« Il ne faut pas laisser l’Afrique seule face au paludisme »

Entretien · Récemment distingué par le magazine Nature pour ses travaux qui ont conduit à la conception de deux vaccins contre le paludisme, le professeur burkinabè Halidou Tinto se réjouit de cette avancée dans la lutte contre la pandémie. Mais il estime qu’il y a encore beaucoup à faire, et que le Nord doit redoubler d’efforts pour aider la recherche africaine.

Dans cette image, nous voyons une scène dans une salle d'attente où plusieurs personnes sont assises sur des bancs en bois. Au premier plan, une mère, vêtue d'une robe orange, tient son bébé. Elle semble attentive et douce. Un professionnel de la santé, portant des gants bleus, est en train de donner un soin ou un médicament au bébé. Le bébé, habillé d'un t-shirt bleu et d'un short, a une expression calme. À l'arrière-plan, d'autres femmes et enfants attendent, créant une atmosphère de communauté et de soutien. Les murs sont peints en bleu, ajoutant une ambiance sereine à la scène.
Un enfant vacciné dans un hôpital de Freetown (Sierra Leone).
© Dominic Chavez / Banque mondiale

Selon les estimations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en 2022, près de la moitié de la population mondiale était exposée au risque de paludisme. Il y aurait eu 249 millions de cas et 608 000 décès enregistrés imputables à cette maladie cette année-là, dont la très grande majorité (94 % des cas et 95 % des décès) en Afrique, où ils concernent essentiellement les enfants de moins de 5 ans. Cette même année, l’OMS a émis une recommandation pour l’utilisation d’un vaccin contre la pandémie. En 2023, l’organisation a émis une nouvelle recommandation pour un autre vaccin.

Ces deux vaccins ont été testés par le professeur Halidou Tinto et son équipe, dans l’unité de recherche de Nanoro, au Burkina Faso. Le directeur de recherche en parasitologie a été l’investigateur principal sur l’étude du vaccin R21, fabriqué par l’Université d’Oxford et recommandé en 2023 par l’OMS. Les tests effectués sur un peu plus de 400 enfants burkinabè (avant un test plus large), et les résultats qui en ont été tirés, indiquent que ce vaccin peut protéger les enfants contre le paludisme avec une efficacité de plus de 75 %.

Ces succès ont permis au professeur Tinto d’être cité dans la liste des dix scientifiques les plus influents en 2023, établie par la revue britannique Nature. Halidou Tinto est le deuxième scientifique burkinabè à faire partie de cette liste prestigieuse, après le docteur Lassina Zerbo, en 2017. Fier de cette reconnaissance et de l’impact de ses recherches, Halidou Tinto espère que son parcours encouragera les scientifiques africains à rester – ou à revenir – sur le continent, mais aussi que les pays occidentaux regarderont la recherche en Afrique autrement que comme une simple plateforme d’expérimentation.

« Le palu, c’est le parent pauvre des maladies »

Amélie David : Quand et comment avez-vous commencé à travailler sur le paludisme ?

Halidou Tinto.
Halidou Tinto.
DR

Halidou Tinto : Quand j’ai commencé à travailler dans la recherche pour la rédaction de ma thèse en pharmacie, je me suis tout de suite intéressé au paludisme. Selon moi, c’était le parent pauvre des maladies. Comme nous étions à la fin des années 1990, il n’y avait pas de financement pour la recherche sur le palu. La plupart des financements allaient pour la recherche sur le VIH. Je me disais que le paludisme n’était peut-être pas une maladie qui intéressait les Occidentaux car elle ne les touchait pas dans leurs pays, mais qu’il nous appartenait à nous, Africains, de nous approprier cette recherche-là. Sinon, personne ne viendrait résoudre le problème à notre place ! C’est ainsi que je me suis engagé à réaliser ma thèse sur cette thématique.

Amélie David : Quel était l’objet de votre recherche ?

Halidou Tinto : Au tout début, j’ai voulu comprendre les mécanismes de naissance du parasite afin d’évaluer pourquoi le médicament ne fonctionne plus au bout d’un moment – le parasite commence à développer une résistance contre les traitements. Pour ma thèse, que je réalisais à l’Institut de médecine tropicale d’Anvers, en Belgique, j’ai travaillé au Rwanda et au Burkina Faso, où j’ai collecté des données et essayé de comprendre pourquoi il y avait cette résistance. Puis ma manière de penser a évolué. Je me suis dit que, certes, la raison de la résistance était intéressante, mais qu’il fallait peut-être que je commence à m’investir dans un domaine où il était possible de proposer une alternative aux médicaments, puisqu’ils ne marchaient plus. C’est à partir de là que je me suis intéressé aux essais cliniques, à toutes les recherches qui peuvent aboutir à la production de nouveaux médicaments, de nouveaux vaccins, de nouveaux outils… C’est pourquoi j’ai entrepris de revenir au Burkina Faso en 2006.

Amélie David : Vous aviez aussi le choix d’effectuer un post-doctorat aux États-Unis, mais vous avez refusé. Pourquoi ?

Halidou Tinto : Oui, j’avais une proposition pour effectuer un post-doctorat à l’université de Hawaii et d’être affecté en Papouasie-Nouvelle-Guinée, mais j’ai préféré rentrer dans mon pays. Bien entendu, c’était un choix un peu difficile car je prenais un gros risque. À l’époque, je décidais de rentrer pour créer l’unité clinique de Nanoro en partant de zéro. Je n’avais pas de véhicule, pas d’infrastructure, pas d’électricité, pas d’eau courante… Je squattais à l’hôpital du village.

Je m’étais fixé trois ans pour essayer et, si ça ne marchait pas, je pouvais retourner aux États-Unis car le poste serait encore ouvert. Mais je crois que, avant les trois ans, j’ai réalisé que j’avais fait le bon choix. Je me suis dit que j’étais plus utile en Afrique qu’en Occident. Sur le continent, nous n’avons pas encore atteint la masse critique de chercheurs de haut niveau pour avoir un impact sur les questions de santé, qui sont souvent endogènes. La question que l’on se pose quand on est chercheur est de savoir si l’on a un impact sur le quotidien des populations. En Occident, j’allais me noyer dans un conglomérat de supers intellectuels…

« Les conditions ne sont pas réunies pour pouvoir exceller »

Amélie David : Comment est né le site de Nanoro ?

Halidou Tinto : Pour créer la clinique, j’ai tiré profit du financement qui avait été donné par la fondation Bill & Melinda Gates à destination de sites en Afrique pour tester le premier vaccin mondial contre le paludisme. Ce vaccin avait été fabriqué par la firme pharmaceutique GSK, basée en Belgique. Ce financement a permis de construire l’infrastructure, d’acquérir l’équipement et d’entreprendre des démarches auprès de l’autorité nationale pour que le village, qui se trouve à 100 kilomètres de la capitale, et qui n’était pas électrifié, puisse bénéficier d’un raccordement au réseau électrique. C’est comme ça que le site de Nanoro est né.

Quand j’ai mis en place l’unité, j’avais dix personnes qui travaillaient avec moi. Aujourd’hui, il y en a un peu plus de 400. Nous avons formé plus de 30 jeunes doctorants qui sont fort heureusement revenus au Burkina Faso. Je peux dire que c’est un succès. Nous sommes partis de zéro et sans l’aide du gouvernement burkinabè, qui n’investit pas dans la recherche. Aujourd’hui, nous avons un portfolio de plus de 30 projets de recherche dans tous les domaines. Après le vaccin RTS,S, premier vaccin recommandé par l’OMS en 2021, nous avons mené d’autres travaux et pu tester le vaccin R21, qui vient d’être recommandé lui aussi par l’OMS. Nous travaillons sur d’autres vaccins en ce moment, mais aussi dans la recherche d’autres médicaments ou encore sur la résistance aux antibiotiques.

Amélie David : Que pensez-vous de l’aide au développement dans ce domaine ? Est-elle en phase avec les besoins des chercheurs et des populations ?

Halidou Tinto : Je suis l’un de ceux qui doutent beaucoup de l’aide au développement et de la manière dont elle est réalisée en ce moment. Je pense que la meilleure façon d’aider l’Afrique, c’est d’investir dans l’éducation, dans la formation… Par exemple, si j’avais été aux États-Unis, je n’aurais pas eu l’impact que j’ai aujourd’hui. Là, à mon niveau et seul avec mes projets de recherches, j’ai pu créer 400 emplois. En investissant sur l’individu, sur le capital humain, on arrive à avoir de l’impact… À Nanoro, nous avons créé une ville. Grâce à nous, l’électricité a pu arriver et, avec ça, les enfants peuvent aller à l’école, il y a l’eau potable, l’hôpital peut fonctionner 7 jours sur 7. Les jeunes avec qui nous travaillons, outre les chercheurs, peuvent être chauffeur, gardien, technicien de surface… Sans cela, ce sont des gens qui auraient tenté de traverser la mer parce qu’ils n’avaient pas de travail.

Amélie David : Quelles sont les conditions de travail actuelles des chercheurs africains ?

Halidou Tinto : Être chercheur en Afrique est une expérience très exaltante, mais très difficile. Je comprends pourquoi nous n’arrivons pas à mettre fin à la « fuite des cerveaux ». Les conditions ne sont pas du tout réunies sur notre continent pour pouvoir exceller… Il faut avoir une capacité de résistance incroyable. Par exemple, si vous prenez les pays du Sahel, qui sont aujourd’hui confrontés à une grande insécurité, il est parfois difficile de convaincre les acteurs du financement pour la recherche. Ils sont très réservés car ils ne savent pas si les recherches vont pouvoir être menées jusqu’au bout. Si vous n’avez pas une capacité de résilience, vous abandonnez et vous partez. Les chercheurs africains ont deux fois plus d’efforts à faire s’ils veulent atteindre le niveau des Européens. En Occident, ces derniers ont tout sur un plateau d’or. Alors qu’ici, il faut créer, et encore, la création n’est pas suffisante, il faut l’inscrire dans la durée.

« Les ressources humaines sont de qualité »

Amélie David : Peu de scientifiques en Afrique ont été distingués par le magazine Nature. Est-ce qu’il est plus difficile pour les chercheurs du continent d’être reconnus ?

Halidou Tinto : Je pense que cette reconnaissance montre qu’il y a quand même des talents en Afrique, même si l’Afrique vient de très loin. Dans un pays comme le Burkina Faso, très pauvre, il est difficile de demander à nos gouvernants d’investir dans la recherche. C’est ce qui fait que toutes les recherches que nous menons aujourd’hui sont en grande partie financées par l’extérieur. Il aurait été plus facile pour moi d’aller à l’OMS ou à la Banque mondiale pour prendre un poste. Mais je pense que c’est un raccourci. Il nous appartient de tracer la voie et de dire à la nouvelle génération qu’il est possible de changer les choses en Afrique.

Je pense aussi que le fait qu’un Burkinabè soit reconnu peut également interpeller les autorités de mon pays et, peut-être, permettre d’engager des discussions pour savoir de quoi les chercheurs ont besoin afin de ne plus dépendre de l’Occident. Les ressources humaines existent, elles sont de qualité. Nous sommes formés dans les mêmes écoles que les Occidentaux et, souvent, nous ne sommes pas les derniers. Malheureusement, aujourd’hui, aucun pays africain ne dispose d’une plateforme permettant de développer la recherche sur le continent. Il faut changer ça.

Amélie David : Pensez-vous que, d’une certaine manière, la recherche, les sujets de recherche et les chercheurs africains eux-mêmes sont parfois exploités par l’Occident ?

Halidou Tinto : Je pense que oui, en partie. Prenons par exemple les laboratoires pharmaceutiques : même si nous sommes dans un partenariat, nous sommes conscients que ce qui les intéresse, c’est le profit. Leur objectif, ce n’est pas de développer une plateforme. Nous avons eu de la chance que la fondation Bill & Melinda Gates se soit engagée à nous accompagner. Mais notre combat vis-à-vis de l’Occident c’est aussi de dire : la maladie se trouve chez nous, si vous voulez travailler sur cette maladie, vous allez devoir travailler et investir sur ce qui existe déjà. Il ne faut pas seulement que nous soyons des laboratoires d’expérimentation mais il faut que nous devenions également des acteurs de la production.

Amélie David : Plusieurs enquêtes journalistiques indiquent que la fondation Bill & Melinda Gates est elle aussi au cœur de conflits d’intérêts et de collusion. Le journaliste Lionel Astruc a interrogé la véritable philanthropie de la fondation, à l’ère du capitalisme, et a mis en avant l’obsession technologique de Bille Gates1. Comment la fondation vous a-t-elle aidé, et vous aide-t-elle encore ?

Halidou Tinto : Ma relation avec la fondation, jusqu’à présent, a concerné le financement de l’essai clinique de la phase 3 du vaccin RTS,S de la firme pharmaceutique GSK. De ce que je sais, la fondation Bill & Melinda Gates n’est pas actionnaire de GSK, donc je ne vois pas où se situe le conflit d’intérêts. Je le répète, je parle de ce dont je suis au courant. Je ne vois pas comment la fondation peut avoir un conflit d’intérêts en ce qui concerne l’unité clinique de Nanoro, qui est une institution publique du Burkina Faso qui réalise des recherches au-delà du vaccin RTS,S. La preuve que ce soutien a été très utile pour nous, c’est que c’est sur cette même plateforme qu’a été testé le vaccin R21, qui vient d’être homologué. C’est sur une base purement philanthropique que ce financement nous a été octroyé. Après, si le journaliste a mené des enquêtes et révélé des choses, je ne peux pas me prononcer là-dessus2.

« Pour rattraper le retard, il faut un effort colossal »

Amélie David : Est-ce que le fait que des Européens contractent le palu amène un autre regard sur cette maladie ?

Halidou Tinto : Le monde a compris que le paludisme était le principal problème auquel nous allions faire face après le VIH. L’argent est investi, mais tous les efforts sont annihilés par le poids économique du paludisme : les prises en charge, les heures de travail perdues… Les investissements ont augmenté, mais ce n’est pas suffisant. Regardez ce qu’il s’est passé avec l’épidémie de Covid-19 en une année : l’argent qui a été investi parce que, tout simplement, l’Occident était concerné… Si le paludisme bénéficiait ne serait-ce que de 50 % de cet investissement, je pense qu’on pourrait accélérer l’élimination de cette maladie. C’est pourquoi je dirais que c’est une bonne nouvelle, quelque part, de savoir qu’en Belgique il y a des gens qui ont contracté le paludisme. Peut-être que les Européens vont s’intéresser à cette maladie.

Amélie David : Vous vous réjouissez de voir des Européens contracter cette maladie chez eux ?

Halidou Tinto : Cela peut paraître cynique… Mais cela peut-être une piqûre de rappel pour faire prendre conscience aux chercheurs et aux investisseurs qu’il ne faut pas laisser l’Afrique seule face au paludisme.

Amélie David : Comment vous projetez-vous dans les années à venir ?

Halidou Tinto : Je souhaite continuer de former des jeunes avec le niveau de doctorat. Ce qui manque à l’Afrique, ce n’est pas la compétence, mais la masse critique de compétences. J’espère que d’ici aux dix prochaines années j’aurai formé 100 jeunes Africains qui seront convaincus de rester, ou au moins de revenir sur le continent pour assurer la continuité de ce qui a été mis en place. J’espère qu’ils seront plus heureux car le contexte sera moins difficile et qu’ils n’auront qu’à maintenir et à améliorer les plateformes existantes. Je pense que si le problème sécuritaire venait à se régler au Burkina Faso, une bonne partie du budget pourrait être réorientée vers la recherche. L’Afrique est en retard en matière d’innovation. Pour rattraper ce retard, il faut un effort colossal. Nos gouvernants en sont conscients, mais la situation ne leur permet pas d’investir pour cela. Je rêve que le vaccin soit déployé rapidement pour que d’ici à dix ans on ne parle plus du paludisme comme un problème de santé majeur pour le continent.

1Lionel Astruc, L’Art de la fausse générosité : la fondation Bill et Melinda Gates, Actes Sud, 2019. Lire également : Rémi Carayol, «  En Afrique, Bill Gates au cœur de toutes les rumeurs  », Mediapart, 16 avril 2020.

2En 2020, la fondation Bill & Melinda Gates était l’un des plus grands contributeurs de l’OMS : son apport représentait 11,65 % du budget de l’organisation. Cette contribution est aujourd’hui de 9,49 %, selon le site de l’OMS. Au Burkina, la fondation Bill & Melinda Gates finance en outre le projet controversé «  Target Malaria  », qui vise à développer de nouvelles technologies génétiques, et notamment des moustiques génétiquement modifiés, pour aider à lutter contre le paludisme en Afrique. Lire Rémi Carayol, «  Le paludisme, l’autre épidémie dévastatrice  », La Croix Hebdo, 16 juillet 2020.