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Littérature

Dans « Les Portes », Gauz fait revivre l’occupation de l’église Saint-Bernard

Dans son cinquième roman publié en mai au Nouvel Attila, l’écrivain ivoirien revient sur le mouvement des sans-papiers de 1996 et met en lumière Madjiguène Cissé, l’une des meneuses de cette mobilisation qui a marqué l’histoire des luttes sociales en France.

L'image montre un groupe de personnes rassemblées dans un espace public animé. Au premier plan, deux hommes attirent l'attention. L'un d'eux, portant une chemise à carreaux et tenant un microphone, semble s'exprimer avec passion, les bras levés, signalant une forte émotion. L'autre homme, en costume sombre, tient un appareil photo, observant et capturant le moment. En arrière-plan, on peut apercevoir une foule diverse, des visages attentifs, écoutant ou réagissant à la situation. L'atmosphère générale est dynamique, avec un sentiment de mobilisation ou de protestation.
Madjiguène Cissé lors de la mobilisation, en 1996.
© Bouba Touré

Il n’est plus besoin de présenter Gauz depuis que son livre Debout-payé, paru en français en 2014 (Le Nouvel Attila) et en anglais en 2022 (Standing Heavy, MacLehose Press), a été nominé au prestigieux International Booker Prize, en 2023. Écrivain, photographe, documentariste, scénariste... Les expériences de vie de l’Ivoirien Armand Patrick Gbaka-Brédé (son vrai nom), qui a été « sans-papiers » et vigile en France, nourrissent sa production littéraire.

Son cinquième roman, Les Portes, paru le 3 mai au Nouvel Attila, n’échappe pas à la règle. Son premier et son dernier ouvrage ont pour point commun de disséquer le racisme français sous toutes ses coutures. Si Debout-payé plaçait le narrateur dans la peau d’un vigile lettré et servait de miroir au racisme ordinaire, Les Portes revient sur le mouvement des « sans-papiers » ayant occupé l’église Saint-Bernard, dans le 18e arrondissement de Paris, au cours de l’été 1996, qui constitue une mobilisation clé de l’histoire de l’immigration en France1.

Afin d’attirer l’attention de l’opinion publique sur la nécessité de leur régularisation, une centaine de Subsahariens avaient occupé successivement différents lieux parisiens : l’église Saint-Ambroise, le gymnase Japy et enfin l’église Saint-Bernard2. Ils en avaient finalement été délogés par la force le 23 août 1996 au fondement d’un arrêté contestable (et contesté3) du ministre de l’Intérieur, Jean-Louis Debré – qui, ironie de l’histoire, présidera par la suite le Conseil constitutionnel (de 2007 à 2016).

Le « sans-papiers », une figure paradoxale

Le livre de Gauz met en lumière une personnalité peu connue du grand public : Madjiguène Cissé (1951-2023). Comme Gauz, je dois reconnaître à ma honte que je fais partie de ces nombreux « connards » (p. 12-18) qui n’ont pas pensé un seul instant que cette lutte aurait pu être organisée par une femme, de surcroît ancrée dans une culture politique complexe4. Le poncif du « sans-papiers » s’accompagne généralement d’un mépris de classe refusant de reconnaître à ces derniers une quelconque « agencéité »5. On s’imagine qu’ils et elles sont incapables de penser par eux-mêmes une stratégie de mobilisation politique.

Présentée sur Wikipedia comme fondatrice du Réseau des femmes pour le développement durable en Afrique, Madjiguène Cissé se révèle être, à la lecture du livre de Gauz, la tête pensante du mouvement de 1996. Professeure d’allemand en séjour à Paris, elle « découvre et rejoint » les manifestations des « sans-papiers », rappelle l’encyclopédie en ligne. Gauz indique dans son livre qu’elle était venue installer sa fille après son bac tout en vivant de petits boulots. Alors qu’elle n’est pas personnellement concernée par la lutte, car elle bénéficie d’un titre de séjour, Madjiguène Cissé s’y implique corps et âme. Plus tard, elle racontera son combat dans un livre, Parole de sans-papiers, publié en 1999 (La Dispute).

L’humour du récit allège un peu la douleur de cette histoire. Car il n’est pas facile de lire ce livre quand on est soi-même immigré ou anciennement immigré, tant il met le doigt sur des réalités pénibles sur lesquelles on préférerait ne pas s’attarder en public. C’est avec un humour noir que l’auteur dépeint la figure paradoxale du « sans-papiers ». Bouc émissaire de tous les discours politiques le présentant comme profiteur des aides sociales, sa présence s’avère indispensable au système capitaliste des pays occidentaux (p. 95) :

 Nous payons les taxes et les cotisations sociales comme tout le monde, mais sans vraiment bénéficier des prestations qui en découlent. On est des assurés hyper rentables. Nos docteurs de famille sont ceux des organisations humanitaires, les mêmes que ceux des SDF et des junkies. Nous n’allons dans les hôpitaux qu’en cas d’urgence d’extrême gravité pour être sûrs de ne pas être refoulés… 

Démonter un préjugé paresseux

Du candidat à l’exil pour des raisons économiques aux médecins formés en Afrique et utilisés comme main-d’œuvre « bon marché » par le système de santé français, en passant par la téléconseillère diplômée dans son pays mais contrainte de chercher un boulot alimentaire (comme ce fut le cas de Madjiguène Cissé), le statut d’« immigré » constitue le carburant nécessaire à la compétitivité du système capitaliste.

L’un des mérites de ce livre est de démonter pièce par pièce le préjugé paresseux qui s’attache à l’usage du mot « clandestin » de manière générique : derrière ce terme, il y a des vies, des trajectoires individuelles et finalement des sujets. Le livre s’attaque aussi à cet antiracisme paternaliste de gauche qu’Aimé Césaire qualifiait en son temps de « fraternalisme »6, qui se range toujours du côté de la lutte des « sans-papiers » sans jamais faire avancer leur cause politique une fois parvenu au pouvoir (p. 150-166).

Dans un contexte où l’immigration alimente plus que jamais la théorie raciste du « grand remplacement » et galvanise l’ethno-nationalisme européen, il importe de lire le dernier livre de Gauz. Plus que n’importe quel travail universitaire ou journalistique, ce texte constitue un puissant antidote pour résister au racisme sous-jacent et à l’instrumentalisation de l’immigration comme prétendue vague subversive ou prétendu défi civilisationnel. Mieux : si le combat de Madjiguène Cissé et, avant cela, la marche de 1983 pour l’égalité et contre le racisme7 étaient davantage étudiés dans les écoles et les universités (françaises et africaines), il y aurait fort à parier que le « problème » de l’immigration serait peut-être reconsidéré comme un espace possible d’émancipation politique commun aux deux rives de la Méditerranée. De ce point de vue, l’histoire de l’antiracisme en France n’en est peut-être qu’à ses balbutiements.

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1Pour en savoir plus, voir cette page sur le site du Musée de l’histoire de l’immigration.

2La Cartoucherie de Vincennes, autre lieu d’occupation, avait été mise à disposition par la metteuse en scène Ariane Mnouchkine.

3Cet arrêté d’expulsion de l’église Saint-Bernard, pris dans l’urgence, n’avait pas été validé préalablement par un juge. Cette validation aura lieu a posteriori au terme d’un contentieux où la Cour de cassation a tenté d’encadrer par la suite la légalité d’un arrêté se bornant, comme dans le cas d’espèce, à se référer de manière générale à la condition d’étranger pour être valide (Cour de cassation, chambre civile, 12 novembre 1997, n° 96-50.070.

4Il est intéressant de mettre en perspective le combat de Madjiguène Cissé en Europe et celui d’Awa Thiam en Afrique, qui dénoncent le système patriarcal : Awa Thiam, La Parole aux négresses, Divergences, 2024 (préface de Fatou Niang). Le livre de Gauz se fait l’écho de cette invisibilisation du combat des femmes noires en convoquant la figure de Winnie Mandela par préférence à celle de son mari Nelson dans sa lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud (p. 112-116).

5Entendue ici comme réappropriation politique de l’orientation de leurs luttes par les «  sans-papiers  ».

6Aimé Césaire, «  Lettre à Maurice Thorez  », 24 octobre 1956, à lire ici notamment.

7Cette marche a eu lieu du 15 octobre au 3 décembre 1983 à travers la France.