
Recrutés à partir des années 1980 pour pallier la pénurie de médecins provoquée par les réformes visant la réduction du coût des soins de santé, les médecins étrangers, notamment les Africains originaires et diplômés de pays francophones (dont beaucoup d’Algériens), voient leur nombre augmenter d’année en année, avec un pic observé pendant la période de la crise sanitaire de 2020. Leur présence continue depuis près de quarante ans, devenue indispensable au fonctionnement des hôpitaux, fait pourtant l’objet de mesures discriminatoires.
Bien qu’ils soient déjà diplômés et souvent expérimentés au moment de leur recrutement, les médecins étrangers sont systématiquement engagés sous des statuts précaires, en particulier les Padhue, c’est-à-dire les Praticiens à diplôme hors Union européenne. Ces derniers exercent en tant que « stagiaire associé » jusqu’à la réussite aux EVC (épreuves de validation des connaissances), concours1 assurant le contrôle du niveau de compétence médicale, sanctionné par l’obtention d’une autorisation temporaire d’exercice et le statut de « praticien associé ». Commence alors pour eux un parcours de consolidation des compétences de deux ans minimum, qui s’achève par le passage devant une commission. C’est seulement à ce moment que le médecin peut demander à être inscrit à l’Ordre.
Précarisation statutaire et administrative
Tandis que l’hôpital précarise par le recours à des statuts précaires et contractuels, la préfecture le fait par le titre de séjour, calqué sur les contrats de travail, d’une durée de six mois renouvelables pour les stagiaires associés et d’un an pour les praticiens associés. Du fait des lenteurs administratives, aggravées par la dématérialisation des démarches, il n’est pas rare que les médecins se retrouvent en situation irrégulière.
Cette indexation du séjour à l’emploi a pour effet d’établir un certain rapport de force et une relation particulière au travail et à l’établissement employeur. « Le lien organique qui s’instaure entre vulnérabilité administrative et exploitation économique [fait] du statut migratoire, par son caractère dérogatoire ou précaire, le levier central d’une subordination spécifique d’une main-d’œuvre migrante », rappelle Daniel Veron dans Le Travail migrant, l’autre délocalisation (La Dispute, 2024).
Pour les stagiaires associés qui travaillent donc avec des contrats d’une durée de six mois, il est impossible de renouveler les contrats au-delà de deux années révolues. En cas d’échec aux EVC, il leur faut changer d’hôpital (article 3 de l’arrêté du 16 mai 2011). Enfin, le salaire des médecins diplômés en dehors de l’Union européenne, à cause de leur statut administratif et de leur échelon (lié à l’ancienneté), est très nettement inférieur à celui de leurs homologues français/européens, qu’ils ne rattrapent que partiellement une fois leur parcours de consolidation achevé2.
Un manque d’ancrage social et professionnel
Ces caractéristiques du parcours du médecin étranger dans l’institution hospitalière ont des conséquences directes sur son sentiment d’appartenance à l’institution qui l’emploie, sur sa capacité à se projeter, son degré d’investissement personnel dans le travail, mais aussi sa socialisation et sa capacité à établir des liens durables. Ce manque de reconnaissance, de rémunération juste, de stabilité et de facilitation administrative – notamment pour le regroupement familial – produit une absence d’ancrage socioprofessionnel.
C’est ce que révèlent différentes études sociologiques réalisées auprès de travailleurs migrants, selon lesquelles les travailleurs étrangers connaissent des modes de vie écartelés entre un « ici », espace de travail avant tout, qui reste peu investi symboliquement, et un « là-bas », espace de vie sociale et affective, fortement investi. Cette double absence est bien décrite par Abdelmalek Sayad3 : absence psychologique au pays d’immigration et absence physique au pays d’appartenance. Cet écartèlement atteint son paroxysme lorsque les personnes migrantes laissent leurs époux/épouses et leurs enfants dans leur pays.
Ainsi, parce qu’ils ont la tête et le cœur ailleurs, les médecins étrangers ne sont pas dans les mêmes dispositions que leurs collègues nationaux et ils ne vivent pas leur rapport au travail de la même manière.
Aussi, le déplacement du médecin de son pays d’origine vers un pays d’immigration crée un différentiel multidimensionnel qui a pour conséquence de dénuer sa profession de ses autres dimensions sociales, culturelles et politiques pour n’en faire, à la fin, qu’un travail. « Le travail ne peut avoir, pour l’immigré, la signification que lui attache la société d’immigration, tout comme il ne peut non plus avoir la signification que lui donne, hors de l’immigration, l’économie du pays d’origine », écrivait déjà en 1999 Abdelmalek Sayad.
Pour le docteur B.B., qui exerce actuellement au CHU de Mulhouse, les deux situations sont très différentes. « Lorsque j’étais en Algérie, j’étais très impliqué politiquement, j’étais secrétaire général des médecins résidents du CHU de ma ville, je participais activement aux grèves. Avec des confrères, j’ai même participé à un projet de création d’un nouveau syndicat des praticiens spécialistes. Aujourd’hui, je n’ai strictement aucune implication. » Et d’ajouter : « Même si j’ai un fort sentiment d’appartenance à l’hôpital public, où qu’il soit et quel qu’il soit d’ailleurs, je ne me sens aucunement légitime pour m’engager au sens politique du terme comme j’ai pu le faire lorsque j’étais dans mon pays. »
Quelle conscience collective pour quel militantisme ?
Ces divergences dans les représentations du travail ne sont évidemment pas en faveur d’une conscience collective et/ou d’une mobilisation militante. Ainsi les médecins étrangers peuvent ne pas se sentir concernés par les réformes, même lorsqu’ils en subissent directement les conséquences. Et il est peu probable qu’ils aient, dans les conditions qui sont les leurs, un sentiment de légitimité à participer aux mouvements syndicaux et à la vie politique en général.
Notons aussi qu’il existe une compréhension implicite chez les médecins étrangers du fait que la contrepartie et la condition de leur présence sont justement leur subordination. Autrement dit, avec les mêmes droits que leurs homologues français, ils perdraient l’avantage comparatif qu’ils représentent pour une gestion capitaliste de l’hôpital. En effet, les processus d’illégitimation, voire d’illégalisation, vont de pair avec la migration de travail et, sans ces derniers, la migration serait moins rentable, et les médecins ne l’ignorent pas. C’est pourquoi ils se gardent bien de toute implication politique ou militante sinon celle qui répond à leurs besoins spécifiques en temps de crise (voir SOS Padhue), et cela de manière temporaire.
Les sociologues Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent, dans leur ouvrage collectif La Casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public (Raisons d’agir, 2019), expliquent que l’adoption des réformes hospitalières successives qui ont progressivement abouti à une crise de l’hôpital a été rendue possible notamment grâce à l’absence d’une mobilisation d’ampleur du monde hospitalier.
Des logiques managériales qui défavorisent l’engagement collectif
Selon ces auteurs, cette absence de mobilisation a plusieurs causes, parmi lesquelles les divisions au sein du monde médical et de l’institution hospitalière et l’individualisation des conditions et des modes d’être au travail. Ces transformations, qui découlent des logiques managériales, bureaucratiques et technocrates introduites à l’hôpital, défavorisent un engagement collectif contestataire, au-delà de la composante bourgeoise du corps médical naturellement peu encline à la protestation.
Quel est l’impact de la présence croissante des médecins étrangers dans ces transformations sociologiques (division, individualisation, démobilisation) ? Comment agit-elle sur le corps médical, sur les relations confraternelles, la solidarité, l’ambiance de travail, l’implication dans la vie politique et organisationnelle ? Autrement dit, comment le groupe social que constitue le corps médical se transforme-t-il à mesure qu’il intègre en son sein des individus avec des croyances, des valeurs, des normes sociales, des manières d’être et des intérêts différents ? Comment la vie à l’hôpital s’organise–t-elle et se transforme-t-elle ? Quels ajustements sociaux et culturels s’opèrent-ils pour préserver le groupe ?
Toutes ces questions s’inscrivent dans l’idée que le recours aux médecins étrangers constitue pour l’État un double outil de contrôle social : d’une part, il permet de disposer d’une main-d’œuvre qualifiée et subalternisée, et d’autre part, il instaure une concurrence qui favorise la dérégulation et le dumping social.
« Si vous n’êtes pas contents, rien ne vous retient. »
Cette démarche de plus en plus assumée est même parfois revendiquée par certains directeurs, comme nous le raconte la docteure C.N.« Le nouveau directeur du centre hospitalier dans lequel je travaille a dit en réunion une phrase qui m’a paru très symptomatique du racisme sur lequel l’institution peut s’appuyer. Après avoir proposé un plan de redressement fiscal très dur, il a répondu aux médecins présents qui râlaient : “Si vous n’êtes pas contents, rien ne vous retient. J’ai fait tourner un hôpital précédemment avec seulement des médecins étrangers et ça se passait bien.” » Elle poursuit : « Le rapport de force est donc saillant. Conscient du pouvoir dont il jouit à cause de la précarité des médecins étrangers, le directeur s’appuie sur le racisme institutionnel de l’hôpital à leur égard contre d’éventuelles contestations face aux mesures qu’il souhaite imposer. »
Il faut rappeler ici que les médecins étrangers sont particulièrement présents dans les déserts médicaux, c’est-à-dire dans les hôpitaux les plus touchés par les restrictions budgétaires et où les difficultés de la profession sont exacerbées (sous-effectif, charge de travail excessive, stress, manque de moyens…). Les réformes touchent donc principalement des structures où les médecins étrangers sont surreprésentés, c’est-à-dire des structures dont le personnel est le moins susceptible de se mobiliser.
« La proportion de médecins en activité à diplômes étrangers est très importante dans les départements qui présentent les plus faibles densités médicales de médecins en activité pour 100 000 habitants. Non seulement la densité y est faible, mais l’offre de soins repose pour beaucoup sur des médecins n’ayant pas obtenu leur diplôme en France », écrit le Conseil national de l’Ordre des médecins dans son Atlas de la démographie médicale en France 2025. Et de poursuivre : « Les départements les moins densément peuplés sont ceux où la proportion des anciens PADHUE parmi les actifs réguliers est la plus importante, nous amenant à naturellement considérer la contribution de ces médecins aux départements à densité médicale faible. »
La mécanique de la censure
La même docteure C.N. en témoigne : « Je suis la seule Française dans mon service et cela depuis l’internat, en 2007. » Sa consœur Y.Z., étrangère, qui travaille depuis un an et demi dans un désert médical, confirme : « Je travaille dans un hôpital qui fonctionne avec 90 % de médecins étrangers. Dans mon service par exemple, nous sommes tous étrangers. En revanche, j’ai fait un stage dans un grand CHU, et là, j’étais la seule étrangère. »
Ces questions sont peu explorées par les sciences sociales, ce qui empêche la mise en lumière des dysfonctionnements et des désordres sociaux et freine la prise de conscience collective. Il n’existe pas de statistiques claires sur le nombre de médecins étrangers exerçant en France. La plupart des chiffres proposés ne comprennent pas ceux qui travaillent dans les hôpitaux sous le statut de stagiaire ou de praticien associé alors qu’ils constituent une partie importante du personnel médical étranger. Ce manque de transparence aboutit à un éclatement des rares données disponibles. L’absence d’indicateurs précis entrave le travail de recherche. C’est ainsi que les chiffres publiés par le Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) et par l’Insee ne reflètent pas la réalité. L’Atlas de la démographie médicale en France publié chaque année par le Conseil de l’Ordre des médecins ne prend en considération que les médecins inscrits à l’ordre. Il ne recense pas les stagiaires associés ni les praticiens associés. Il n’existe pas de document public qui recense les médecins étrangers non inscrits. Seuls quelques reportages donnent à voir une réalité que les chiffres officiels occultent volontairement.
L’invisibilité du phénomène est aussi liée à sa relative récence. Car bien que les recrutements de médecins étrangers par l’hôpital public aient commencé dans les années 1980, ils ne sont devenus significatifs qu’à partir des années 2000, et c’est plus récemment encore qu’ils sont entrés dans le débat public4.
Le tabou des fractures ethniques
Dans le discours académique comme dans le discours public, il existe des tabous, des zones aveugles, des questions trop sensibles, des choses difficiles à formuler, souvent éludées par les chercheurs et dissimulées par les politiques. Les fractures ethniques en font partie. Le fait qu’en théorie on ne reconnaisse pas de différence entre les individus empêche de penser ou d’observer les tensions et les ruptures sociales sous le prisme de l’ethnie, de l’origine, ou de la race5.
Dans le cas qui nous intéresse, il peut être considéré comme suspect, voire raciste, de formuler l’hypothèse selon laquelle un corps de métier est susceptible d’être fracturé par la présence d’une population étrangère. Cela même lorsqu’il est avéré sociologiquement que plus un groupe est homogène (caractéristiques socioculturelles et économiques similaires), plus ses membres ont une identité commune, une conscience collective et sont en capacité de défendre leur droits (Durkhein, Weber, Simmel, Bourdieu…).
Ainsi, et alors que l’étude des inégalités sociales selon la classe ou le genre est admise, voir encouragée, parler de race est encore tabou dans les milieux universitaires, du moins dans le contexte français, or ce point est crucial pour comprendre les dynamiques sociales et les luttes politiques. C’est à ce manquement que s’attaque notamment l’essayiste Houria Bouteldja lorsqu’elle avance que « classe, race et genre sont des modalités du même système d’exploitation », principe qu’elle met au cœur de son projet politique visant la convergence des luttes.
Import-export du corps médical dans le monde
Face à la dégradation de leurs conditions d’exercice, à leur faible rémunération et à une charge de travail excessive, nombreux sont les médecins français qui font le choix d’émigrer vers d’autres pays (essentiellement des pays voisins). Ce choix s’observe dans d’autres pays occidentaux, où les médecins, tout comme leurs homologues du Sud, font le choix d’émigrer. C’est le cas, par exemple, des médecins britanniques qui partent s’installer en Australie et en Nouvelle-Zélande, ou encore des médecins canadiens qui s’installent aux États-Unis. Mais ces migrations sont sans commune mesure avec les flux des professionnels de santé des pays en voie de développement vers les pays développés. Aussi ne partagent-elles aucune des conditions de précarisation décrites plus haut, qui sont réservées à la migration Sud-Nord.
Dans ce contexte de mise en concurrence internationale, où les pays les plus pauvres et les plus riches se retrouvent en compétition, tout semble aller vers un appauvrissement des pays formateurs à forte émigration en faveur des pays recruteurs à forte immigration.
Les États-Unis et le Royaume-Uni reçoivent, à eux seuls, 80 % des médecins étrangers dans le monde. Ces derniers sont originaires pour la majorité de pays d’Asie (Inde, Pakistan) à forte démographie, dotés d’importantes capacités de formation médicale et bénéficiant de la maîtrise de l’anglais (important levier de mobilité). Les pays d’Asie sont les plus importants exportateurs, mais ils ne sont pas ceux où le taux d’émigration des médecins est le plus élevé. En effet, par rapport au nombre de médecins formés, ce sont d’autres pays qui se distinguent, notamment les îles des Caraïbes et du Pacifique ainsi que les pays d’Afrique subsaharienne, région ayant la densité médicale la plus faible au monde6.
L’analyse des données internationales permet de mettre au jour les inégalités sociales à l’échelle mondiale. Elle permet également de révéler les enjeux éthiques associés à la migration médicale. Priver des populations entières de leurs élites, vider les hôpitaux de leurs médecins avec toutes les conséquences sanitaires, économiques et sociales que cela entraîne pose évidemment question. Sacrifier la sécurité sanitaire des pays dont le système de santé est le plus vulnérable sur l’autel des intérêts économiques des pays les plus riches est pourtant la réalité aberrante qui caractérise désormais la « Bourse » mondiale des professionnels de santé.
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1Les médecins peuvent être recalés, même s’ils ont la moyenne, si le nombre de postes ouverts est inférieur au nombre de réussites.
2En optant pour le recrutement des médecins étrangers plutôt que pour l’investissement dans la formation médicale, l’État recruteur fait une économie considérable, qui vient s’ajouter à celle réalisée sur les salaires.
3La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil,1999.
4Parlant de la sociologie, Sayad déplore, dans son introduction à La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, « une science encore trop tributaire du politique, voire de l’opinion publique ».
5Entendue comme un outil politique de division et de hiérarchisation créé par le système colonial et capitaliste.
6Voir ici la carte de la densité médicale (pour 10 000 habitants), mise à jour le 30 avril 2025 par l’Organisation mondiale de la santé et ici la migration des personnels médicaux en Europe.
7Les médecins peuvent être recalés, même s’ils ont la moyenne, si le nombre de postes ouverts est inférieur au nombre de réussites.
8En optant pour le recrutement des médecins étrangers plutôt que pour l’investissement dans la formation médicale, l’État recruteur fait une économie considérable, qui vient s’ajouter à celle réalisée sur les salaires.
9La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil,1999.
10Parlant de la sociologie, Sayad déplore, dans son introduction à La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, « une science encore trop tributaire du politique, voire de l’opinion publique ».
11Entendue comme un outil politique de division et de hiérarchisation créé par le système colonial et capitaliste.