
ÉDITO
GABON-GUINÉE ÉQUATORIALE. LA CIJ INVOQUE LES FRONTIÈRES COLONIALES DANS SA DÉCISION
Vingt hectares de végétation luxuriante et de sable blanc, une eau turquoise et le nœud d’une bataille juridique censée avoir pris fin le 19 mai : l’île de Mbanié, située à trente kilomètres au large des côtes du Gabon, appartiendrait donc bien à son voisin, la Guinée équatoriale, a tranché la Cour internationale de justice (CIJ) dans une décision rendue sur un différend frontalier vieux de cinquante-trois ans. Malabo récupère aussi les îlots de Cocotiers et de Conga.
L’appartenance de ces îles se traduit par celle de larges zones maritimes potentiellement riches en pétrole et en gaz, alors que la Guinée équatoriale voit sa production d’or noir et ses revenus, qui en dépendent largement, s’effondrer depuis plusieurs années. Les spéculations sur les richesses potentielles autour de ces îlots ne sont pas nouvelles. C’est d’ailleurs ce qui avait poussé la France à inciter Omar Bongo Ondimba, président du Gabon de 1967 à 2009, à revendiquer Mbanié. En 1972, il avait planté le drapeau du Gabon sur l’île, provoquant l’ire de son voisin, une ancienne colonie espagnole alors dirigée par le sanguinaire Francisco Macías Nguema (il aurait décimé près d’un quart de la population entre 1968 et sa chute, en 1979).
À cette époque, la France joue double jeu. À l’invitation des présidents du Gabon et du Cameroun (Ahmadou Ahidjo), appâté par de potentielles ressources pétrolières, Paris se rapproche de Malabo et prospecte déjà dans les zones maritimes de Mbanié… Omar Bongo étant un homme de la France, il était plus facile de négocier avec lui qu’avec le « Tigre de Malabo » (ou « l’unique miracle de la Guinée équatoriale », comme se faisait appeler Macías Nguema), qualifié de « raide fou » par Ahmadou Ahidjo lui-même. Au-dessus de ce vieux contentieux de Mbanié a toujours plané l’ombre de la colonisation.
On retrouve l’histoire coloniale encore plus loin dans la décision de la CIJ qui statue sur trois points : la frontière terrestre, la frontière maritime et l’appartenance des îles. Concrètement, la Cour devait décider sur la base de quels accords historiques devait être arbitré le différend territorial entre les deux pays. Si les deux parties entendent respecter la décision issue de la recherche d’un compromis juridique entamée au début des années 2000, le jugement crée un nouveau contentieux potentiel.
En effet, la Cour a estimé que le tracé des frontières arrêté le 27 juin 1900 par la France et l’Espagne dans le cadre de la « Convention spéciale sur la délimitation des possessions françaises et espagnoles dans l’Afrique occidentale, sur la côte du Sahara et sur la côte du golfe de Guinée » est la base juridique légale sur laquelle s’appuyer. Elle a par ailleurs conclu que « le titre détenu par le Royaume d’Espagne au 12 octobre 1968, qui a été transmis à la République de Guinée équatoriale par voie de succession », était le seul valable concernant la souveraineté de Malabo sur les îles.
Elle rend de ce fait caduc un accord sur la frontière terrestre conclu en 1972 entre les deux pays et qui suivait le cours de la rivière Kyé, du côté d’Ebebiyín et de Mongomo, deux villes frontalières de Guinée équatoriale : une frontière « naturelle » plutôt qu’une ligne droite coloniale arbitraire. Or voici que la CIJ relégitime cette dernière.
En application de sa décision, la frontière devra reculer à l’intérieur de la Guinée, qui devra rétrocéder au Gabon plusieurs zones s’enfonçant, pour certaines, de centaines de kilomètres. L’une des régions concernées n’est pas anodine : Mongomo est le fief du clan des Essangui, auquel appartient la famille au pouvoir depuis 1968 : les Nguema (Francisco Macías Nguema puis son neveu, actuel président, Teodoro Obiang Nguema Mbasogo).
De la taille d’un village jusqu’au début des années 2000, Mongomo est devenu une petite ville de 10 000 habitants sous vidéosurveillance, avec un palais présidentiel (où la famille présidentielle et ses fidèles se retrouvent pour de fastueuses fêtes de fin d’année), un stade de football, un hôtel 5 étoiles et une basilique, la deuxième plus grande d’Afrique après celle de Yamoussoukro, en Côte d’Ivoire. D’après le tracé colonial, la ville de Mongomo restera en Guinée mais sera désormais complètement accolée à la frontière, privée des vastes étendues qui la séparaient de son voisin.
Les discussions entre les deux pays ne sont donc pas terminées. Du côté du pouvoir gabonais, la réaction est mitigée. La porte-parole, Laurence Ndong, a déclaré que « le gouvernement réaffirme l’attachement profond du Gabon aux principes de bon voisinage, de coopération régionale et de fraternité entre les peuples », mais elle note que la décision est « loin de clore définitivement le différend ». L’opposant Alain-Claude Bilie By Nzé a, lui, parlé de « catastrophe » et de « grosse déception », affirmant : « Mbanié est notre île. C’est un peu comme si on se retrouvait amputé d’un membre », a-t-il dit. Comme ailleurs en Afrique, la survivance du découpage colonial n’a pas fini de créer des tensions.
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À VOIR
CAMEROUN, FUIR LA HAINE INSTITUTIONNALISÉE CONTRE LES LGBTQIA+
Nue sur le sol, Bijoux est rouée de coups de pied et de coups de poing. Finalement jetée dans un camion, la jeune femme transgenre camerounaise est emmenée au commissariat par ses bourreaux et dénoncée pour « tentative d’homosexualité ». Au Cameroun, les histoires comme celle-ci sont nombreuses. Les personnes LGBTQIA+ y sont des cibles désignées par l’une des lois les plus sévères du continent, les relations entre personnes de même sexe étant passibles d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à cinq ans. Régulièrement victimes de discriminations et de lynchages publics, certaines personnes décident finalement de fuir un climat d’hostilité institutionnalisé.
Le documentaire LGBTIQIA+ : de l’enfer à l’exil, réalisé par Sophie Golstein et Rodolphe Clémendot, diffusé sur TV5Monde en mai, suit le parcours de Bijoux et de Shakiro pendant trois ans. Il brosse les portraits croisés de deux « femmes nées dans un corps d’homme », selon leurs propres mots. Ces dernières racontent les violences psychologiques et physiques, mais aussi l’oppression légale et sociale qui les a poussées à tout quitter.

Le film met en lumière l’ampleur de la violence d’État au Cameroun et ses répercussions sur la vie intime des personnes LGBTQIA+. Il donne aussi à voir le combat des ONG camerounaises qui doivent faire face à une réticence importante de la société. Certains argumentaires publics, notamment dans les médias nationaux, voient dans cette lutte un « néocolonialisme européen » qui chercherait à importer et à imposer l’homosexualité comme mode de vie.
L’article 347 du Code pénal camerounais qui criminalise les relations entre personnes de même sexe contribue à ancrer l’homophobie et la transphobie dans la société. Selon le rapport publié en mars 2024 par le secrétariat d’État aux migrations de la Confédération suisse (SEM), intitulé « Focus Cameroun : Minorités sexuelles et de genre », 325 cas de violences physiques contre des personnes LGBTQIA+ et une cinquantaine d’arrestations pour « tentative d’homosexualité » ont été recensés en 2022 dans le pays dirigé depuis plus de quarante par Paul Biya.
Dans le cas de Bijoux, l’unique agresseur poursuivi a été condamné à six mois de prison mais n’a jamais purgé sa peine. La jeune femme a subi ce harcèlement pendant plusieurs années, avant de décider de fuir en Belgique, pays qui délivre régulièrement des titres de séjour aux personnes LGBTQIA+ camerounaises, comme avant elle à Shakiro, une influenceuse transgenre bien connue dans le pays. Mais leur arrivée en Belgique ne signe pas la fin des souffrances. La transphobie n’épargne pas l’Europe. Pour Bijoux, quitter son pays était le prix à payer pour survivre. Shakiro rêve de son côté de devenir avocate, comme une revanche prise sur tout le mal qui lui a été fait.
Alexia Sabatier
À voir : Sophie Golstein et Rodolphe Clémendot, LGBTQIA+ : De l’enfer à l’exil, 29 minutes, 2025. Disponible sur TV5Monde jusqu’au 15 juin 2025 (lien ici.)
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IN ENGLISH
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