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Au Liban, le chemin de croix des employées de maison africaines

Reportage · Au Liban, les travailleuses domestiques, originaires pour la plupart d’Afrique ou d’Asie, font face à de nombreuses violences et privations. Un système d’esclavage moderne largement institutionnalisé (la kafala), et accepté par le plus grand nombre, que certaines femmes tentent tout de même de combattre.

L'image présente un mur de graffitis colorés qui ornent une ruelle. On peut distinguer plusieurs œuvres d'art, chacune ayant son propre style. À gauche, une figure regardante avec des détails réalistes, suivie d'illustrations plus abstraites et expressives au centre et à droite, représentant des visages et des mains en mouvement. Les couleurs dominantes incluent des nuances vives de bleu, d'orange et de noir. Des pots de fleurs, avec des plantes vertes, ajoutent une touche de nature à l'environnement urbain. Au-dessus des œuvres, des guirlandes lumineuses créent une ambiance chaleureuse. Les escaliers en pierre accompagnent le mur, suggérant une connexion avec l'espace environnant. L'ensemble dégage une atmosphère artistique et dynamique, reflet d'un lieu vivant et créatif.
Dans une rue de Beyrouth, en décembre 2020.
© Denise Metz / Unsplash

Hélène (prénom d’emprunt) place un morceau de tissu sous l’aiguille de sa machine à coudre. Sa basket grise appuie sur la pédale. Le roulement commence. Ses mains font glisser la fine étoffe aux couleurs orange et rouge sous le patin. Hélène remonte l’aiguille, replace le tissu de manière mécanique. Elle lève la tête : « J’adore la couture. Quand je ne couds pas, ça ne va pas. » La machine agit comme un rempart contre la tristesse. Les pièces cousues sont une thérapie, un pansement sur les plaies encore ouvertes causées par son immigration au Liban, le système de la kafala et ceux qui l’alimentent.

Ce système désigne, à la base, une mesure spécifique au droit musulman qui permet de confier un enfant à une famille sans filiation. Depuis les années 19701, il s’agit d’un système institutionnalisé et légal de main-d’œuvre à bas prix au Liban. Celui-ci est organisé par des agences spécialisées : il y en aurait près de 400. D’après l’organisation Human Rights Watch, il génère plus de 100 millions de dollars (91,5 millions d’euros) chaque année.

Le Liban compterait environ 250 000 travailleurs et travailleuses domestiques qui viennent pour beaucoup d’Éthiopie, du Kenya, des Philippines et du Bangladesh. Une étude récente2 indique que « les femmes représentent 76 % de l’ensemble de la main-d’œuvre immigrée, venue au Liban pour trouver du travail, et 99 % de l’emploi domestique. »

« Tu es à moi ! Tu ne bouges pas ! »

2015, Hélène arrive au Liban. À l’aéroport, son passeport lui est confisqué et elle est directement envoyée dans la famille qui l’a « recrutée ». Cette Camerounaise a quitté son pays avec un espoir en tête : travailler six mois au pays du Cèdre pour gagner assez d’argent et émigrer ensuite vers la France ou l’Italie afin de poursuivre sa formation en couture. La jeune femme travaille dans une maison d’un foyer aisé de Beyrouth. Un matelas au sol dans la cuisine fait office de chambre à coucher. « Comme berceuse, j’avais le ronflement du frigo », se souvient-elle. Hélène l’accepte, ou plutôt dit ne pas se poser de questions car son objectif est de quitter le Liban rapidement. « Après six mois, j’ai demandé à mon employeuse mon salaire et mes papiers… Je lui ai dit que je voulais aller en France… Elle a ri et elle m’a dit : “Tu n’as pas le droit de sortir ! Tu es à moi ! Tu ne bouges pas !” »

Le roulement de la machine à coudre s’arrête. Hélène lève le pied de la pédale. Sa mâchoire se serre. Elle joue avec la manette de la machine pour réajuster les fils. « C’est là que j’ai commencé à ressentir la solitude, que j’ai passé mes nuits à pleurer, à ne plus parler à mes amis au Cameroun… » Hélène décide tout de même de rester dans cette maison : sans jour de congés, sans heures de travail fixes et pour un salaire équivalent à 200 dollars par mois.

Plusieurs études et articles de presse décrivent les mêmes conditions de travail que celles d’Hélène. La plupart des domestiques vivent au sein même du foyer de leur employeur et ne bénéficient d’aucune protection offerte par le droit du travail ou de la famille. « Leurs communications et déplacements quotidiens sont surveillés, et leur corps contrôlé. En outre, elles courent un grand risque de voir leurs droits de travailleuses déniés – absence de jours de repos, longues journées de travail, non-versement de salaires – et de subir harcèlement et violence sexuels et sexistes, sans que les auteurs soient inquiétés… », expliquent les autrices de l’étude citée plus haut. Au cours de ces dernières années, de nombreux cas de décès parmi les employées domestiques ont aussi été rapportés par les ONG et les médias.

Impactées par la crise économique et par la guerre

Avec la crise économique qui frappe le Liban à partir de 2019 et, depuis le 7 octobre 2023, la guerre en Palestine et dans le sud du pays3, les conditions se sont encore plus dégradées : certaines employées n’ont plus été payées ; d’autres ont été congédiées, renvoyées dans leur pays ou abandonnées devant leur ambassade4.

Le Mouvement antiraciste (Anti-Racism Movement) s’inquiète, dans une note publiée en janvier 2024, de ces abandons et constate que certaines employées ne sont plus payées. Elles sont à la merci de leurs employeurs qui exercent sur elles un pouvoir de domination. « Nous avons vu beaucoup de cas comme ceci, confirme Noura Makarem, travailleuse sociale à l’ONG Kafa. Nous ne disons pas que tous les employeurs font ceci, mais le système de sponsor [le système de la kafala implique que les travailleurs aient un sponsor local, NDLR] leur en donne la possibilité… »

Masarat (prénom d’emprunt), la vingtaine et originaire d’Éthiopie, vit actuellement dans un refuge de Kafa. La jeune femme, sweat-shirt et capuche noire sur ses cheveux tressés, baisse la tête. Entourée par deux travailleuses sociales libanaises, ses réponses sont lapidaires. Masarat est venue au Liban il y a cinq ans pour gagner sa vie et envoyer son salaire à sa famille. Une agence l’a recrutée et lui a fait signer un contrat écrit en arabe et en anglais, deux langues que la jeune femme ne maîtrisait pas encore à l’époque. À son arrivée au Liban, elle doit reverser à cette agence l’équivalent de deux mois de salaire. Dans la maison où elle travaille, elle dispose de sa chambre, de sa salle de bains, et peut aller chez le médecin si elle est malade. Pour un travail à horaires flexibles qui consiste à prendre soin de la maison dans son ensemble, elle est payée 300 dollars par mois et n’a pas de jour de congés. Mais au bout de deux ans, son employeur cesse de lui verser son salaire. « Il s’est mis à me frapper, explique-t-elle en arabe. À cause de la Covid, de la crise économique, de l’explosion dans le port de Beyrouth [en août 2020], il a arrêté de me payer… »

« Je priais Dieu pour de l’aide »

Au début, Masarat se dit que les choses changeront en sa faveur. Elle prend sur elle, pense à ses proches restés en Éthiopie. « Je priais Dieu pour de l’aide », souffle la jeune femme, un pendentif avec une croix orthodoxe autour du cou. Elle vit sous pression permanente, sans ressource et isolée. « Il me disait : “Je vais te tuer, je vais te jeter aux ordures, je vais t’amener à l’aéroport sans vêtement” », se remémore-t-elle. L’une des deux travailleuses sociales traduit en anglais : « Il a essayé de l’étrangler avec ses mains… » La jeune femme baisse de nouveau la tête et regarde ses doigts qu’elle tord au-dessus de la table. Sur son gilet bleu marine, une inscription se détache avec ce mot : « Powerful ».

Au bout de plusieurs années, Masarat réussit à mettre la main sur un téléphone et prend contact avec l’ambassade de son pays au Liban. Là encore, le processus est long mais aboutit, finalement, à sa mise en relation avec l’ONG Kafa, qui négocie avec son employeur pour que la jeune femme puisse quitter le foyer. « Maintenant, je veux me battre pour récupérer mon salaire et rentrer chez moi. C’est mon droit ! » revendique-t-elle la tête levée, en avouant tout de même avoir peur. Les travailleuses sociales demandent que certains détails ne soient pas révélés : la procédure est toujours en cours au Liban, et cela pourrait jouer en sa défaveur. Aujourd’hui, elle attend de retrouver ses droits et une partie de sa dignité volée, et de pouvoir retourner en Éthiopie. Là-bas, Masarat espère pouvoir ouvrir un magasin de vêtements et subvenir aux besoins de sa famille. Mais le retour sera-t-il aussi facile ou refera-t-elle le chemin inverse, comme Hélène et tant d’autres ?

Au bout d’un an et demi dans la même famille libanaise, Hélène demande à rentrer au Cameroun. La famille accepte mais garde une partie de son salaire car elle n’a pas respecté le contrat, qui lui imposait de travailler trois ans chez eux. Ils paient son billet vers le Cameroun et lui donnent 35 dollars. De retour au pays, une nouvelle galère commence. « Je n’avais plus de repères, plus d’argent, plus de clients pour ma couture… C’était difficile. » Après un an d’errance dans son pays, Hélène contacte une agence de recrutement au Liban pour y retourner. Très vite, elle trouve un contrat, une nouvelle famille…

« Beaucoup de Camerounaises repartent au Liban ou dans d’autres pays du Moyen-Orient, observe Cindy Amougou, une ancienne travailleuse domestique au Liban, aujourd’hui installée en France. Au Cameroun, ce n’est pas facile de s’en sortir. Il n’y a pas d’aides pour la réinsertion, et donc les filles repartent pour travailler dans le même système. » Cindy Amougou tente désormais depuis la France, et avec des amies, de lutter contre les abus au Liban, de limiter les déplacements depuis le Cameroun et de trouver des solutions pour que le retour au pays se passe au mieux pour les anciennes employées de maison.

Des menaces verbales et physiques

À son retour au Liban, Hélène débarque dans une villa de huit niveaux où près de dix personnes vivent quasi quotidiennement. Une ménagère ghanéenne est prête à lui passer le flambeau. En plus de la maison et d’autres tâches, Hélène doit s’occuper d’un jeune homme en situation de handicap. « C’était terrible, mon dos était broyé à force de le soulever. Je devais vivre au rythme de ce monsieur. Et puis, il y avait ce perroquet : il donnait plus d’ordres que la dame », lance-t-elle.

Au fil des mois, Hélène se rebelle et exige d’arrêter de travailler à 21 heures chaque jour. « Même si le Pape arrive, je leur ai dit, je ne sortirai pas de ma chambre… » L’employée demande un jour de congé : un dimanche par mois. « Pour moi, c’était comme obtenir la grâce présidentielle. J’ai attendu ça pendant très longtemps… » Mais la famille finit par demander à Hélène de préparer un barbecue le jour prévu et l’empêche de sortir. Elle dit avoir subi des menaces physiques avant de décider de quitter définitivement cette maison.

Helène, comme Masarat, affirme ne pas avoir subi de violences sexuelles à la différence d’autres travailleuses domestiques. Dans une étude menée par l’Organisation internationale du travail (OIT) en 2016, sur plus de 1 500 employées domestiques, 2 % ont indiqué avoir été abusées sexuellement – mais selon les auteurs de l’étude, ce chiffre pourrait être en réalité beaucoup plus élevé étant donné que ces faits restent souvent non rapportés. « Nous avons aidé une personne qui a été abusée sexuellement pendant cinq ans. Elle n’a pas été payée non plus… », souligne Noura Makarem.

Hélène passe plusieurs mois dans les locaux d’une agence de recrutement avant de trouver une autre famille. Mais, compte tenu du système de parrainage de la kafala, ses papiers sont toujours aux mains de la première famille, son « sponsor », et cela complique sa situation. Hélène voit arriver de nouvelles recrues et les met en garde contre ce qui les attend. Depuis bientôt cinq ans, elle vit dans l’illégalité, sans ses papiers. Elle coud chaque jour et tente de vivre d’emplois précaires souvent à mi-temps. « Tu es un peu plus libre que dans une famille, mais tu es toujours emprisonnée… », souligne-t-elle.

Des manifestations, mais pas de changement

Au cours des dernières années, les travailleuses domestiques se sont soulevées pour revendiquer leurs droits et ont manifesté publiquement pour l’abolition du système de la kafala, non sans risque. En 2020, « une consultation » a été lancée par l’OIT en collaboration avec le ministère du Travail pour étudier les mesures nécessaires à l’amélioration des conditions de travail des migrantes. Plusieurs ambassades ont également tenté de faire bouger les choses et certains pays ont fait en sorte de protéger leurs nationaux dès le départ. Mais, aujourd’hui, force est de constater que les choses ont peu évolué.

« Le système du sponsor rend les relations inégalitaires. La seule solution est de l’abolir, mais aussi d’inclure le travail domestique dans le droit du travail », soutient Noura Makarem, de l’ONG Kafa. L’OIT est également active sur ce sujet et mène plusieurs programmes  : sensibilisation auprès du gouvernement libanais et des employeurs, ateliers avec les employées domestiques sur leurs droits... « Le narratif autour du système a évolué, on l’a vu dans les médias. La perception des employeurs aussi. Mais en raison du manque de continuité institutionnelle, peu de choses changent… Il faut tout recommencer avec des équipes différentes à chaque fois, et les agences continuent leurs recrutements… », explique Zeina Mezher, responsable de programme à l’OIT du Liban et coautrice de l’étude sur les travailleuses domestiques citée plus haut.

Dans l’espoir de faire bouger les lignes, Hélène est devenue activiste pour le droit des employées domestiques. « Ce système existe pour que les Libanais puissent vivre comme des bourgeois. Ils ont un train de vie princier dû à l’exploitation de ces pauvres femmes. Si ce système prend fin, c’est la fin de la femme bourgeoise d’Achrafieh [un quartier cossu de Beyrouth dans lequel les employées domestiques sont particulièrement visibles, NDLR]. Même le chat est éduqué à ce que la ménagère lui ouvre la porte ! » La jeune femme a créé une organisation d’employées domestiques pour leur permettre de s’entraider, de s’informer sur leurs droits, de partager leurs expériences et de donner des cours de couture ou de jouer au football le dimanche…

Par ses actions, elle souhaite aussi démontrer que les employées domestiques ne sont pas que des victimes. Hélène termine son sac, remonte le patin, coupe d’un geste franc le dernier fil qui relie sa création à la machine. Le soleil perce derrière les imposants rideaux de fer de l’atelier. Elle se lève. « Je vais aller dehors, profiter un peu du soleil. »

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1Plusieurs sources nous ont expliqué qu’avant la guerre civile au Liban (1975-1990), les employées de maison venaient des zones rurales du Liban et, souvent, étaient de confession religieuse différente de celle de la famille qui les employait.

2Zeina Mezher, Gabriella Nassif, Claire Wilson, «  Travailleuses domestiques immigrées au Liban : une perspective genrée  », in : Aurélie Leroy éd., Migrations en tout «  genre  », Éditions Syllepse, «  Alternatives Sud  », 2023, p. 115-126.

3D’après un rapport de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), environ 12 % des travailleurs et travailleuses migrantes vivent dans des zones du Sud-Liban impactées par le conflit.

4Depuis que la guerre a éclaté, certaines ambassades, comme celle des Philippines, déconseillent à leurs ressortissants de se rendre au Liban  ; d’autres, comme celle du Népal, ont recommandé de se préparer à partir.