À Cinkassé, une ville togolaise frontalière avec le Burkina Faso située à 600 km au nord de Lomé, le parc à camions situé à proximité du poste de contrôle douanier grouille d’activité. Des dizaines de camions sont stationnés. Les conducteurs, en attendant de remplir les formalités douanières, tuent le temps en discutant autour d’une tasse de thé. Les sujets de conversation tournent autour des mêmes préoccupations : le mauvais état des routes ou encore la lenteur des formalités administratives qui retarde le voyage, prolonge l’attente dans le parc et complique la planification des trajets.
À cela s’ajoute une inquiétude permanente sur les conditions de sécurité, de plus en plus incertaines. Un peu plus loin, les ronflements des moteurs, entrecoupés de coups de klaxon assourdissants, annoncent le départ imminent pour la suite du voyage vers des zones où les dangers sont omniprésents.
Au Togo, le secteur des transports de marchandises joue un rôle essentiel dans les échanges avec les pays du Sahel. Depuis le port de Lomé, des entreprises assurent l’acheminement de divers produits tels que les matériaux de construction, les denrées alimentaires, les appareils électroménagers, les vêtements, etc. En l’absence de ligne ferroviaire entre le Togo et les pays de destination, le transport se fait principalement par camion. L’activité rapporte entre 600 et 700 euros par voyage à l’entreprise, en fonction de la nature et du volume des marchandises transportées, mais aussi de la destination.
« Il faut bien nourrir nos familles »
Dans la cabine exiguë de son poids lourd, Rachid, un homme d’une cinquantaine d’années, le visage buriné par des années de travail difficile aux quatre coins du Sahel, s’apprête à reprendre le volant pour affronter une nouvelle fois ces routes périlleuses. La main gauche sur un volant usé, marqué par des milliers de kilomètres parcourus, et un chapelet dans la main droite, les perles glissant lentement entre ses doigts calleux, son regard concentré mais inquiet scrute la route devant lui. Une route où les dangers sont invisibles mais permanents, où chaque kilomètre est une prise de risque.
Sur le siège arrière s’entassent quelques effets personnels et un tapis de prière enroulé, son sanctuaire mobile qu’il garde toujours avec lui pour les moments de recueillement. Rachid, comme à son habitude, adresse une prière silencieuse avant chaque départ, implorant la protection divine :
Chaque départ me remplit d’inquiétude, confie-t-il. Il y a non seulement les soldats qui nous harcèlent sur la route mais aussi les groupes armés qui rôdent1. Avant de partir, il faut dire adieu à sa famille parce que chaque voyage peut être le dernier. Le problème, c’est surtout l’axe Kaya-Dori [au Burkina Faso]. Là-bas, très souvent, les groupes armés enlèvent les camionneurs et les amènent dans la brousse. Certains reviennent, mais malheureusement, beaucoup ne reviennent jamais. Mais c’est notre métier. Que pouvons-nous faire ? Il faut bien nourrir nos familles.
Comme Rachid, ils sont des centaines à affronter les dangers chaque jour contre en moyenne 100 euros de salaire mensuel. Dans le parc du poste de contrôle de Cinkassé, Saïd Traoré patiente. Son visage, mêlé de fatigue et d’effroi, raconte l’histoire avant même qu’il n’ouvre la bouche : « Franchement, cette route fait peur. Il y a neuf mois, j’étais au Mali. En revenant, j’ai eu une panne de pneu. J’ai dû m’arrêter pour attendre de l’aide. Des hommes armés sont arrivés et m’ont demandé pourquoi je m’étais garé. Je voulais leur expliquer mais ils m’ont frappé et poignardé aux mains et aux fesses, puis ils m’ont amené dans leur base... »
Il s’interrompt un moment, chaque mot semblant raviver la douleur du souvenir. Après un court silence, il reprend : « Ils voulaient emmener mon camion mais ils n’ont pas réussi. À leur base, j’ai retrouvé d’autres chauffeurs. Nous étions gardés comme des otages, et lorsqu’ils revenaient de leurs attaques ils nous donnaient leurs fusils pour qu’on les nettoie. Ils ont tué plusieurs camionneurs avec leurs apprentis. » Saïd et ses camarades ont eu la vie sauve grâce à une intervention rapide de l’armée nigérienne - ils avaient en effet été déplacés au Niger par leurs geôliers -, mais beaucoup n’ont pas eu cette chance.
Un traumatisme silencieux
Sur les routes menant du Togo vers le Sahel, plusieurs camionneurs ont perdu, pour certains la vie, et pour d’autres leur camion et par conséquent leur emploi. C’est le cas de Moustapha, 48 ans, marié et père de quatre enfants. Après avoir été arrêté en février 2019 sur la route de Pama, dans l’est du Burkina Faso, il a dû changer de métier.
Lorsqu’ils nous ont arrêtés, se souvient-il, ils nous ont forcés à décharger nos camions dans leur base, en pleine forêt. Le lendemain, ils m’ont reconduit à moto jusqu’à la route bitumée et m’ont demandé de partir. Je suis allé faire ma déposition à la gendarmerie de Fada N’Gourma avant de rejoindre Lomé via Ouagadougou. C’est quelques jours après qu’ils ont relâché mon collègue. Beaucoup de camionneurs ont vécu le même sort et vivent leur traumatisme en silence.
Contacté, le syndicat de l’Union des transporteurs routiers du Togo (Unatrot) n’a pas souhaité s’exprimer sur ce sujet sensible, probablement par crainte de représailles ou en raison d’une volonté de ne pas attirer l’attention sur une crise qui perdure. Le nord du Togo est confronté, depuis 2022, à une crise sécuritaire marquée par des incursions d’hommes armés, souvent en provenance du Burkina Faso. Mais le gouvernement togolais communique très peu sur la situation.
En 2023, plusieurs attaques djihadistes ont visé des camions transportant des marchandises. Ces attaques ont fait plusieurs dizaines de victimes sur l’axe Lomé-Ouagadougou. Les incidents les plus graves ont été signalés dans le village burkinabè de Nouaho, situé à une trentaine de kilomètres de la frontière togolaise.
Des détours imposés, un manque à gagner
Cette situation ne préoccupe pas uniquement les camionneurs et leurs familles. Les propriétaires des camions s’inquiètent également. Entre la crainte de voir leurs chauffeurs attaqués ou kidnappés et la possibilité de perdre leurs camions, ces derniers vivent dans une angoisse permanente. À Dapaong, dans la région des Savanes (nord du Togo), Ali, l’un de ces propriétaires, ne cache pas son désarroi : « La situation est vraiment difficile. Nous voyons souvent plusieurs images de camions brûlés ou détournés vers des destinations inconnues. Quand mon employé prend la route, je ne dors pas tranquillement jusqu’à ce qu’il soit revenu sain et sauf. »
Depuis 2019, les trajets reliant le port de Lomé à l’est du Burkina Faso et au Niger se sont considérablement rallongés. La RN 19, qui part de la frontière est du Togo, à Ponio, est désormais contrôlée par des groupes djihadistes, ce qui rend ce tronçon impraticable. Ceux qui transportent des marchandises vers le Niger ou vers Fada N’Gourma doivent désormais emprunter des routes alternatives et passer par Ouagadougou et Kaya.
Pour aller au Niger, une fois arrivé à Kaya, il faut attendre l’organisation d’un convoi militaire pour assurer la sécurité, et cela peut prendre plusieurs semaines. Une fois, nous devions ravitailler la mine d’or d’Essakane [située à 310 km au nord de Ouagadougou, dans la région du Sahel, NDLR] en carburant, mais nous avons dû attendre deux semaines pour que le convoi, composé de forces terrestres, de drones et d’hélicoptères, nous accompagne jusqu’à destination, raconte Martin, un chauffeur de camion-citerne.
Ces adaptations représentent un manque à gagner pour les propriétaires. « Avant, les camions mettaient au plus trois semaines pour effectuer l’aller-retour entre Lomé et Niamey. Aujourd’hui, avec les détours et les délais liés à l’organisation des convois, cela peut prendre jusqu’à trois mois. Plus le voyage dure, moins le propriétaire gagne, car il faut aussi ajouter les frais de route et la dotation en carburant », explique Ali, qui estime avoir perdu en un an plus de 7 000 euros en raison de cette situation.
Attaques et incendies de camions restent monnaie courante sur les routes du Sahel. Mais, chaque jour, des camionneurs bravent le risque. Souvent seuls ou parfois en convoi, ils sont résolus à dormir sur les routes, dans la cabine de leurs camions ou sur un lit de fortune dressé sous le véhicule garé, exposés à toutes sortes de menaces.
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1Selon les camionneurs interrogés par Afrique XXI, les djihadistes ne réclament pas d’argent sur la route. Ils peuvent par contre brûler les camions ou les détourner avec leur marchandise. De leur côté, les policiers et les gendarmes imposent différentes formes de racket qui peuvent aller de quelques centaines à quelques milliers de francs CFA.