Voilà un décor qui tranche avec le paysage mahorais habituel. Ici, pas d’espace vert ou de mère de famille qui vendrait des produits locaux au bord de la route. Les immeubles ont remplacé les cases à taille humaine. Les maisons semblent taillées dans un standing venu d’ailleurs. À moins de 5 kilomètres de Mamoudzou, le chef-lieu de Mayotte, l’ambiance est étrangement feutrée. Comme suspendue dans un autre espace temps. Un petit coin de France hexagonale niché à 8 000 km de Paris, où l’on peut apprécier sushis japonais et autres produits « exotiques ».
« Je n’habite pas ici et je n’y viens pas souvent. Seulement pour acheter du fromage car il y a de bons choix dans le supermarché du coin », confesse un enseignant attablé à la terrasse d’un restaurant. Quelques tables plus loin, un groupe de jeunes fonctionnaires attend ses burgers. « Il n’y a pas beaucoup de vie de quartier ici, je trouve », déplore l’une d’elles. « Mes copines vivent à Cavani [un quartier de Mamoudzou] où les gens sont plus mélangés. Ici, c’est très “métro” [métropolitain, NDLR] », constate une autre, une habitante du quartier débarquée à Mayotte il y a deux mois. « C’est sûr qu’en vivant ici, on se sent éloigné d’une certaine réalité de Mayotte. On est loin des bangas et de ceux qui n’ont rien », poursuit-elle. De quoi lui conférer une relative sécurité au moment où débute l’opération « Wuambushu », et avec elle les risques de débordements, d’émeutes ou de déplacements massifs des familles expulsées.
Ce quartier « très métro » s’appelle les « Hauts Vallons ». Considéré comme l’un des plus huppés de l’île, son calme fait le bonheur des travailleurs métropolitains et des agents de l’État en résidence plus ou moins prolongée sur l’île. Le paysage détonne dès les premiers mètres qui introduisent l’accès aux logements. À gauche, l’immense bâtiment flambant neuf du plus gros média de l’île : la radio-télévision publique Mayotte la 1re. Un édifice impressionnant de 3 000 m² inauguré en 2020, qui a remplacé les petits locaux installés jadis en Petite-Terre. À droite, une station de lavage destinée aux nombreux (et coûteux) véhicules qui sillonnent les rues bitumées. De quoi détonner sur une île où l’eau courante est coupée plusieurs fois par semaine en raison des pénuries.
« Mzunguland » ou « richeland » ?
Passé la principale rue conduisant au quartier, nous voilà sur une place publique lumineuse, calme, propre, où les restaurants côtoient les banques et les supermarchés. C’est là que Franck Lethin a installé son restaurant en 2007. Celui-ci s’appelle Le Quartz, mais les habitués lui préfèrent son ancien nom : le Mbiwi. « Ici s’est construit le premier gros bâtiment du quartier dans les années 2000. Il n’y avait rien autour, c’était un terrain vague avec des forêts et une rivière, rembobine-t-il en pointant du menton l’édifice qui ceinture son établissement. À l’époque, on appelait ça les nouveaux quartiers », ajoute-t-il tout en reconnaissant à demi-mot un autre surnom moins flatteur utilisé encore aujourd’hui pour décrire le lotissement : « mzunguland », ou le territoire des Blancs (le mot comorien « mzungu » est employé pour qualifier les Blancs dans l’archipel).
À l’origine, ce quartier a été construit – comme d’autres « mzunguland » disséminés un peu partout sur l’île – pour héberger les métropolitains, dont certains, fonctionnaires en mission pour deux ou quatre ans, n’étaient que de passage. Situés sur les hauteurs la plupart du temps, équipés de logements confortables comparés aux habitations des Mahorais, ces lotissements s’apparentaient à des quartiers privés et symbolisaient la frontière sociale entre « mzungu » et locaux. Mais Franck Lethin tient à nuancer en rappelant l’évolution sociologique du quartier. « Il y a 16 ans, c’était résidentiel. Aujourd’hui, il y a aussi des logements sociaux en contrebas. C’est devenu un melting-pot. Et tant mieux », insiste-t-il.
Un constat partagé par d’autres clients attablés en terrasse. « Plus qu’un “mzunguland”, c’est surtout “richeland” ! Il y a aussi des Mahorais qui vivent ici. C’est une question de classe sociale plutôt que de couleur de peau. Mais avant, oui, c’était très “mzunguland” », estime un enseignant. Conséquence de cette concentration des richesses sur un si petit territoire, les Hauts Vallons ont longtemps été une cible privilégiée des cambrioleurs. « Avant, on surnommait le quartier “Darty” [du nom d’une marque de magasins d’électroménager, NDLR]. Il n’y avait qu’à se servir », s’amuse Franck Lethin.
Le calme dans la tempête
Bien que vivant à l’écart des tumultes du territoire, les habitants des Hauts Vallons ne s’en considèrent pas exclus pour autant. Même dans les beaux quartiers, les épisodes de violences, récurrents à Mayotte, rappellent la difficulté de se préserver face à un phénomène devenu global. Kofia sur la tête et bottes de chantier, un habitant des logements sociaux du quartier considère qu’à Mayotte, « on est tous dans le même bateau ». Et d’ajouter : « Avant-hier, notre voisin s’est fait agresser dans son garage alors qu’il garait sa voiture. On n’est jamais totalement préservé de la violence. » Sur les balcons des lotissements cossus, nombreux sont ceux qui ont déroulé des mètres de concertina, ces barbelés à lames de rasoir, pour éviter les intrusions.
Dans ce climat à la fois calme et anxiogène, l’opération « Wuambushu » semble provoquer davantage de craintes que d’espoirs. Face aux risques de débordements, plusieurs témoignages évoquent un départ volontaire de certains fonctionnaires – notamment les enseignants, en cette période de vacances scolaires. « “Wuambushu” est très présente dans les conversations des gens, martèle Franck Lethin. J’entends tout ce qui se dit en gardant une certaine neutralité. Je pense que certaines personnes qui vivaient ici depuis longtemps vont peut-être repartir. Certains en tout cas ont déjà leur billet d’avion en poche en cas de problème. » Lui n’envisage pas de partir. « Je vais m’adapter à la situation comme je me suis adapté aux précédentes émeutes et aux grèves générales. On va gérer ça au coup par coup. »
Lou, une enseignante fraîchement arrivée sur le territoire, envisage elle aussi de rester : « On sera vigilants sur les zones où ça va bouger, constituer des réserves d’eau et de nourriture si de gros débordements éclatent et nous empêchent de sortir. » La jeune femme dit être tranquillisée par la présence régulière des forces de l’ordre dans le quartier. A fortiori lorsqu’elles constituent une partie du voisinage. « C’est rassurant. Il m’est déjà arrivé de partir au travail à pied avec un gendarme juste en face de moi. On se dit que s’il nous arrive quelque chose, au moins ils ne sont pas loin », explique-t-elle. Un sentiment partagé par les habitants des logements sociaux. « Dieu merci, la police n’arrête pas de faire des tours. Parfois, ils laissent même un petit mot dans nos boîtes aux lettres pour nous dire qu’ils sont passés. Il y a aussi des voisins et des policiers en civil qui font des rondes. On est tranquillisés », peut-on entendre entre les barres d’immeubles.
Vers davantage de mixité ?
L’évolution des Hauts Vallons vers davantage de mixité sociale est vue d’un bon œil. Quelles que soient ses origines, chacun porte en lui l’impression d’un changement positif quant à l’avenir du quartier. L’arrivée d’une nouvelle population, parfois moins privilégiée que la précédente, n’est pas considérée comme un risque de perturber la tranquillité ou la sécurité des habitants. « Ce quartier est encore en pleine construction. Aujourd’hui, j’aime que les gens soient mélangés, ce qui n’était pas le cas avant. Ça c’est démocratisé », précise Franck Lethin.
Il faut dire que l’on vient de loin. En témoigne une pétition rédigée en 1994 par 31 habitants d’un « mzunguland » sorti de terre à Combani, au centre de Mayotte, à l’attention du directeur de la Société immobilière de Mayotte (Sim), une société d’économie mixte qui a en grande partie façonné le paysage urbain de l’île en construisant des milliers de logements :
Nous venons d’apprendre qu’un « bistrot » allait ouvrir à quelques mètres de nos habitations, c’est pourquoi les locataires du lotissement Les Ylangs II, nous vous adressons cette lettre de protestation. Nous sommes tout à fait contre l’ouverture d’un tel établissement dans ce quartier résidentiel et calme… jusqu’à présent. Qui fréquentera ce café buvette ? Pas les résidents du lotissement qui préfèrent recevoir leurs amis chez eux plutôt que dans un lieu public. [...] Nous avons déjà suffisamment de nuisances depuis l’installation de la cabine téléphonique.
De quoi provoquer l’ire d’un journaliste du Journal de Mayotte : « Dans l’esprit des rares locataires métropolitains qui sont pour l’ouverture de ce bistrot, cela s’appelle du racisme. Pour les Mahorais, le mot “apartheid” suffit amplement à qualifier l’attitude de ces “envahisseurs” installés confortablement dans des demeures inaccessibles à la plupart des villageois du coin. »1
« On ne peut pas vivre comme des chèvres et des poules »
Sur les hauteurs de Mamoudzou, le quartier des 100 villas surplombe le quartier de Cavani. Constitué d’une centaine de villas confortables, il a été l’un des premiers « mzunguland » de l’île. Aujourd’hui encore, il est cité en exemple par des activistes locaux pour dénoncer les inégalités sociales (et raciales) du territoire. « Ce qui a été réalisé depuis les années 1980 en termes d’investissements est le fruit de réclamations des Blancs. [...] Nous avons eu de plus en plus de fonctionnaires qui se sont installés et qui ont dit : “On ne peut pas vivre comme des chèvres et des poules.” Ils ont revendiqué des infrastructures. C’est pour ça qu’on a fait les 100 villas à Cavani et d’autres structures également. Tout ça, car les Blancs exigeaient un logement correct », soulignait en 2021 Youssouf Moussa, ex-leader du Front démocratique, un mouvement indépendantiste ostracisé par la classe politique de l’île2.
Pour de nombreux locataires, le caractère fastueux des habitations est à relativiser en raison du manque d’entretien des logements. Infiltrations, humidité, infrastructures défaillantes… Les 100 villas ne sont pas épargnées par les problématiques constatées sur tout le territoire. Aujourd’hui, le quartier est davantage métissé. « “Mzunguland” ? Ce terme m’agace. Je ne veux pas en entendre parler », s’énerve un résident. Face à l’opération « Wuambushu », les habitants sont eux aussi dans l’attente et dans le doute. « Je ne vais pas changer ma façon de vivre. On verra bien comment évoluent les choses dans la mesure où il est impossible de savoir comment ça va se passer. Mais il y a aussi de la crainte », estime un homme arrivé dans le quartier il y a moins d’un mois. Dans son voisinage, « les gens sont dans le stress et dans le doute quant au bien-fondé de cette opération. Va-t-elle vraiment apporter de la sécurité ? » Une interrogation présente sur toutes les lèvres, des beaux quartiers aux bidonvilles.
Pour aller plus loin
Sur les « mzugunland », lire le dossier consacré au logement dans l’archipel dans le numéro 62 du mensuel Kashkazi (avril 2007), disponible ici, et notamment l’article « Le spectre des ghettos n’est pas mort ».
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