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Dans le nord du Togo, l’endettement s’écrit au féminin

Reportage · Dans le nord du Togo, une zone touchée par l’insécurité liée aux attaques djihadistes, la situation économique devient de plus en plus difficile, et les femmes en sont les premières victimes. Nombre d’entre elles qui ont contracté des prêts pour créer leur entreprise sont tombées dans la spirale de l’endettement auprès des organismes de microfinance.

L'image montre une scène de marché vivant. Sur un chemin en terre battue, des femmes sont assises sur des banquettes en bois, entourées de paniers et de légumes frais. Certaines des femmes portent des tissus colorés et des foulards sur la tête, et elles semblent occupées à vendre des produits comme des légumes verts. En arrière-plan, des vendeurs s'affairent et des clients circulent. Des motos passent également sur la route, ajoutant à l'animation du lieu. L'atmosphère générale est vibrante, illustrant la vie quotidienne d'un marché local. Des arbres feuillus offrent une ombre bienvenue, tandis que des bâtiments modestes bordent la rue.
Sur le marché de Dapaong, en avril 2024.
© Robert Kanssouguibe Douti

Une main sur le pilon, une autre sur le menton. À l’ombre d’un manguier, Yempaab Kolani, la quarantaine, semble ne plus avoir la force de continuer à piler les noix de karité dans le mortier. Nous sommes à Todjoate-Lambounte, à 17 km au nord-est de la ville de Dapaong, dans le nord du Togo. Il y a quelques années, c’était au moulin qu’elle les écrasait. Aujourd’hui, elle ne peut plus se le permettre. « Je ne peux plus amener les noix au moulin parce que la quantité n’est pas assez importante et il me faut limiter les dépenses pour espérer un peu de bénéfice. Depuis deux ans, il est pratiquement impossible pour les femmes d’aller dans la forêt pour récolter les noix de karité de peur de sauter sur une mine ou d’être capturées par les groupes armés. Du coup, le prix de la noix est devenu très cher et, dans le même temps, j’ai perdu plus de la moitié de mon capital. Depuis l’avènement de la crise sécuritaire, je me bats juste pour pouvoir rembourser les mensualités de mon crédit », explique-t-elle. Son histoire ressemble à celle de beaucoup de femmes de la région des Savanes.

Dans cette région située à l’extrême nord du Togo, plus de 65 % des habitants vivent au-dessous du seuil de pauvreté d’après les résultats de l’Enquête harmonisée sur les conditions de vie des ménages (EHCVM). Et ici comme ailleurs, la pauvreté se conjugue d’autant plus au féminin.

Les femmes sont en première ligne de l’économie togolaise. Elles sont commerçantes, agricultrices, transformatrices de produits locaux, coiffeuses, tisserandes ou encore couturières. Elles représentent 57 % des personnes actives dans le commerce au Togo, d’après le ministère de l’Action sociale et de la Promotion de la femme. Mais elles travaillent pour la plupart dans le secteur informel et sont soumises à de nombreux aléas économiques. Et quand elles possèdent une micro-entreprise, elles rencontrent souvent des difficultés pour la gérer : faible bancarisation, manque d’éducation financière, faible capacité de remboursement... Dans ce contexte, les institutions de microfinance restent souvent leur seul moyen de s’en sortir.

La microfinance comme dernier rempart

Les conditions d’ouverture et de maintien d’un compte, l’éloignement des établissements bancaires (souvent concentrés dans les chefs-lieux de régions) ou encore l’analphabétisme expliquent le fait qu’une grande partie des femmes, surtout en milieu rural, ne disposent pas de compte en banque. « Au début de mes activités, j’avais ouvert un compte courant à Ecobank, confie Lalle Tani, propriétaire d’une unité de transformation agroalimentaire à Dapaong. Je l’alimentais régulièrement. Puis à un moment, mes activités ne marchaient plus, or chaque mois la banque fait des prélèvements pour les frais de tenue de compte. Un jour, on m’a envoyé de l’argent pour les activités d’une association dans laquelle je milite. La banque m’a prélevé près de 50 000 FCFA [76 euros], j’ai dû m’endetter pour compléter la somme et, depuis, il n’y a plus eu de mouvement sur ce compte. En février, la banque m’a appelée pour comprendre pourquoi il n’y avait plus de mouvements sur le compte. Je leur ai expliqué que je traversais une situation économique difficile. Le peu que je gagne ne me permet pas d’épargner. » Mais qu’elles soient commerçantes, artisanes ou agricultrices, les femmes ont besoin de faire des emprunts pour développer leurs activités.

À Kpeguidjini, un village situé à une quinzaine de kilomètres au nord de la commune de Tône 1, Tchampoua Nassani, 41 ans, maraîchère, explique comment la microfinance s’est imposée à elle :

J’ai voulu ouvrir un compte à l’Union togolaise de banque, sur proposition du conseiller agricole de notre secteur. Lorsque je me suis fait accompagner pour prendre des renseignements, il m’a été demandé, entre autres, ma carte nationale d’identité, une pièce que je n’ai pas. Pour l’établir, il me fallait mon acte de naissance. Malheureusement, mon père, comme la plupart des hommes de son époque, ne faisait pas faire d’acte de naissance pour les filles. Je suis rentrée déçue ce jour-là : une journée perdue et des dépenses inutiles pour le transport. Après, j’ai partagé mon souci à une voisine qui m’a suggéré d’aller voir une microfinance. Et depuis, j’ai mon compte à la Caisse mutuelle d’épargne et de crédit de Tidonte, qui m’octroie du crédit de temps en temps pour mes activités.

Au Togo, l’histoire de la microfinance date des années 1960. La Fucec, la plus grande coopérative financière, est née en 1969. Le secteur s’est rapidement développé dans les années 2000 avec l’avènement de plusieurs autres institutions de microfinance ayant pour objectif l’accès des services financiers aux personnes défavorisées. Dans la région des Savanes, les plus présentes sont la Fucec-Togo, la Coopec-Sifa, l’UCMECS et la Coopec-AD. La majorité de ces institutions de microfinance a tendance à privilégier les femmes dans l’octroi de crédits. Raison avancée : elles seraient plus fiables et plus disciplinées. Pour les accompagner, la Coopec-Sifa les organise en groupements. Leurs membres bénéficient de sensibilisations et de formations en éducation financière sur une période de trois à quatre mois avant l’octroi des crédits.

Des taux d’intérêt démesurés

Selon la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), le taux d’intérêt maximal est de 24 % dans les microfinances. Dans celles de la région des Savanes, il va de 4 à 16 % selon les types de crédits, contre 8 % maximum dans les banques. Ces taux sont démesurés pour les emprunteuses, surtout dans cette région classée la plus pauvre du pays. Au marché de Dapaong, Bibata Koanda, revendeuse de beurre de karité, se désole : « 16 % d’intérêt, je trouve cela exorbitant. Je n’arrive plus à vendre à cause de la crise sécuritaire, et depuis je n’arrive pas à rembourser mon crédit alors que l’échéance est arrivée à terme depuis six mois. »

Du côté des institutions de microfinance, les responsables avouent être conscients de cette situation mais disent faire face à des contraintes qui ne permettent pas d’envisager une baisse des taux. « Nous avons conscience qu’il faut octroyer le crédit à un faible taux d’intérêt mais nous sommes confrontés à l’indisponibilité des ressources, indique Phillipe Fori, le directeur de la Coopec-Sifa. Nous sommes implantés dans une région pauvre où il est impossible de faire le recyclage des épargnes parce que l’épargne est faible. Il faut alors aller emprunter à la banque à 8 % d’intérêt. Pour espérer couvrir nos charges, il faut faire une marge d’au moins 8 %. Voilà ce qui justifie les 16 %. »

Dans la région des Savanes, beaucoup de femmes élèvent seules leurs enfants. Toutes les charges du ménage reposent sur leurs épaules : alimentation, soins de santé et scolarité, etc. « Nous faisons des efforts, nous avons la volonté mais nous semblons faire du surplace. Dès que nous obtenons un crédit et que le mari est mis au courant, il n’assume plus ses responsabilités, explique Youossa Namepine, cultivatrice à Doupkergou, un village de la préfecture de Tandjoare. C’est avec cet argent qu’il faut payer les frais de scolarité des enfants, les soigner quand ils sont malades, acheter les condiments, aller au moulin, etc. Face à toutes ces charges, il est difficile de faire prospérer une activité génératrice de revenus afin de rembourser le crédit. »

À Tantoga, bourgade située à une dizaine de kilomètres au nord de Korbongou (chef-lieu de la commune de Tône 4), Boudanlengue Kolani, 49 ans, est revendeuse de tchakpalo, une bière locale à base de sorgho. Le visage marqué par une vie de dur labeur, elle se lamente, les mains crispées sur son pagne :

Le jour où j’ai obtenu mon premier crédit [30 000 FCFA au taux de 16 %, NDLR], mon enfant est tombé malade. J’ai dépensé la totalité à l’hôpital parce que mon mari n’avait rien. Pour ne plus rester les bras croisés, je suis allée acheter un sac de mil à crédit. À chaque vente, il fallait rembourser à la commerçante, et à la fin du mois il fallait verser la mensualité au niveau de la microfinance. C’était intenable. Si certaines femmes ont réussi à se soustraire de la précarité, il faut noter aujourd’hui que beaucoup d’emprunteuses s’enfoncent de plus en plus dans un cycle d’endettement.

Une crise sécuritaire aggravante

Il y a trois ans, quand le nord du Togo a commencé à être frappé par les violences des groupes djihadistes venus du Burkina Faso voisin, les activités économiques des femmes ont été plombées. La préfecture de Kpendjal, la plus touchée par la crise sécuritaire, est pourtant l’un des greniers céréaliers de la région (céréales, mais aussi sésame, bois de chauffe, charbon de bois, bétail, volaille, etc.). À Dapaong, les grandes commerçantes sont pour la plupart des grossistes de céréales qui dépendent du Kpendjal. Depuis l’attaque qui a visé un camion du marché de Koundjoaré (commune de Kpendjal 1) le 22 juillet 2022, elles craignent pour leur vie. Elles ont cessé de se rendre dans la plupart des marchés de la préfecture du Kpendjal. Leurs activités commerciales sont en berne, et le remboursement des crédits contractés devient impossible.

Aujourd’hui, des femmes qui ont dû fuir les violences ont tout perdu. « C’est une situation qui a des répercussions sur la vie de notre structure. Aujourd’hui, c’est plus de 60 millions de FCFA que nous avons perdus », confie un haut responsable d’une institution financière implantée dans la région, qui ne souhaite pas révéler son identité ni celle de son établissement. À la Coopec-Sifa de Dapaong, Philippe Fori se désole lui aussi de cette situation : « Aujourd’hui, la plupart de nos groupements traversent des difficultés de remboursement. Nous avons 4,75 % de crédits impayés », assure-t-il.

Dans le nord du Togo, quelques voix s’élèvent pour contester l’opportunité de continuer de prêter de l’argent aux femmes qui ne répondent plus aux critères ordinaires de solvabilité. Sylvain Nassandja, opérateur économique dans l’immobilier à Dapaong, estime qu’il faut arrêter de les enfoncer :

Une commerçante de céréales était venue me voir pour que je lui prête la somme de 300 000 FCFA pour satisfaire à une commande d’un fournisseur. Elle a promis de me rembourser dans un délai de trois semaines au plus tard. Je n’ai pas hésité à lui donner l’argent parce que je la connaissais très bien. Après un mois, elle ne m’avait pas remboursé. Au bout de deux mois, elle a avoué qu’en réalité elle avait utilisé la somme que je lui avais prêtée pour rembourser un crédit dans une microfinance et qu’elle attendait le déblocage d’un nouveau crédit avant de me rembourser. Comment pourra-t-elle se tirer d’affaire ?

« Difficile de sortir du cycle de l’endettement »

De tels témoignages sont légion. Dans le village de Sidiki (8 km au sud-est de Dapaong), le chef Yentougli Tame peut en témoigner : « Il est difficile de sortir de ce cycle d’endettement. Les crédits obtenus auprès des microfinances servent à rembourser d’autres contractés auprès des particuliers. Pour rembourser 100 000 FCFA par exemple, on emprunte 50 000 FCFA chez une personne, 30 000 chez une deuxième et 20 000 chez une troisième… avec des intérêts minimaux de 4 % par jour ! Dès que le nouveau crédit est débloqué, il faut faire le tour pour rembourser. Et à l’arrivée, on se retrouve à la case de départ. » Le chef du village constate que « beaucoup de femmes fuient le foyer pour aller travailler dans les mines d’or au Ghana ou dans les débits de boissons au Burkina Faso ».

À Cinkassé, une ville togolaise située à la frontière avec le Burkina, une employée d’une institution de microfinance de la place s’indigne, sous couvert de l’anonymat : « Parfois, des femmes plus nanties profitent de ce système en assistant aux réunions de microcrédit, proposant ainsi de prêter de l’argent aux membres en difficulté… avec un intérêt allant jusqu’à 5 %. » « Il m’arrivait parfois de gagner jusqu’à 100 000 FCFA par jour » grâce aux intérêts, confie une usurière dans la même ville.

Entre les menaces des microfinances et le harcèlement des créanciers de toutes parts, Monique (prénom d’emprunt), mère de deux filles dont la plus jeune n’est âgée que de 7 mois, a dû fuir son foyer. Redoutant la réaction de son époux qui l’a déjà aidée plusieurs fois à payer ses dettes, elle a profité de son absence pour s’en aller, nuitamment, abandonnant les enfants à leur grand-mère. « C’est au bout de trois semaines de recherche que nous avons appris qu’elle était au Mali, employée comme femme de ménage dans une société minière tenue par des Chinois », confie Eugène, son mari, un instituteur de la commune de Tône 2.

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