La question des visas suscite des débats de plus en plus vifs en Afrique. Plusieurs organisations de consommateurs (d’Afrique de l’Ouest et du Maghreb) se sont rapprochées pour tenter d’organiser des répliques judiciaires coordonnées en fonction des législations propres à chaque pays. Après la publication de l’article « Visas pour la France. Le business des frontières fermées » le 5 octobre, de nombreux témoignages sont parvenus à Afrique XXI. Des étudiants privés de rentrée universitaire aux artistes invités par de grands festivals bloqués chez eux, chaque situation crée une frustration forte face à une politique migratoire française basée sur le soupçon et particulièrement dure à l’encontre des Africains.
Admis à l’École tourangelle supérieure de Tours (dans le centre de la France), en bachelor management et gestion des entreprises, le Guinéen Lamine S. a finalement abandonné l’idée de rejoindre la France pour y poursuivre ses études. Ses deux tentatives pour obtenir un visa ont échoué. Pour toute réponse, le consulat de France à Conakry lui indique, dans un courrier daté du 14 octobre 2022 : « Il existe des éléments suffisamment probants et des motifs sérieux permettant d’établir que vous séjournerez en France à d’autres fins que celles pour lesquelles vous demandez un visa pour études. » Le même motif avait été invoqué un mois plus tôt, le 6 septembre. C’est l’une des réponses toutes faites que reçoivent régulièrement les demandeurs africains de visa étudiant.
Ce jeune homme de 24 ans, qui a déboursé près de 200 euros pour ces deux procédures (frais de dossier, visa Schengen, etc.), n’a jamais été entendu par les services consulaires. Ces derniers ont donc établi ce diagnostic à la seule lecture de son dossier. « Je dois absolument effectuer cette formation pour reprendre l’entreprise familiale, explique-t-il. Mon père avance en âge, l’avenir de notre entreprise en dépend. Du coup, j’ai décidé de tenter ma chance au Canada. » Son dossier, passé par Campus France, l’organisme chargé d’accompagner les étudiants désireux de venir en France, puis par Capago, le sous-traitant privé contracté par le consulat de France en Guinée, semblait pourtant solide. Campus France lui avait d’ailleurs délivré un « accord préalable d’inscription » le 9 juillet.
Selon un document daté du 28 juillet, son père, un chef d’entreprise guinéen, avait bloqué 10 800 euros à la Société générale de banques au Sénégal (SGBS). Dans ce document, l’établissement bancaire indique s’engager à « virer irrévocablement » 900 euros par mois à Lamine durant toute son année scolaire 2022-2023. Une somme très confortable pour un étudiant, même français. Afin de renforcer son dossier lors de sa deuxième demande, son frère, également entrepreneur, a versé 9 000 euros de plus sur le compte en banque personnel de Lamine. Mais rien n’y a fait : malgré ce matelas financier, le jeune homme n’a pas pu se rendre en France.
« Dans le flou total et endetté »
Souleymane (le prénom a été changé) est ivoirien. Sa voix au téléphone est fragile. Son histoire ? Une success story scolaire, mais une succession d’échecs administratifs. Il dit « ne pas comprendre, être dans le flou total et endetté ». Ingénieur diplômé de l’Institut national polytechnique Félix-Houphouët-Boigny (INP-HB) de Yamoussoukro, il est admis en 2020 dans l’une des meilleures écoles de commerce de France (dont nous taisons le nom pour qu’il ne puisse pas être identifié) afin de préparer un diplôme en transition énergétique. « C’est un métier d’avenir sur le continent, et, comme la France est en avance sur nous, je comptais acquérir un maximum d’expérience là-bas pour ensuite en faire profiter mon pays », confie-t-il à Afrique XXI. Ce master, qui se déroule sur deux années et comprend de longues périodes de stage en entreprise, se conclut par une soutenance devant un jury.
Une fois admis sur dossier, Souleymane avance des frais de scolarité de 3 500 euros afin d’obtenir une attestation d’inscription. Son école le dirige alors vers Campus France, qui lui fournit un accord préalable d’inscription pour pouvoir boucler son dossier. La procédure Campus France est obligatoire et payante. En septembre 2020, il dépose une demande de visa au prestataire privé VFS Global et règle les frais d’instruction ainsi que le prix du visa Schengen (40 euros pour un étudiant passé par Campus France). Assez rapidement, il reçoit une lettre de refus, motivé par le même motif que celui donné à Lamine S. Alors que le premier trimestre de sa formation débute, il décide d’un commun accord avec son école de commencer ses cours à distance, depuis Abidjan.
La direction de l’établissement tente d’aider le jeune homme en faisant parvenir une lettre à la chancellerie française. Sans réponse. Souleymane dépose une nouvelle demande en janvier 2021. Nouveau refus. L’école autorise Souleymane à poursuivre en distanciel – à condition qu’il continue de régler ses semestres. Il lui faut également trouver un stage pour la fin de l’année scolaire. « Quatre entreprises étaient prêtes à me prendre, dont Schneider Electric, affirme-t-il. La convention tripartite entre l’entreprise, l’école et moi a été signée. J’ai donc fait une nouvelle demande de visa en juin 2021. » Sans succès, une fois de plus. Souleymane finit par trouver une entreprise à Abidjan. Après un quatrième refus, il passe sa soutenance en visioconférence en mai 2022. Il obtient son diplôme avec une excellente moyenne.
Ces deux années d’études suivies à distance lui ont coûté la somme exorbitante de 20 000 euros. Pour ses multiples demandes de visa, Souleymane estime avoir dépensé, tous frais confondus, près de 1 000 euros. « J’ai vendu ma voiture et emprunté de l’argent à des proches », assure-t-il. Aujourd’hui, à 29 ans, il dit avoir « des propositions d’emploi de la part d’entreprises françaises », ce qui lui permettrait d’acquérir l’expérience qui lui manque mais aussi de rembourser ses dettes. « Dès que je leur explique ma situation, à savoir que je suis bien diplômé de cette école française mais que je ne suis pas en France et que je n’ai pas de visa étudiant, ça bloque. » Il ne sait plus quoi faire.
Une politique du soupçon
De nombreux étudiants africains sont dans la situation de Lamine et Souleymane. Ils n’ont pu assister à la rentrée universitaire en France faute d’avoir obtenu un visa et malgré de nombreux frais avancés et jamais remboursés. Ces dernières années, la France a considérablement durci sa politique migratoire. Contactés, ni le ministère des Affaires étrangères ni celui de l’Intérieur (l’activité « visa » est une compétence partagée par ces deux ministères) n’ont consenti à fournir les chiffres du nombre de demandes effectuées par des étudiants africains et du nombre de refus.
Une ancienne responsable administrative d’une école parisienne dans le domaine des médias estime que le taux d’acceptation tournait autour de 10 % ces dernières années pour les Africains qui souhaitaient venir étudier dans son établissement. « Non seulement les dossiers traînaient énormément, raconte-t-elle sous le couvert de l’anonymat, mais parfois les étudiants n’obtenaient tout simplement pas de réponse. » Dans cette école, les candidats devaient verser 180 euros simplement pour « que leur dossier soit traité dans l’attente de l’approbation de Campus France. Or ces frais n’étaient pas non plus remboursés ». L’école acceptait toutefois de ne pas faire payer une seconde demande.
En 2018, le chercheur Hugo Bréant indiquait que « ce pouvoir discrétionnaire d’appréciation des dossiers individuels se fonde sur une politique du soupçon qu’alimente la figure de l’overstayer, c’est-à-dire du migrant qui entre légalement sur le territoire mais souhaite s’y maintenir plus longtemps qu’il n’y est autorisé ». En principe, les étudiants étrangers bénéficient d’une politique migratoire plus souple, mais « les étudiants africains n’en demeurent pas moins des étrangers comme les autres », écrivait-il1.
En 2019, année pré-Covid, sur l’ensemble des demandes de visa reçues par les consulats français en Afrique (court et long séjour, visa étudiant compris), le taux de refus a été en moyenne de 30,5 %, soit presque deux fois plus que la moyenne de l’ensemble des consulats français dans le monde (16 %). Les étudiants ne sont donc pas les seuls concernés par cette politique de restriction qui touche l’ensemble des Africains. Les conférenciers ou les militants de la société civile, par exemple, éprouvent eux aussi les pires difficultés pour voyager en France.
Des refus incompréhensibles
Mi-août 2022, Aicha K. n’a pas pu assister à l’université d’été d’Attac (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne). Cette militante malienne, spécialiste en communication et en plaidoyer, a essuyé un refus de l’Allemagne, où se déroulait l’événement, et un autre de la France, où elle devait assister à des réunions. Ses frais ont été pris en charge par Attac, qui avait également fait un courrier à l’ambassade de France pour tenter de débloquer la situation. « Je n’ai jamais reçu de réponse de la part du prestataire Capago », explique-t-elle.
Les artistes eux aussi pâtissent de cette politique, ainsi que l’illustre la récente mésaventure du réalisateur comorien Ahmed Toiouil et de son équipe. Amani, son deuxième long-métrage, a été sélectionné par plusieurs festivals, dont le Festival international du film africain de Paris (qui s’est déroulé du 30 septembre au 8 octobre 2022) et le Festival international du film panafricain de Cannes (organisé du 18 au 23 octobre 2022). Si lui vit depuis quelques années en France, où il a fait ses études, ce n’est pas le cas de la plupart des membres de son équipe de tournage. Le 7 octobre, trois d’entre eux sont reçus par l’ambassadeur de France à Moroni, Sylvain Riquier. Ils déposent un dossier pour assister au Festival de Cannes, dont ils sont les invités. Le lendemain, le ministre comorien de la Culture, Djaanfar Salim Allaoui, les reçoit à son tour et leur assure de son soutien pour faciliter leurs démarches. « Tout le monde était heureux, explique le réalisateur, nous avions peu de temps, mais on nous avait promis une procédure exceptionnelle. »
La réponse arrive plus de dix jours après, alors que le festival a déjà commencé. Deux demandes sur trois sont refusées au motif qu’il existe des doutes sur la volonté des demandeurs de retourner au pays une fois leur visa expiré. Parmi les refoulés, l’actrice Salma Mzimba n’est autre que l’héroïne du film. Contactée par Afrique XXI le 21 octobre, la veille de la projection d’Amani à Cannes, elle expliquait avoir été « bouleversée » par cette décision. « On n’a pas compris pourquoi il y aurait des doutes sur la volonté de retourner aux Comores chez deux demandeurs et pas chez le troisième. Il s’agissait d’un dossier commun. Ils étaient tous invités par la même organisation », précise Ahmed Toiouil.
Après plusieurs jours de pression, notamment via les réseaux sociaux, Salma Mzimba et son collègue ont été contactés par l’ambassade de France, qui, le 22 octobre, leur a finalement délivré un visa sans aucune autre explication. « Ils n’ont pas pu assister à la projection du film, mais ils étaient là pour la remise des prix », raconte le réalisateur.
Des décisions « erronées »
Nombre de refus seraient probablement annulés par la justice française si les demandeurs lésés effectuaient un recours auprès du tribunal administratif de Nantes. Mais cette démarche est quasi inaccessible pour la plupart des Africains. L’histoire de Mme C., dont le nom n’a pas été divulgué dans le jugement et qui a obtenu gain de cause le 4 octobre 2022, illustre les dérives de l’administration française.
En 2016, cette ressortissante camerounaise voit sa demande de visa pour la France, où elle souhaite effectuer une visite familiale, refusée par deux fois au motif qu’il y aurait un « risque de détournement de l’objet du visa à des fins migratoires », indique le tribunal de Nantes dans sa décision. Elle se tourne d’abord vers la commission des recours (le premier niveau des démarches), laquelle rejette sa première plainte, puis sa seconde. Elle sollicite finalement le tribunal administratif de Nantes en 2017 avec le soutien d’un avocat français, Antoine Plateaux.
Quelques mois plus tard, les deux décisions de la commission des recours sont annulées par le tribunal au motif que les soupçons « d’insuffisance de ses ressources pour subvenir à ses besoins pendant son séjour et du risque de détournement de l’objet du visa à des fins migratoires étaient erronés ». En 2018, l’appel du ministère de l’Intérieur contre cette décision n’aboutit pas et ouvre la voie à une indemnisation. Mme C. demande 17 000 euros de dommages et intérêts – elle fait notamment valoir les frais liés aux billets d’avion nécessaires pour la constitution de son dossier, mais aussi les frais d’avocat. Le tribunal lui a finalement accordé 3 215 euros. Une victoire partielle après une procédure fastidieuse et une petite fortune dépensée.
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1Hugo Bréant, « Étudiants africains : des émigrés comme les autres. Sélectivité sociale du visa et (im)mobilités spatiales des étudiants internationaux comoriens et togolais », Politix 2018/3