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Une (post)colonie au XXIe siècle (5/6)

À Mayotte, la chasse aux sans-papiers n’a pas de limite

Mayotte est une terre d’exceptions en matière de droits et de libertés. Depuis 2018, un régime dérogatoire permet aux forces de l’ordre d’y effectuer des contrôles d’identité partout et tout le temps. Une pratique incompatible avec la Constitution, mais qui a été validée par le Conseil constitutionnel au nom de la « spécificité géographique » du territoire – un argument venu tout droit de l’époque coloniale.

L'image montre un contrôle routier en plein air. Au premier plan, un gendarme en uniforme, portant un gilet par balles noir avec l'inscription "Gendarmerie", observe une voiture argentée qui est arrêtée sur le côté de la route. La voiture a un panneau "STOP" visible. Deux autres gendarmes, habillés de manière similaire, se tiennent près de la voiture, dialoguant probablement avec le conducteur. En arrière-plan, on aperçoit une camionnette militaire de la gendarmerie et des arbres verdoyants qui donnent une ambiance naturelle à la scène. Le sol est en terre, avec beaucoup de verdure autour, ce qui indique que le lieu est rural. L'atmosphère semble sérieuse, reflet du contrôle de sécurité en cours.
Un contrôle routier à Mayotte, le 22 avril 2023.
© Préfecture de Mayotte

En novembre 2022, en France, le Conseil constitutionnel a eu à se prononcer sur la constitutionnalité du régime dérogatoire de contrôles d’identité à Mayotte. Depuis la loi du 10 septembre 2018 « pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie », les contrôles d’identité sont autorisés sur l’ensemble du territoire de Mayotte1. En vue de lutter contre l’immigration illégale, cette loi visait à élargir ainsi les pouvoirs de police administrative.

Une procédure en inconstitutionnalité a été initiée par Mme Anrifati A. qui, après avoir fait l’objet d’un contrôle d’identité sur le territoire de Mayotte, s’est vu notifier une décision portant obligation de quitter le territoire français. De nationalité comorienne, en situation irrégulière, elle a été alors placée en rétention administrative. Elle a contesté cette décision devant le juge des libertés et de la détention. Soutenue par plusieurs associations de protection des droits et des libertés (Gisti, Cimade, Médecins du monde, Ligue des droits de l’homme, Fasti), elle a également soulevé une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) contre la disposition législative qui autorise, sans limitation aucune, les contrôles d’identité sur l’ensemble du territoire de Mayotte. Dans sa décision du 25 novembre 2022, le Conseil constitutionnel a validé cette disposition législative.

Une pratique « incompatible » avec le respect de la Constitution

Depuis sa décision du 13 août 1993 (Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France), le Conseil constitutionnel a pourtant constamment jugé que les contrôles d’identité de nature administrative devaient être limités. De tels contrôles de police préventive, qui surviennent sans que le comportement de l’individu contrôlé soit en cause, sont par principe interdits. En tant que pratiques policières dissuasives, leur efficacité est liée à leur effet de surprise ; elle est proportionnelle à leur imprévisibilité. La pratique est alors automatiquement considérée comme suspecte au regard des droits et des libertés constitutionnellement garantis du fait de l’arbitraire inhérent à de telles opérations. Selon les mots du Conseil constitutionnel lui-même, la pratique de contrôles d’identité généralisés est « incompatible » avec le respect de la Constitution. Par conséquent, la constitutionnalité de tels contrôles n’est admise que sous certaines conditions, qui, jusqu’à la décision du Conseil constitutionnel de novembre 2022, étaient fermes.

En effet, si le Conseil constitutionnel a, en 1993, autorisé les contrôles d’identité de nature administrative, ce ne fut qu’à la condition qu’ils soient limités aussi bien dans la durée que dans l’espace territorial par des zones prédéterminées de contrôle – généralement une bande sur le littoral ou une zone sur la frontière terrestre. C’est en vertu de cette jurisprudence – qui insiste sur l’incompatibilité des pratiques de contrôles d’identité généralisés avec le respect des libertés dans un État de droit – que Mme Anrifati A. et les nombreuses associations qui l’accompagnaient ont contesté l’absence de zone de limitation de contrôles sur le territoire de Mayotte. Elles ont avancé deux arguments. D’une part, elles ont estimé que le législateur avait violé le principe constitutionnel d’égalité en autorisant sur le territoire de Mayotte une pratique qui, sur le reste du territoire de la République, est considérée comme arbitraire. D’autre part, elles ont soutenu que cette pratique, autorisée à tout moment et dans n’importe quel lieu sur le territoire de Mayotte, rendait imprévisible toute opération de contrôles d’identité et violait ainsi la liberté d’aller et venir.

Au regard de sa jurisprudence, il était difficile pour le Conseil constitutionnel de valider de telles opérations de police. Le seul argument dont le Conseil constitutionnel disposait pour cela était celui hérité des états d’urgence successifs : le caractère « exceptionnel » de la situation. Cet argument est cependant difficilement maniable en dehors d’une situation d’état d’urgence formellement déclarée. Hors de ce cadre juridique, la suspension du respect d’un droit ou d’une liberté constitutionnellement garantis ne peut être explicitement admise. Par conséquent, c’est en s’appuyant sur l’argument de la « spécificité géographique » de Mayotte que le Conseil constitutionnel a estimé que le législateur, en mettant en place un régime spécifique et dérogatoire de contrôles d’identité sur cette île, n’a pas violé le principe d’égalité territoriale.

Ce raisonnement n’est pas sans rappeler la rhétorique du droit colonial qui justifiait le caractère dérogatoire – et donc son caractère parallèle à l’égalité républicaine – sur l’opposition géographique entre métropole et colonies2.

Banalisation du paradigme sécuritaire

En d’autres termes, pour le Conseil constitutionnel, la « spécificité » géographique du territoire de Mayotte rend davantage difficile la lutte contre l’immigration illégale, ce qui justifie l’application d’un régime juridique dérogatoire. L’argument du caractère exceptionnel de la situation est alors absorbé par l’argument tiré de la spécificité géographique. Derrière cet argument, le Conseil constitutionnel contribue à perpétuer la justification constitutionnelle à l’œuvre au moment des états d’urgence successifs qui visaient, en France ces dernières années, soit à empêcher les actes terroristes, soit à freiner la propagation de la pandémie de Covid. Selon ce raisonnement, une situation exceptionnelle – géographique dans le cas de Mayotte – autorise l’application d’un régime juridique dérogatoire en matière d’exercice des droits et des libertés.

Cette décision du Conseil constitutionnel témoigne ainsi de la banalisation du paradigme sécuritaire en dehors des états d’urgence formellement déclarés. Cela signifie plus précisément que l’argument d’une situation exceptionnelle (un attentat, une pandémie) qui permet de déclencher la mise en place d’un état d’urgence et de justifier ainsi l’atteinte exceptionnelle portée aux droits et libertés s’est installé de manière durable pour justifier toute politique de police administrative et la restriction concomitante des droits et des libertés qu’elle implique.

C’est en s’appuyant sur le même argument de spécificité géographique que le Conseil constitutionnel a jugé, le 25 novembre 2022, et contrairement à sa jurisprudence bien établie depuis 1993, que la loi qui autorise, sur le territoire de Mayotte, une pratique de contrôles d’identité généralisés est également conforme à la liberté d’aller et venir. La décision est très étonnante au regard de l’argument tiré de la violation de la liberté constitutionnelle d’aller et venir. En effet, le Conseil constitutionnel explique, dans la même décision, que le principe selon lequel la pratique des contrôles d’identité généralisés est un principe arbitraire... mais qu’à Mayotte, cette pratique est tout de même conforme à la liberté d’aller et venir. De deux choses l’une : soit la liberté d’aller et venir est respectée même lorsque le législateur autorise une pratique « incompatible » avec son respect – en l’occurrence, même lorsque la carte d’identité équivaut à une autorisation de sortie du domicile –, soit il existe deux libertés d’aller et venir parallèles – une réservée au territoire de la République, une autre spécifique au territoire de Mayotte.

Le règne de l’arbitraire

Afin de sortir de cette situation argumentative pour le moins étonnante au regard de la Constitution, le Conseil constitutionnel demande aux agents de police de ne pas violer le principe d’égalité et la liberté d’aller et venir, quand bien même la loi, par sa grande généralité, les inciterait à le faire. C’est en appelant, par une « réserve d’interprétation », à cette conscience des pouvoirs de police dans un État de droit que la constitutionnalité des pratiques de contrôles d’identité généralisés est finalement validée… Cela signifie concrètement que, d’un côté, les individus pourchassés ne bénéficient d’aucune garantie formelle pour se prémunir de l’arbitraire, et que, de l’autre côté, les agents de police seuls doivent porter la responsabilité des politiques arbitraires et discriminatoires.

Cette décision confirme la tendance, déjà ancienne, du Conseil constitutionnel pour une lecture sécuritaire de la lutte contre le terrorisme, la lutte contre l’immigration illégale, etc., au détriment des droits et des libertés constitutionnellement garantis. La décision accorde également un blanc-seing au gouvernement en matière de lutte contre l’immigration illégale sur le territoire de Mayotte. En autorisant une pratique considérée contraire à la Constitution sur le reste du territoire de la République, le Conseil constitutionnel affranchit, à Mayotte et seulement à Mayotte, la politique de lutte contre l’immigration illégale des contraintes du cadre constitutionnel républicain. Sur ce territoire, cette politique prime désormais sur la liberté.

1En vertu de l’article 78-2 du code de procédure pénale, les contrôles d’identité de nature administrative ne peuvent être autorisés que sur une zone prédéterminée par la loi – une zone de contrôle. L’alinéa 14 de l’article 78-2 introduit une exception, en autorisant de tels contrôles «  à Mayotte sur l’ensemble du territoire  ».

2Lionel Zevounou, «  Raisonner à partir d’un concept de “race” en droit français  », Race et droit n° 31, Institut francophone pour la justice et la démocratie, pp. 21-100, 2021, Collection : Transition & Justice, pp. 92-95.