La portière du fourgon de police se referme sur les quatre hommes, casquettes vissées sur la tête et petits sacs à dos à la main. Ce matin du 21 août, c’est une scène habituelle qui se joue à la frontière et se répète inlassablement depuis des années. Il est 10 heures du matin, et le contrôle a duré à peine plus d’un quart d’heure, sous une chaleur déjà cuisante. Au volant, un agent démarre le moteur et les véhicules sérigraphiés qui restaient partent en trombe sur la route qui remonte vers Hendaye. En quelques secondes, le pont de Béhobie qui relie la France à l’Espagne retrouve son calme habituel et son lot de frontaliers venus faire le plein de cartouches de cigarettes et de bouteilles d’alcool à bas prix.
En 2023, près de 40 000 personnes en recherche d’un refuge sont arrivées par les îles Canaries, en Espagne. C’est désormais la première porte d’entrée vers l’Europe, depuis que l’Italie a durci sa politique migratoire et que les contrôles se sont renforcés en mer Méditerranée. Et l’année 2024 pourrait bien être celle de tous les records. En août, le Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, réalisait même une tournée en Mauritanie, au Sénégal et en Gambie pour tenter de trouver avec les pays de départs des solutions pour réduire le nombre de traversées. Le 27 août, l’Espagnol rappelait depuis la Mauritanie l’importance de voies sûres et d’un accueil digne pour les personnes exilées, une voix très différente du reste du paysage politique européen qui, en majorité, prône le durcissement des frontières. Sur cette voie atlantique, des milliers de personnes perdent la vie chaque année dans ces tentatives risquées, mais il est presque impossible de les chiffrer précisément. Pour les cinq premiers mois de l’année 2024, cinq mille décès ont cependant été recensés par l’ONG espagnole Caminando Fronteras.
Un million de régularisations
Ce matin-là, à Irún, petite ville du Pays basque du côté espagnol de la frontière, une dizaine de bénévoles s’activent sur la place San Juan pour orienter les personnes qui arrivent. Peu après le contrôle et l’arrestation de quatre jeunes sous un soleil de plomb, Garbi déplie comme chaque matin à la hâte une table et trois grands bancs blancs. Avec son groupe « Irungo Herrera Sarea » (le réseau Herrera d’Irún), il cherche depuis six ans à informer de leurs droits les personnes en transit, tant en Espagne que de l’autre côté de la Bidassoa, le fleuve qui marque la frontière avec la France :
Durant les premiers mois de 2018, 60 à 70 personnes arrivaient chaque jour sur la place. De ma fenêtre, je voyais ces jeunes désorientés. Avec plusieurs amis, nous nous sommes dit que nous devions absolument faire quelque chose.
À ses côtés, Modi, la vingtaine, l’écoute attentivement. Lui est arrivé il y a plusieurs mois du Sénégal, a traversé la frontière avec la France et est arrivé à Paris, où les semaines d’errance se sont vite transformées en de longs mois de souffrances. Au bout de cinq mois, le jeune homme a décidé de faire demi-tour et de s’installer en Espagne, où il apprend désormais la langue et est en cours de régularisation. À la différence de la France, l’Espagne mène depuis quelques années une véritable politique volontariste en matière d’accueil. En avril 2024, le Parlement approuvait une initiative législative populaire visant à la régularisation de près de 1 million d’exilé
es présent es dans le pays, facilitant ainsi leur accès à la nationalité et aux mêmes droits que les Espagnols. « On a constaté qu’il était plus simple et surtout moins long de rentrer dans un parcours de régularisation de ce côté-ci de la frontière », détaille Guillermo, engagé lui aussi dans l’accueil depuis 2018 :En Espagne, les jeunes qui arrivent peuvent espérer avoir un titre de séjour et du travail en deux années environ, c’est ce que nous leur expliquons quand ils arrivent sur la place en nous faisant part de leur souhait de traverser la frontière et d’aller en France.
Pour les personnes en exil présentes à la frontière, en majorité originaires de pays francophones, l’Hexagone est le premier de leurs objectifs, où elles rejoignent souvent connaissances ou membres de la famille.
En octobre 2024, les ponts qui relient la France et l’Espagne ont rouvert après plusieurs années de blocage. Ils avaient d’abord été clos en raison de la pandémie de Covid-19. La décision de prolonger leur fermeture avait été prise pour « faire face au risque terroriste et lutter contre l’immigration illégale », selon les mots de la ministre française des Affaires étrangères de l’époque, Catherine Colonna. Des justifications longtemps dénoncées par les organisations basques de défense des droits des personnes en exil. En mars 2022, au lendemain de la disparition d’un homme qui tentait de traverser le fleuve Bidassoa, les membres du groupe local de l’association Bidasoa-Etorkinekin (Bidassoa - Avec les immigrés) déclaraient :
Nous dénonçons une fois de plus la chasse aux migrants sur notre territoire et dénonçons fermement l’acharnement de la police, de la gendarmerie et de l’armée, qui pourchassent à longueur de temps ces personnes obligées de prendre de plus en plus de risques pour passer et avancer dans leur transit à la recherche d’une vie meilleure.
« Créer la peur chez les militant
es pour décourager les autres »Pour les habitant
es solidaires, ces années de fermeture des frontières terrestres ont été les plus répressives envers les personnes exilées et leurs soutiens. Dans une maison typique du Pays basque français, à Urrugne, ils sont trois à se retrouver autour de la table en août 2024. Eñaut, Camille et Fernand vivent à cette frontière et ont tous trois subi la répression de l’État français pour leur engagement auprès des personnes exilées. Comme beaucoup, ils ont un jour ouvert la porte de leur maison ou de leur voiture par nécessité. « Un jour, alors que je rentrais chez moi, j’ai vu plusieurs personnes sur le bord de la route. Je ne savais pas qui elles étaient, ce que j’avais le droit de faire ou de ne pas faire, se remémore Camille. Les premières fois, je leur donnais simplement des explications, je les aiguillais sur le chemin à prendre pour remonter vers Bayonne, ils semblaient souvent perdus. »Mais le 12 octobre 2021, un drame qui a marqué la région va la toucher personnellement. Son compagnon, Micka, est conducteur de train à la SNCF. Aux alentours de 5 heures du matin, la locomotive qui le précède percute quatre personnes sur les voies. Trois hommes de nationalité algérienne décèdent dans l’accident, et un autre, gravement blessé, survit. Le soir même, le couple aperçoit un homme marcher seul sur le bord de la route. Seydouja, originaire du Sénégal, va ainsi faire leur rencontre. « Le soir même, on l’hébergeait, le temps qu’il se repose. Il avait la peau sur les os et devait rejoindre un oncle à Paris, se souvient la jeune femme. Ensuite, on l’a amené en voiture jusqu’à Bayonne, où le centre Pausa a ouvert ses portes et a pu l’accueillir quelques jours. »
À cette période, les contrôles de la police, de la gendarmerie et de l’armée s’intensifient à la frontière. « À l’arrêt de bus de la Croix des bouquets, passage obligé vers Bayonne, il pouvait y avoir jusqu’à six contrôles par jour. Les policiers faisaient descendre les gens des bus pour vérifier s’ils étaient en règle, explique Eñaut en buvant son café. S’ils ne l’étaient pas, les policiers les ramenaient souvent directement à la frontière sans passer par la case commissariat. » Pour venir en aide à celles et ceux qui marchent, un groupe d’urgence est créé. Une boucle WhatsApp dans laquelle les habitantSCOP) à la retraite :
es peuvent signaler des personnes en difficulté. « Quand les policiers m’ont arrêté pour la première fois, j’arrivais à peine à l’endroit où mon fils venait de voir treize femmes marcher sous des trombes d’eau », raconte Fernand, gérant d’une société coopérative de production (Tout de suite, les policiers se sont montrés très agressifs, car j’allais prendre quelques personnes vers Bayonne. Mais de mon côté, j’avais la conscience tranquille : que j’aie le droit ou pas, je l’aurais quand même fait.
Comme à d’autres frontières, notamment dans le Pas-de-Calais ou près de l’Italie, les forces de l’ordre tentent de trouver un défaut sur le véhicule de Fernand pour justifier une verbalisation, mais repartent bredouilles. Ce jour-là, Fernand ne se pose pas de questions :
À cette période, beaucoup de personnes passaient par la montagne et arrivaient perdues de ce côté de la frontière. Quand tu aides une première fois, tu ne peux plus t’arrêter, car ça n’a pas de sens de s’arrêter.
Plus le temps passe, plus ces contrôles ciblent les habitants solidaires. Un soir, alors qu’elle emmène deux jeunes à bord de sa voiture, Camille est arrêtée et emmenée au commissariat. « J’ai dit aux policiers que je n’avais pas pour habitude de demander leurs papiers aux gens qui font du stop », ironise en souriant la militante. Quelques heures plus tard, elle écope pourtant d’un rappel à la loi.
Sous écoute téléphonique
Dans l’après-midi du lundi 20 mars 2023, la répression prend un tout autre tournant. Sur le groupe d’urgence, des militantPAF). En début de soirée, le militant est placé en garde à vue pour « infraction d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irrégulier d’étrangers en France, commis en bande organisée et participation d’association de malfaiteurs en vue de commettre un délit ». Sa voiture est perquisitionnée, les policiers ne retrouvent qu’un plan de Bayonne.
es signalent à Fernand la présence de trois jeunes dans le centre d’Hendaye, qui souhaitent rejoindre le centre Pausa, à Bayonne. Lorsque le bénévole de Bidasoa Etorkinekin arrive sur les lieux, une voiture blanche qui le suit depuis plusieurs kilomètres s’arrête et trois hommes en descendent. En quelques minutes, le voilà menotté et embarqué, « toutes sirènes hurlantes, à 180 km/h sur l’autoroute », vers les locaux de la police aux frontières (Sur instruction du procureur, le retraité n’a pas le droit de prévenir ses proches. Et pour cause : le lendemain à l’aube, son domicile est perquisitionné, et sa femme, Martine, ainsi que sa belle-sœur, qui habite la maison voisine, sont également interpellées et placées en garde à vue. Lors des interrogatoires, Fernand apprend que l’enquête court depuis le mois de juillet :
Sept mois durant lesquels mes conversations téléphoniques ont été écoutées, ma voiture placée sous surveillance GPS à l’aide d’une balise et mes déplacements parfois suivis à la trace par des équipes de filature.
Pour Eñaut, le but est clair et affiché : « Ils ont voulu créer la peur chez les militants et décourager les autres de continuer. » Un an après leur arrestation, les téléphones de Fernand et Martine leur sont restitués, sans plus d’explications.
Mais le 16 septembre, sept personnes, dont Fernand, reçoivent un ordre de convocation de la police. L’office de lutte contre le trafic illicite de migrants (OLTIM) les convoque le 2 octobre pour audition « dans le cadre d’une enquête pour aide à l’entrée et au séjour irrégulier en bande organisée ». En cause, une action de désobéissance civile menée le 14 mars par une vingtaine d’associations et de collectifs de lutte pour la défense des droits des personnes en exil. Ce jour-là a lieu la traditionnelle Korika, une course populaire dont le but est la promotion de la langue basque. Lors de cet évènement, des citoyen.nes et associatifs ont couru aux côtés de personnes sans papiers. Trente-six d’entre elles ont alors pu traverser la frontière sans être arrêtées par les autorités françaises. Le préfet, qui avait annoncé l’ouverture d’une enquête, ne s’est pas arrêté aux simples menaces. Le 2 octobre, Fernand et les six autres ont usé de leur droit au silence devant les enquêteurs. Ils sont convoqués au tribunal le 25 janvier 2025, où ils seront entendus par les juges dans le cadre de cette enquête.
Un engagement citoyen, associatif, politique et historique
Dès la fin 2018, à Bayonne, des citoyen
nes alertent les pouvoirs publics sur cette nouvelle route migratoire et exigent un accueil digne dans leur ville. La mairie entend leurs revendications et ouvre alors un centre appelé Pausa (« pause », en basque), pour faire face à l’afflux de personnes en transit dans la ville. Le maire, Jean-René Etchegaray, parle lui-même de centre « alégal ». Dans cet ancien bâtiment de l’armée appartenant désormais à l’agglomération, environ 35 000 personnes sont passées depuis son ouverture et y ont trouvé pendant quelques jours repos et sécurité. À une centaine de mètres de là, dans un local proche des quais, Lucie Bortayrou, présidente du collectif Diakité, qui a longtemps été présent dans l’enceinte du centre, revient sur ces années de travail acharné :Nous étions environ 700 adhérents et 200 membres actifs. La vague de solidarité a été impressionnante. Dès l’ouverture du centre, la mairie s’occupait du repas du midi et les bénévoles des repas du soir, c’était vraiment du flux tendu. Des médecins et infirmiers bénévoles venaient apporter leur aide. Il faut se l’imaginer, mais en 2019 on voyait passer plus de mille personnes par mois.
Aujourd’hui, si les arrivées sont moins visibles du fait de la réouverture de la frontière, le local de Diakité continue à offrir un accueil de jour pour les dizaines de jeunes en provenance de la frontière et qui dorment au centre Pausa. Pour Lucie, la solidarité, au-delà de la question humanitaire, relève aussi d’une fibre basque à part entière :
Quand ils ont fermé les ponts, tous les Basques ont ri. Croyaient-ils seulement qu’ils allaient bloquer une frontière en bloquant deux ponts ? C’est mal nous connaître. L’accueil de personnes en quête d’un refuge, c’est une manière d’être pour nous, c’est dans notre ADN. Il y a encore quelques années, nous avions le fascisme à dix bornes de chez nous. Les histoires de la fuite des Portugais, des Espagnols, c’est notre histoire à nous aussi. Quand le centre Pausa a ouvert, même si l’on pouvait lui reprocher son côté “un toit, un repas puis casse-toi”, il n’a pas fait naître comme ailleurs en France d’animosité particulière, bien au contraire. Pas de manifs, pas d’insultes, pas de tags. Et ça, ça raconte beaucoup de notre territoire.
Si la lutte pour un accueil digne est portée par les habitantCCAS) :
es, elle est également soutenue activement par des élu es. Dans son bureau, Felipe Aramendi, le maire d’Urrugne (Abertzale), se souvient des premiers passages auxquels son équipe et lui ont dû faire face. « Les contrôles policiers étaient extrêmement importants, mais en tant qu’élus, nous ne pouvions pas rester les bras croisés. » La première décision de la ville a été d’ouvrir les portes de son Centre communal d’action sociale (Les citoyens ont été remarquables. Beaucoup sont venus apporter des couvertures, faire à manger, se relayer pour servir du thé ou du café. Le but était d’offrir aux personnes qui passaient un lieu où se désaltérer et se reposer avant de reprendre la route vers Bayonne et le centre Pausa.
Aux côtés du maire, Danielle Baron, adjointe aux affaires sociales, souligne l’investissement du CCAS : « Nous avons mis en place également un réseau d’hébergeurs solidaires. Quand le centre Pausa ne pouvait pas accueillir le soir même, nous faisions héberger les personnes par des habitants. » Le 26 août 2022, des jeunes qui avaient trouvé refuge dans l’église d’Urrugne sont interpellés par la police. Alors interrogé par nos confrères de Sud-Ouest, le maire dénonce avec force ces arrestations dans « un lieu public, appartenant à la collectivité publique, humainement l’on peut être choqué, dérangé par cette façon de faire ».
Pour lui aussi, l’histoire basque est traversée par ce sens de l’accueil inconditionnel. Il sourit :
Ma mère me racontait souvent l’histoire de ses parents qui, dans les années 1960 et 1970, ouvraient leur porte à des Portugais qui fuyaient la dictature. À table, il était hors de question qu’elle ou ses onze frères et sœurs se servent en premier. Ses parents accueillaient l’étranger et le servaient d’abord.
« J’ai moi-même baigné dans l’accueil des anti-franquistes, se remémore Danielle, et pour nous, c’est une forme de normalité, ce que nous faisons n’a rien d’exceptionnel. »
Mais pour les élu
es comme pour les militant es, une question persiste et sera certainement l’une des plus importantes dans les années à venir, dans un pays où les choix en matière d’immigration tendent à se focaliser sur la fermeture et le non-accueil. « Les choix politiques d’urgence, les gens les acceptent. Mais comment, aujourd’hui, pouvons-nous accompagner à l’installation ? Que l’on ne soit plus qu’une terre de transit, mais également d’accueil ? Ça sera moins évident », glisse l’adjointe aux affaires sociales.Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables) :
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