
Paris, 18 mars, 9 heures du matin. Parqués sur le parvis de la Gaîté Lyrique et entourés d’une trentaine de CRS, une cinquantaine de jeunes attendent dans le froid. Les affrontements, durant lesquels les coups de matraques se sont abattus sans distinction sur les militants comme sur les journalistes, se sont terminés une heure plus tôt, mais la tension n’est pas retombée. Des soutiens, présents dès le début de l’expulsion de 450 mineurs étrangers non accompagnés réfugiés dans le célèbre théâtre parisien depuis le 10 décembre 2024, scandent : « Libérez nos camarades ! »
De l’autre côté du boulevard de Sébastopol, assis sur le trottoir, des militants et des adolescents racontent la brutalité de la nuit qu’ils viennent de passer. Certains cherchent leurs mots quand d’autres, grelottant et la gorge nouée, parviennent à peine à s’exprimer. « Les CRS sont arrivés vers 5 h 40, témoigne Léo, membre de l’association de soutien Cultures en lutte. On était là pour faire tampon entre eux et les jeunes. Ils nous ont bloqués au centre. On a attendu une heure puis on s’est fait gazer. Il y a eu des blessés. C’était vraiment violent. »
Le théâtre de la Gaîté Lyrique, propriété de la ville de Paris, était occupé par le Collectif des jeunes du parc de Belleville. Ces jeunes mineurs réclament une solution d’hébergement alors qu’ils sont livrés à eux-mêmes. Après le recours de la mairie de Paris auprès du tribunal administratif en janvier, ce dernier a ordonné le 13 février l’évacuation des lieux sous un mois. Le 17 mars, le préfet de Paris, Laurent Nuñez, a signé un arrêté ordonnant l’expulsion des jeunes, invoquant un « trouble à l’ordre public ». Le lendemain, les CRS ont exécuté l’ordre d’expulsion.
20 000 mineurs non accompagnés en France
Le Collectif des jeunes du parc de Belleville dénombre des dizaines de blessés, dont deux emmenés à l’hôpital qui sont restés inconscients pendant plusieurs minutes. La brutalité de cette expulsion illustre la continuité d’une violence institutionnelle vécue par ces adolescents dès le début de leur exil et de leur parcours administratif pour obtenir la reconnaissance du statut de mineur non accompagné (MNA).
Saisi par le Collectif et leurs avocats pour demander une évaluation individuelle, le Conseil d’État a estimé de son côté, le 28 mars, qu’« […] aucun [des cas soumis] n’a été évalué comme étant mineur ou se trouverait dans l’attente d’une évaluation de minorité par la Ville de Paris […] ». Un imbroglio qui a plongé un peu plus ces jeunes dans le désarroi.
Juridiquement, un MNA est un enfant de moins de 18 ans, de nationalité étrangère, présent sur le territoire français sans être accompagné d’un adulte (titulaire de l’autorité parentale ou représentant légal). Selon le dernier rapport de la mission nationale du ministère de la Justice, ils étaient un peu moins de 20 000 en France en 2023.
Pour obtenir ce statut, la procédure est à l’échelle du département. Inscrite dans une circulaire en 2013, elle comprend trois entretiens sur leur parcours, sur leur situation psychologique et sociale. En dernier recours, et sur ordonnance de l’autorité judiciaire, un test osseux peut être réalisé pour déterminer l’âge du demandeur. Cette pratique connaît cependant de nombreuses controverses1, tant sur le plan éthique que scientifique, car sa fiabilité fait débat depuis plusieurs années.
La moitié des demandes de reconnaissance refusée
Ce parcours administratif n’a pas toujours eu cette forme. Avant 2013, un mineur était d’abord protégé, et sa demande était examinée dans un second temps. Mais depuis une circulaire de mars 2013, un jeune doit être reconnu mineur avant de pouvoir obtenir une protection. « À partir de là, on passe à un système où on filtre d’abord, avec des conséquences néfastes pour ces jeunes en situation précaire », explique Daniel Senovilla Hernández, juriste et chercheur, auteur de « Être mineur non accompagné en Europe : normes et impact de leur application », paru dans la revue Hospitalité(s) en 2023. Désormais, la procédure se rapproche de celle de la demande d’asile (tout en restant un statut distinct) : le demandeur doit mettre en récit son parcours et détailler de nombreux aspects intimes, personnels et parfois difficiles de sa vie.
Pour Daniel Senovilla Hernández, le droit sur la protection de l’enfance, appliqué au titre de leur statut de mineur – ils sont considérés comme tels durant toute la procédure –, entre en collision avec le droit des étrangers, restrictif et discriminatoire. « C’est dans l’interprétation et l’application du droit, en particulier des étrangers, que réside cette violence institutionnelle. »
Si le droit des étrangers n’est pas présent dans l’appellation juridique des MNA, dans les faits, le chercheur constate une ingérence de plus en plus forte de celui-ci dans le droit de protection de l’enfance. Cela s’illustre par des politiques hostiles à l’égard des MNA. Les chiffres officiels de refus ne sont pas communiqués par les services de l’État, mais, en 2019, des chercheurs ont estimé que ce taux avait dû atteindre près de 50 %2.
« Quand on ne m’a pas reconnu mineur, ça m’a choqué »
La procédure de reconnaissance est longue et éprouvante, avec des conséquences psychologiques sur les jeunes demandeurs. Durant l’entretien, la barrière de la langue, le manque d’information sur les procédures et le sentiment d’être sous pression dans la restitution de leur récit, sans aucun droit à l’erreur, sont également des sources de stress. Dans l’article de Daniel Senovilla Hernández, certains expriment leur incompréhension face au refus de reconnaître leur statut de MNA, une anxiété et un sentiment d’impuissance :
Quand on ne m’a pas reconnu mineur, alors que je suis venu avec mon passeport et mon visa, ça, ça me choque. À la brigade des fraudes, mon passeport a été visé authentique.
Enfin, suivre ce parcours administratif ne garantit ni hébergement ni prise en charge. Les jeunes se retrouvent souvent à la rue. C’est le cas des membres du Collectif des jeunes du parc de Belleville, sans solution d’hébergement après l’expulsion du 18 mars du théâtre de la Gaîté Lyrique. Comme Awa Bora, une adolescente Ivoirienne de 17 ans qui était à la Gaîté Lyrique, ils et elles sont nombreuxau média Voix en exil depuis son arrivée en France :
ses à errer de lieu en lieu avec de longs passages dans la rue. Elle a confié son parcoursJ’ai passé quelques jours dehors. Puis, j’ai rencontré une dame qui m’a orientée vers le pôle d’évaluation pour mineurs étrangers isolés de Bobigny [région parisienne, NDLR]. Malheureusement, ma minorité n’a pas été reconnue et je me suis retrouvée une nouvelle fois dehors. C’est ainsi que j’ai rejoint le Collectif des jeunes du parc de Belleville. Grâce à eux, j’ai été logée avec certains autres dans un hôtel porte de Vincennes, pour six mois. Puis, j’ai dû retourner dans la rue.
Des mineurs présumés menteurs
L’hostilité grandissante envers ces jeunes mineurs est également présente dans le discours public et les médias. Une suspicion de majorité est largement répandue, en particulier à droite et à l’extrême droite. Cette dernière affirme, sans preuve, qu’ils sont tous majeurs, en se basant sur leur apparence physique. « […] Bon FAKENEWS, tous les 450 migrants de la Gaité Lyrique étaient majeurs !! », a relayé le 20 mars sur un réseau social Martial Bild, directeur général du média d’extrême droite TVL et ancien conseiller régional du Front national en Île-de-France.
Dans « Suspects de majorité », paru dans la revue Projet en 2022, la sociologue Noémie Paté explique que les MNA sont présumés menteurs : leur objectif serait de contourner les restrictions migratoires en France. « Ces représentations collectives de la dangerosité des migrants ont justifié l’institutionnalisation de pratiques d’étiquetage et de tri pour identifier, contrôler et rejeter les “indésirables”, présumés transgresseurs de la norme », écrit-elle. En partant d’une telle affirmation, les politiques légitiment l’ensemble des violences dont sont victimes les mineurs, du rejet à l’usage de la force physique en passant par la laborieuse procédure administrative.
La légitimation de la brutalité passe également par l’invisibilisation de ces jeunes en ignorant volontairement leur contribution dans la société française. Daniel Senovilla Hernández constate que les discours se focalisent sur les aspects négatifs et conflictuels de la présence des MNA en France : « Pourtant, quand ils en ont l’opportunité, tous ces jeunes finissent par travailler dans des secteurs d’activité délaissés par la population française et européenne. »
« Ils sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs »
Le choix des mots employés pour qualifier les MNA a également son importance. Comme le démontre Alhouseine Diallo, dans les annexes de son essai À moi, vivant invisible (Migrinter, collection « Paroles de jeunes », 2024), l’emploi des expressions « personnes illégales » ou « personnes sans papier » entre dans une logique de criminalisation de leur présence sur le territoire. De nombreux médias utilisent ce jeu de langage – largement répandu à droite et à l’extrême droite, mais pas que – pour nier le statut de mineur des jeunes de la Gaîté Lyrique. En employant les termes « migrants » et « jeunes migrants », sans utiliser celui de « mineur », ils se cachent derrière une qualification administrative qui justifie l’expulsion du 18 mars.
Cette sémantique stigmatisante criminalise et homogénéise les MNA. Ils sont alors perçus comme un groupe d’hommes, majeurs et dangereux pour la société française. L’exemple le plus connu est l’intervention d’Éric Zemmour en septembre 2020 sur le plateau de CNews, la chaîne d’info en continu d’extrême droite appartenant à Vincent Bolloré. « Ils n’ont rien à faire ici, ils sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs, c’est tout ce qu’ils sont, il faut les renvoyer et il ne faut même pas qu’ils viennent. » Ces propos racistes lui ont valu 10 000 euros d’amende pour provocation à la haine raciale. Un jugement confirmé en appel en septembre 2024.
Mais malgré cette condamnation, ces propos ont résonné dans le débat public. La stigmatisation et l’exclusion des MNA deviennent de plus en plus audibles dans le débat sur « l’immigration ». Une minimisation flagrante, y compris dans le communiqué de la préfecture publié après les évènements, qui assure que les forces de l’ordre ont fait « un usage ponctuel et proportionné de la force ». Une affirmation largement contredite par les témoignages, photos et vidéos prises ce matin-là.
Face à des jeunes désarmés et pacifiques, les CRS ont utilisé des techniques et des armes de maintien de l’ordre potentiellement dangereuses : matraques, gaz lacrymogène, techniques d’encerclement (nasses)...
Une traque à travers la capitale
Les jeunes expulsés le 18 mars ont été dispersés ou arrêtés dans la matinée. Les pouvoirs publics ont fait une première proposition : les envoyer en bus dans des « sas » régionaux, à Rouen notamment (à plus de 130 km de Paris). Ces hébergements d’urgence en région proposent une solution pour trois semaines maximum. Dans la théorie, ils sont faits pour accompagner les personnes majeures sans abri dans leur réinsertion sociale. Mais les trois semaines se terminent le plus souvent par une remise à la rue, faute de places dans d’autres structures adaptées. Selon le rapport de 2023 de l’association d’accueil Forum des réfugiés, une personne à plus de chance d’être hébergée si elle reste en Île-de-France que si elle part en région.
Une fausse solution pour ces jeunes qui, pour la plupart, sont liés à Paris, voire à leur arrondissement. « Certains travaillent, font des activités. Ils sont liés à la ville », confirme Jacques Boutault, l’adjoint au maire de Paris Centre (qui comprend les 1er, 2e, 3e et 4e arrondissements), présent lors de l’évacuation. « Les envoyer en province, ce serait les couper de tout ça. » La majorité des membres du Collectif des jeunes du parc de Belleville ont refusé de partir en région.
Une soixantaine d’entre eux ont été interpellés, et au moins vingt-cinq ont reçu des obligations de quitter le territoire français (OQTF). Un ordre qui pourrait s’avérer contraire au Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile alors que certains sont encore en procédure de reconnaissance de leur statut de MNA. Pour les autres, une véritable traque policière s’est mise en place dans la capitale, comme le raconte le Collectif dans son communiqué du 20 mars :
Ils/elles (les MNA) se sont retrouvés à la rue le soir même, de nouveau traqués par la police. Autour de la Gaîté, sur les quais de Seine, dans le métro, dans un café aux alentours, sur les 3 sites de la Bourse du travail, sur la place de la République, au parc de Belleville, à Château-Rouge et au parc des Beaumonts, c’est une véritable chasse aux migrants qui continue de se déployer depuis l’expulsion.
Le collectif dénonce cette répression et exhorte les pouvoirs publics à trouver une solution d’hébergement.

Retour à la Gaîté Lyrique. Trois heures après leur expulsion, de nombreux jeunes sont assis sur le trottoir. Le jour s’est levé, mais le mercure affiche encore entre 6 et 8 degrés. Ils attendent, sans savoir quoi exactement. Leurs affaires, plusieurs dizaines de sacs, sont empilées boulevard de Sébastopol. Confus, perdus, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la suite. « Oui, c’était violent, reprend Martin, un soutien du Collectif des jeunes du parc de Belleville, comme tout ce qu’ils endurent dans leurs démarches administratives. »
Il est 12 heures, et l’accès à la Gaîté Lyrique est encore bloqué par les gendarmes. Une camionnette de l’association Utopia 56 emporte les affaires pour les stocker. « Nous avons le droit d’aller à l’école, le droit d’être soignés. Nous réclamerons nos droits jusqu’à la victoire ! », confiait à RFI Cissé, un jeune Guinéen de 16 ans.
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1Jean-Louis Chaussain et Yves Chapuis, « Sur la fiabilité des examens médicaux visant à déterminer l’âge à des fins judiciaires et la possibilité d’amélioration en la matière pour les mineurs étrangers isolés », Académie nationale de médecine, 16 janvier 2007. Disponible ici.
2Daniel Senovilla Hernández, « Être mineur non accompagné en Europe : normes et impact de leur application », Hospitalité(s), 2023.