mémoire le bruit des bombes mais aussi l’attitude de ses employeurs, qu’elle considérait, malgré tout, comme sa famille d’adoption. « Le lendemain de mon arrivée à Beyrouth, ils m’ont appelée pour que je vienne retravailler pour eux, là où ils sont en sécurité maintenant. Mon cadavre, ils l’auraient pris pour aller travailler ! » enrage la jeune femme. Dans la précipitation, Ida a emporté quelques affaires. Mais elle n’a pas pu récupérer son passeport, qui est encore entre les mains de ses employeurs, comme l’autorise la loi sur le système de la kafala.
Des domestiques à la rue
Une autre Burkinabè, Nadège Compaoré, est assise à ses côtés. La guerre a aussi impacté sa vie et son travail au Liban, où elle avait immigré il y a deux ans. « Mes patrons sont partis du pays à cause de la guerre, mais ils m’ont laissée ici. Donc je suis venue me réfugier dans ce foyer car je n’ai plus rien », explique celle qui travaillait dans les environs de Beyrouth.
Selon le Mouvement antiraciste libanais (Anti-Racism Movement, ARM), qui lutte pour les droits des travailleurs migrants et des réfugiés syriens, de nombreux témoignages similaires ont été recensés au cours de la dernière année, et particulièrement au cours des dernières semaines. Selon Kareem Nofal, chargé de communication de l’organisation, il est encore difficile de quantifier le nombre de domestiques abandonné es par leurs employeurs, mais cela pourrait se chiffrer en milliers. « C’est au-delà de ce que nous avions pu imaginer », souffle-t-il au téléphone.
L’ARM pointe du doigt l’absence totale de prise en charge de cette communauté dans le plan d’urgence mis en place par le gouvernement pour venir en aide aux déplacé es. Les réfugiés syriens, également victimes du racisme systémique, en sont aussi exclus. « La guerre affecte tout le monde, mais en particulier les plus vulnérables. Ce qui se passe résume le racisme que nous dénonçons. Il y a de nombreux abandons, que les travailleurs vivent ou non chez leurs employeurs », déplore Kareem Nofal3. Aujourd’hui, de nombreux domestiques africain es ou asiatiques doivent dormir dans la rue, comme ces travailleuses originaires du Bangladesh rencontrées le 28 septembre dans un jardin près de la place des Martyrs, à Beyrouth, au lendemain d’une nuit terrible de frappes israéliennes sur la banlieue Sud.
Ces bombes ont tué des civils et des membres du Hezbollah, dont le secrétaire général du parti, Hassan Nasrallah. Elles ont aussi poussé des milliers d’habitants de cette banlieue Sud, une zone densément peuplée, à fuir leurs foyers. Certains étaient déjà des déplacés du Liban-Sud. D’autres étaient des travailleurs immigrés et des réfugiés syriens. Les plus chanceux ont réussi à trouver une solution d’hébergement. Mais beaucoup dorment dehors.
Des ambassades aux abonnés absents
« Certains refuges excluent les migrants ou les réfugiés. Ils disent prioriser les Libanais4. Mais nous savons tous que c’est une question de racisme. Et cela ne s’applique pas juste aux refuges, mais aussi aux dons, à la nourriture…, explique Kareem Nofal. Ce sont des dynamiques du racisme, mais aussi du classisme, que nous voyons à l’œuvre maintenant. » D’après ce dernier, certaines ambassades, comme celle des Philippines, s’organisent pour rapatrier leurs ressortissant es qui veulent rentrer au pays, mais beaucoup sont dépassées par les événements, quand elles ne sont pas complètement absentes.
Pourtant, au milieu du chaos, l’espoir subsiste. Delphine, une travailleuse originaire de Côte d’Ivoire, est arrivée au Liban en 1992 avec la famille pour laquelle elle travaillait déjà dans son pays d’origine. Cette quinquagénaire explique que certains travailleurs ont été pris en charge par leur famille et se sont réfugiés dans le nord du Liban. « Il y a des familles qui sont méchantes, mais il y en a d’autres qui ont un cœur », nuance-t-elle. Elle-même affirme être bien traitée. Mais pour celles et ceux qui n’ont pas cette chance, elle se mobilise.
Avec l’association dont elle fait partie, The Alliance of Migrant Domestic Workers, qui regroupe des travailleuses de toutes les origines, elle consacre une partie de son temps à aider les personnes touchées par la guerre. Nous la rencontrons près d’un foyer qui accueille des déplacés, libanais et étrangers. « Il y a des Sierra-Léonais, des Soudanais, qui ont dû fuir avec juste un petit sac à dos… Ça fait mal au cœur de voir ces gens comme ça. Alors, j’ai appelé ma sœur de l’Alliance… Nous avons mis 100 dollars5 et nous sommes allées acheter du poulet, du riz… La semaine dernière, nous avons préparé des repas pour plus de cent personnes », indique-t-elle, assise sur un muret en béton près de l’église Saint-Joseph, dans le quartier chrétien d’Achrafyeh, dans l’est de Beyrouth. La communauté des travailleurs migrants a tissé des liens solides, se soutenant en temps de crise. « Depuis la guerre civile des années 1980, ces communautés se sont renforcées et répondent aux urgences en s’entraidant », explique Kareem Nofal.
« Chez nous aussi, il y a la guerre »
Gouba Hato – Jacques, de son prénom chrétien – dépeint lui aussi une communauté burkinabè soudée et solidaire. Il est à la tête de l’association des Burkinabè appelée « L’Union fait la force ». Depuis plusieurs jours maintenant, l’association et le consulat du Burkina Faso tentent de venir en aide à leurs compatriotes en leur apportant de l’eau, de la nourriture, un soutien moral et parfois financier. Prochain objectif : faire un recensement de celles et ceux qui veulent rentrer au pays et leur permettre de rejoindre le Burkina Faso le plus rapidement possible. Ida et Nadège espèrent avoir cette chance.
Depuis la pièce sombre qui leur sert de chambre à coucher, elles ne pensent plus qu’à une chose : rentrer au pays malgré la crainte d’affronter les regards de leurs proches et d’être accusées d’être revenues « sans rien ». Les deux femmes caressent l’espoir d’ouvrir un petit commerce, qui leur permettrait de subvenir à leurs besoins. Nadège Compaoré souffle : « Chez nous aussi, il y a la guerre. Mais vivre dans un autre pays où il y a la guerre, sans les siens… Ce n’est pas pareil. »
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1Au sud, à l’est, et même au nord du pays, les frappes israéliennes se poursuivent, tuant des dizaines de personnes. À Beyrouth, après les frappes quasi quotidiennes sur la banlieue Sud, l’armée israélienne a frappé à trois reprises la capitale intra-muros. Entre le 7 octobre 2023 et le 20 septembre 2024, plus de 10 200 attaques ont été répertoriées entre Israël et le Hezbollah et d’autres groupes armés au Liban, dont 8 300 de la part d’Israël et 1 900 du Hezbollah, selon l’organisme Armed Conflict Location Event Data (Acled).
2Zeina Mezher, Gabriella Nassif, Claire Wilson, « Travailleuses domestiques immigrées au Liban : une perspective genrée », in : Aurélie Leroy, Migrations en tout « genre », Éditions Syllepse, « Alternatives Sud », 2023.
3Certains employés vivent directement chez leurs employeurs. D’autres, avec l’accord de ces derniers, ne vivent pas chez eux. Certains travaillent pour plusieurs employeurs en temps que « freelance », ce qui est normalement interdit par la loi qui régit le système de la kafala.
4Quelques refuges à travers le pays ne font pas de distinction entre Libanais et non-Libanais. C’est le cas notamment d’une école publique à Tripoli, qui accueille en grande majorité des réfugiés syriens.
5Les employés domestiques gagnent en moyenne 300 dollars par mois, parfois plus, mais ces salaires atteignent rarement 1 000 dollars.