
« Baisse le ton, sinon tu vas au front. Viva le roi, sinon tais-toi. » Avec son titre Tais-toi, Almamy KJ, un reggaeman connu au Burkina Faso, s’est inscrit dans la tradition de la chanson engagée dans son pays... et de la censure qui l’accompagne. « Vive la garnison, sinon c’est la prison. Viva l’armée sinon tu es emprisonné », chante-t-il, s’indignant de la caporalisation du pays sous l’autorité du capitaine Ibrahim Traoré. Puis, plus loin, après une série de tueries dans lesquelles les forces de défense et de sécurité sont montrées du doigt : « Le pays se transforme en cimetière. Les enlèvements et les disparitions forcées, on ne peut pas se taire. » Dans la suite de sa composition, l’artiste dénonce les massacres commis dans les deux villages de Zaongo et de Karma, dans la région du Nord.
Depuis, après avoir échappé de peu à un enlèvement, il a fui le pays. La chanson n’est pas jouée sur les ondes de la radio et de la télévision du pays, de crainte de représailles, mais elle est écoutée en boucle sur internet via les réseaux sociaux. À quoi donc sert cette interdiction qui ne dit pas son nom ?
Pendant l’occupation du septentrion malien en 2012 par les djihadistes, il était interdit de jouer de la musique. Malgré cela, les mordus trouvaient toujours les moyens de s’adonner à leur art. Quand ils se faisaient surprendre par la police dite islamique, des châtiments corporels leur étaient infligés. De ce fait, les artistes vivant de la musique ont migré dans les zones que les obscurantistes ne contrôlaient pas. Serval a pu déloger les combattants de Dieu autoproclamés, mais le terrorisme s’est métastasé et, du pays de Modibo Keïta, il a pris pied au Niger et au Burkina Faso. La censure a alors changé de camp, les États agissant parfois comme les djihadistes de 2012.
L’enlèvement en guise de bâillon
Au Burkina Faso, les autorités n’interdisent pas les débats contradictoires sur les radios et les télévisions, mais lorsqu’une opinion critique se fait entendre contre les dirigeants, les auteurs s’exposent à un enlèvement dans les jours qui suivent la diffusion du débat. C’est dans cet environnement délétère que la chanson d’Almamy KJ a été bloquée sur les ondes.
Pourtant, l’artiste est le miroir de la société. Ses œuvres émanent du vécu quotidien. En dénonçant les dérives langagières, les massacres des populations par les militaires égarés et l’occupation anarchique des ronds-points par les soutiens du régime militaire au pouvoir, en quoi l’artiste démobilise-t-il les forces de défense engagées sur le théâtre des opérations, comme l’en accuse le pouvoir ?
Que ce soit en temps de guerre ou en temps de paix, les décideurs politiques ont tous les mêmes lubies : ils ont une aversion pour la critique. En 2011, quand on soupçonnait le régime Compaoré de vouloir une nouvelle fois modifier l’article 371 qui limitait le mandat présidentiel, Sams’K Le Jah, un autre reggaeman, avait composé une chanson intitulée Ce président-là.
La lubie de la censure
À l’époque, le tube de Sams’K Le Jah n’était joué que sur les ondes de la radio Ouaga FM, où il officiait comme animateur. L’artiste était par ailleurs chef des programmes de la station. À la veille d’une manifestation organisée par le chef de file de l’opposition d’alors, Benewendé Stanislas Sankara, Ce président-là est diffusé à plusieurs reprises par Ouaga FM. Le promoteur de la radio, interpellé par les autorités, aura maille à partir avec Le Jah, qui finira par quitter la station. L’animateur-chanteur était proche de l’opposition pendant que son patron faisait affaire avec les autorités de l’époque. Aucun média ne jouera Ce président-là jusqu’au départ du président Blaise Compaoré du pouvoir, après deux mandats dans le nouveau cadre constitutionnel2.
Dans sa chanson, Sams’K Le Jah évoquait l’exemple du pape Benoît XVI, qui, malgré sa position privilégiée à la tête de l’Église, avait donné sa démission. Il invitait la jeunesse à barrer la route à ceux qui travaillaient à la modification de l’article 37. Internet était le seul canal de diffusion du message de Le Jah. Il en était de même du tube À qui profite le crime ?, de Serge Bambara, alias Smockey, qui reprenait un extrait de la déclaration lue par le lieutenant Omar Traoré le 15 octobre 1987 revendiquant le renversement du président Thomas Sankara. À partir de cette « pièce à conviction », l’artiste s’interrogeait sur les personnes qui avaient tiré avantage des événements sanglants d’octobre 1987 et de l’assassinat de Sankara3. On était toujours sous le magistère Compaoré, et cette production était également frappée de censure. On ne pouvait l’écouter que sur le net et dans les cercles dits « subversifs ».
Avant même cette époque, la musique était le canal par lequel les artistes dénonçaient les travers des décideurs politiques. Sous la IIIe République, du temps du président Aboubacar Sangoulé Lamizana (1966-1980), la corruption était rampante, et la société voltaïque malade de ses inégalités. Un musicien politisé, Sandwidi Pierre, militant de la Ligue patriotique pour le développement (Lipad)4 avait composé une chanson titrée en mooré Naab Wend Sigda (« Dieu est en train de descendre »). Il y dénonçait le manque de soins à l’hôpital Yalgado, l’impôt de capitation auquel étaient soumises les populations et la corruption généralisée dans le pays. Mam Ti-Fou, du même auteur, s’inscrivait dans le même registre.
Paroliers engagés
La nouvelle génération des mélomanes les qualifie de musiciens engagés. Ils se recrutent parmi les paroliers. Ils sont slammeurs, rappeurs, ou reggaemen. Les figures connues du Burkina Faso sont, entre autres, Serge Bambara alias Smokey, le regretté Hamidou Valian du collectif Qu’on sonne & Voix-Ailes, qui, dans un slam, affirmait « on rêve de vivre vieux mais l’espérance de vie est en chute libre ; on rêve de vivre mieux mais le capital accentue le déséquilibre ; alors mon art est d’écrire, mon art est de dire ce que je vois, sans crainte, ni artifice ». Il ajoutait : « Il paraît que la vie est belle mais il y a trop de gens qui bêlent, moutons de Panurge jour après jour que le système gruge. Il paraît que la flatterie est le miel des relations humaines. Mais on ne trompe pas un homme : un homme se trompe lui-même. »
En Afrique, leurs prédécesseurs ont rythmé les indépendances. Au Congo-Brazzaville, Franklin Boukaka, qui était proche d’Ange Diawara, un membre du Parti congolais du travail (PCT), va déployer son art au service de la Révolution dirigée par le commandant Marien N’Gouabi. L’Afrique indépendante figure dans son répertoire. L’unité des deux Congos se manifeste en chanson à travers le titre Pont sur le Congo. Le tiers-monde révolutionnaire et ses icônes sont magnifiés dans la chanson intitulée Les Immortels, évoquant le Marocain Medhi Ben Barka, cet opposant au roi Hassan II kidnappé en pleine rue en France par la police du roi et disparu à jamais. Malheureusement, à la suite d’un malentendu à l’intérieur du Parti congolais du travail, Ange Diawara est mis en minorité. Il tente de renverser le commandant N’Gouabi, échoue, et Franklin Boukaka et d’autres de ses proches sont assassinés le 22 février 1972. Joseph Kabaselé, de African Jazz, en RD Congo, accompagnera son pays à l’indépendance à travers Table ronde et Indépendance Cha-Cha. Il était l’ami du Premier ministre Patrice Emery Lumumba et fut même son secrétaire d’État à la Culture.
Objecteurs de conscience
Les artistes sont des objecteurs de conscience. Ils peignent la beauté et la laideur de la société comme ils les voient. Au-delà du Burkina Faso, l’orchestre Super Mama Djombo, créé dans le maquis bissau-guinéen sous le leadership d’Amílcar Cabral, est un bon exemple de cette tradition dans un autre pays africain. Après l’indépendance de la Guinée Bissau, il animait les meetings et grandes réceptions sous le régime de Luís Cabral. Mais quand les élites politiques ont commencé à détourner les deniers publics et à s’acheter des voitures luxueuses, Mama Djombo a tiré la sonnette d’alarme avec cette chanson : Dissa Ma Bera (« Laissez-moi marcher tranquille », en créole). Le titre tournait en dérision les nouveaux riches qui s’étaient acheté de nouvelles voitures et se pavanaient dans les rues, renversant parfois les piétons sur les bas-côtés. Mama Djombo manifestait ainsi sa désapprobation de l’accaparement des biens de l’État par une minorité. Pourtant, l’orchestre était proche de l’idéologie professée par les autorités postindépendance.
Les autres arts, comme l’art dramatique, l’art plastique et le septième art, sont aussi susceptibles de censure quand les seigneurs du moment les jugent subversifs. Au début des années 1950, Présence africaine commande un court-métrage documentaire à Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Choquet. Le film s’intitule Les statues meurent aussi. Il est interdit de projection par l’administration coloniale. Le message essentiel de l’œuvre filmique réside dans la dénonciation du manque de considération de l’art nègre dans un contexte colonial. À la même époque, Minuit, poème mandingue du Guinéen Keïta Fodéba, est également l’objet de censure.
De tout temps, la censure est l’arme des forces qui régentent les pays. Elle annihile la créativité des artistes, qui acceptent de se ranger, mais stimule la production des rebelles, surtout quand ils parviennent à s’échapper des cordes des puissants du moment. Au Sahel, elle est de retour dans les pays qui ont renoué avec les régimes militaires.

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1L’article 37 avait subi plusieurs modifications. Après l’assassinat du journaliste Norbert Zongo et à la suite de la recommandation du collège des sages – chargé de faire des propositions de gouvernance –, des réformes institutionnelles et politiques avaient été opérées. Le 11 avril 2000, le mandat présidentiel avait été ramené à cinq ans, renouvelable une fois.
2Au moment de l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014, Blaise Compaoré totalisait vingt-sept ans à la tête du pays.
3Après quatre ans à la tête de la révolution burkinabè intervenue le 4 août 1983, Thomas Sankara avait été assassiné par les militaires proches de Blaise Compaoré le 15 octobre 1987, et ce dernier avait pris par la suite les rênes de la « rectification » de la Révolution.
4La Ligue patriotique pour le développement était une organisation de masse membre d’un parti clandestin marxiste-léniniste, le Parti africain de l’indépendance (PAI).