En France, comme ailleurs, de « nouveaux » clivages politiques voient le jour. Celui, très médiatisé, opposant les « nationalistes » aux « mondialistes » requiert une attention particulière. Il se superpose à l’idée — simplifiée à l’extrême — selon laquelle la référence à la « Nation » constituerait la marque d’une forme de conservatisme là où le choix de l’Europe serait un signe de progrès. On retrouve là de vieux antagonismes, déjà éprouvés au sein de la vie politique française à mesure qu’avance la construction européenne.
Car c’est bien la référence à l’Europe qui perturbe le vieil ordre politique traditionnel national, au point désormais d’en redéfinir les frontières. Mais au fond, de quelle Europe parlons-nous ? De l’extrême droite à l’extrême gauche, personne ne rejette — du moins pas de manière explicite et radicale — l’idée d’une union (quel que soit le sens du terme que l’on accole à « union ») d’États européens. Le problème se situe par conséquent moins dans une opposition, largement surfaite par les acteurs politiques en place, que dans la question reformulée de la manière suivante : de quelle Europe parlons-nous ? Quelle Europe voulons-nous ?
Analysée au prisme de l’histoire des idées politiques et des relations internationales, cette question prend une dimension nouvelle. Il a existé et il existe encore différents registres politiques et idéologiques de l’Europe : du manifeste de Ventotene1 à une Europe kantienne et cosmopolite, en passant par l’Europe gaulliste attachée à la prééminence des États-nations qui coopèrent en fonction de leurs intérêts respectifs sur des politiques circonscrites. Toute cette matrice intellectuelle est savamment étudiée, analysée, et critiquée depuis plusieurs années au sein des études européennes.
L’Eurafrique, une idéologie ignorée
Il en est une qui semble systématiquement ignorée : celle de l’Eurafrique. Il faut entendre par là l’idéologie qui, au sortir du premier conflit mondial, cherche à retrouver la grandeur de l’Europe en s’appuyant sur les ressources de ses possessions coloniales. Connus d’un petit cercle de spécialistes, les travaux autour de cette question occupent encore une place marginale dans les études européennes2. L’actualité fourmille d’illustrations témoignant de l’intérêt grandissant de l’Union européenne (UE) vis-à-vis de l’Afrique.
Au terme du dernier sommet UE-Afrique, qui s’est tenu les 17 et 18 février 2022 à Bruxelles, la présidente de la Commission européenne a annoncé un financement échelonné à hauteur de 150 milliards d’euros dans le but affiché de contrer le projet d’investissement chinois autour des routes de la soie ; l’UE contribue de manière importante au financement de l’Union africaine (UA) et de diverses organisations sous-régionales du continent. Un rapport remarqué du Sénat, intitulé L’Afrique est notre avenir, appelait à mutualiser la gestion des crises et cherchait à promouvoir la gestion de l’Afrique au sein de l’Union européenne3. L’Union européenne joue sur le continent africain un rôle non négligeable qu’il n’est pas possible de comprendre sans s’en référer à son héritage postcolonial.
Il faut saluer l’initiative des éditions La Découverte d’avoir traduit en français l’ouvrage pionnier de Peo Hansen et Stefan Jonsson, Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne4. S’y ajoute, dans la même période, la publication du travail de l’historienne Megan Brown, The Seventh Member State. Algeria, France and the European Community, sur la place occupée par l’Algérie au sein du processus de négociation qui donnera naissance à la Communauté économique européenne (CEE). On a coutume de dissocier l’entreprise coloniale de la naissance de l’Europe, qui serait un projet politique dénué de puissance, un ensemble de « normes sans force »5.
Le mythe d’une Europe pacifiste
Pour beaucoup, ces deux projets politiques supranationaux seraient l’aboutissement d’une entreprise pacificatrice, disjointe des passions nationalistes et promise à un idéal de progrès politique. À rebours de cette lecture dominante, les travaux de Stefan Jonsson et Peo Hansen, d’une part, et de Megan Brown, d’autre part, inscrivent la continuation des projets impériaux au cœur de la construction de l’espace politique de l’Union européenne — ici la CEE et la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier). Les thèses de l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot, selon lesquelles la construction des récits historiques constitue le produit de rapports de pouvoir, trouvent ici une confirmation éclatante.
D’où vient l’amnésie collective naturalisant l’idée d’une Europe sui generis, selon la formule désormais admise dans le langage des juristes ? Par quelle alchimie est-il possible de faire l’impasse sur cette période de l’après-Seconde Guerre mondiale mettant fin à la colonisation et redéfinissant un nouvel ordre international ? La chose est pourtant connue sans nécessairement être mise en rapport avec la naissance du projet européen. Pourtant, entre 1945 et 1957, les vieux empires coloniaux vacillent et sont en proie aux aspirations d’émancipation des peuples colonisés : la révolution indonésienne met fin au colonialisme des Pays-Bas en 1949 ; dans les colonies françaises, le conflit indochinois bat son plein en même temps que la révolution algérienne se met progressivement en place ; les colonies d’Afrique noire francophone réclament, elles aussi, davantage de droits et d’égalité. Elles souhaitent bénéficier de l’aide attribuée par le plan Marshall, de laquelle elles seront exclues jusqu’aux indépendances. L’empire belge n’échappe pas non plus à cette vague d’émancipation.
Organisée en 1955, la conférence de Bandung définit un nouveau front politique, celui du « tiers monde », qui entend se dresser contre les anciens empires coloniaux. Au total, les États qui composent la « grande » ou la « petite » Europe (Belgique, France, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Portugal6) sont confrontés (ou viennent de l’être), au sein de leurs espaces impériaux respectifs, à des vagues de contestations importantes, dans un contexte d’émergence des deux superpuissances que sont les États-Unis et l’URSS.
Un projet de dépendance
L’Eurafrique s’incarne entre 1920 et 1957. Elle fait écho à plusieurs registres politiques : une tâche européenne commune, un avenir et un intérêt stratégique, un projet pacificateur, etc. Des acteurs clés de la construction européenne (Richard Coudenhove-Kalergi, Konrad Adenauer, Paul-Henri Spaak, Guy Mollet) considèrent que l’affirmation de l’Europe comme puissance internationale n’est pas possible sans la construction d’un espace assurant une sécurité économique aux industries européennes.
Avant la Seconde Guerre mondiale, le projet d’Eurafrique est clairement justifié par des considérations de supériorité raciale et impériale : il s’agit de mutualiser entre puissances européennes la gestion des ressources du continent africain. Après la guerre, le projet prend une dimension plus concrète avec l’adoption du « plan de Strasbourg », en 1952. Ce plan acte une division du travail au sein de laquelle l’exploitation des matières premières situées dans les colonies africaines servirait à alimenter les industries européennes en réduisant leur dépendance au dollar dans l’importation de matières premières. Déjà en germe durant la CECA, il est présenté comme un partenariat « gagnant-gagnant » ou « complémentaire », selon les mots de ses promoteurs. Le plan de Strasbourg pose en réalité les bases de ce que Samir Amin, Celso Furtado et d’autres qualifieront de théorie de la dépendance7. Même un « modéré » comme Léopold Sédar Senghor fait remarquer qu’un tel espace aboutirait à fragiliser les industries africaines.
S’il n’est pas adopté par le Conseil de l’Europe, ce plan est soutenu par la Ligue européenne de coopération économique. Il inspire les négociations futures sur l’association des territoires d’outre-mer au sein des négociations du traité de Rome - notamment sa quatrième partie, intitulée : « L’association des pays et territoires d’outre-mer » (un groupe ad hoc des territoires d’outre-mer est ainsi créé en décembre 1956). Pierre Moussa, directeur des affaires économiques et du plan au ministère de la France d’outre-mer, joue un rôle important dans l’inclusion de l’Afrique française et belge au sein du marché commun. Ses préconisations seront suivies par Robert Marjolin8, dont le rôle clé au sein de la construction de l’Euratom (Communauté européenne de l’énergie atomique) et de la CEE n’est plus à démontrer.
Un contrefeu aux idées panafricaines
La crise de Suez, qui éclate en 1956, accélère le cours des négociations et la nécessité d’intégrer les colonies françaises et belges au sein de la communauté tout en les mettant à distance de la participation politique de la nouvelle entité issue du traité de Rome. L’Eurafrique (comprise ici comme un espace économique commun entre la CEE et les colonies françaises et belges) sert aussi de contrefeu aux idées panafricaines. Félix Houphouët-Boigny défendra l’utilité de cette association afin d’endiguer la menace « afro-asiatique » (« fer de lance du communisme ») issue de la conférence de Bandung.
La référence au marché s’inscrit dans un continuum impérial à travers le projet d’Eurafrique. Les premières conventions Afrique, Caraïbes, Pacifique (ACP), signées respectivement à Yaoundé en 1963 et Lomé en 1975, en constituent l’aboutissement, preuve s’il en était que le fonctionnement du marché ne se réduit pas à un espace de doux commerce, mais bien à un rapport de domination9. Les ouvrages de Megan Brown, Peo Hansen et Stefan Jonsson ouvrent ici un espace de réflexion important et toujours d’actualité quand on connaît l’intérêt de l’Union européenne à l’égard de l’Afrique, notamment la création d’une zone de libre-échange africaine (ZLECA).
Le nouvel espace ACP-CEE a aussi pour objectif d’instituer une zone de prospérité et un modèle à amplifier. Il est propice à la reproduction d’espaces sous-régionaux similaires qui se constituent en contre-modèle des idées panafricanistes socialistes. La naissance de l’Uemoa ou de la Cedeao doit être interrogée à l’aune de cette référence à l’Eurafrique.
L’Algérie, une question majeure, une place ambiguë
Entre autres, la question algérienne occupe une part non négligeable dans les deux ouvrages. Elle interroge à nouveaux frais les frontières mouvantes de l’Europe. Alors subdivisée en trois départements français, l’Algérie n’a pas été traitée durant les négociations ayant mené au traité de Rome comme un département « ordinaire ». Durant les négociations du traité de Rome, en 1956, l’Algérie est considérée par la France comme un territoire d’outre-mer, contrairement à son statut juridique de département. Cette position change à partir de 1957 lorsque les autorités françaises demandent à ce que l’Algérie soit considérée comme un département à part entière, dans le but de réaffirmer la souveraineté nationale auprès de ses partenaires européens et de la communauté internationale10.
Au sein des négociations du traité de Rome, la place de l’Algérie demeure ambiguë : intégrée au marché commun, la France et ses partenaires l’en excluent en ce qui concerne la libre circulation des travailleurs et la protection sociale qui en découle. Le traité de Rome retiendra en conséquence l’expression « travailleurs des États membres » par préférence à celle de « travailleurs nationaux ». Cette première formulation institue en creux une discrimination à l’encontre des travailleurs algériens, dont les Six, en particulier l’Italie, s’opposent à ce qu’ils bénéficient des avantages liés à la libre circulation des travailleurs. Autrement dit, il est entendu que des mesures de sauvegarde pourraient être appliquées par les Six à l’encontre des travailleurs algériens nonobstant les risques juridiques qui en découlent. Le vieux réflexe colonial consistant à pratiquer une discrimination sans jamais l’inscrire dans les textes juridiques trouve là une illustration éclatante.
L’histoire de l’Eurafrique ouvre de nouvelles perspectives sur les études européennes. Elle permet de se déprendre du mythe d’un projet politique originel dénué d’ambitions de puissance. Elle donne de surcroît des clés de lectures fécondes pour mieux saisir les contours de la politique européenne dans le domaine commercial (accord APC) et militaire (crise du Sahel et constitution d’une force européenne).
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1Texte précurseur de l’idée de fédéralisme européen, Le Manifeste de Ventotene (titre complet : Pour une Europe libre et unie. Projet de manifeste) a été écrit par un collectif d’auteurs en juin 1941.
2Des travaux antérieurs ont existé sur la question. Le plus ancien, à notre connaissance, est celui de Thomas Obiara Onyefulu, Eurafrica : Neocolonialism or Interdependence, Thèse, 1982, University of Florida State.
3Jeanny Lorgeoux, Jean-Marie Bockel, L’Afrique est notre avenir, Rapport d’information n°104 (2013-2014), 29 octobre 2013.
4Publié initialement en anglais, sous le titre Eurafrica. The Untold History of European Integration and Colonialism, Bloomsbury, 2015, coll. « Politics & International Relations ».
5Zaki Laïdi, La norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 3e édition, 2013.
6Même si le Portugal ne rejoint le Conseil de l’Europe qu’en 1976, puis la CEE en 1986, il reste confronté dès 1961 à des mouvements révolutionnaires en Angola puis en Guinée-Bissau à partir de 1963.
7Ces théories appréhendent le sous-développement selon un schéma évolutionniste. Dans le cas du plan de Strasbourg, l’exploitation des ressources africaines n’est pensée qu’en tant qu’elle permet d’alimenter les industries européennes. Le projet est présenté aux élites africaines comme l’amorce d’un développement progressif, à venir.
8Économiste, homme politique et haut fonctionnaire, Robert Marjolin (1911-1986) travaille au cabinet de Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères représentant de la France durant les négociations sur le traité de Rome. Marjolin intègre le cabinet de Pineau et joue un rôle important dans les négociations. Sous la première Commission européenne, présidée par Walter Hallstein, Marjolin est nommé vice-président, chargé de l’économie et des finances.
9Yash Tandon, Le commerce, c’est la guerre, éditions du CETIM, 2015 ; Adam Abdou Hassan, Puissance du droit et droit des puissants, éditions du CETIM, 2021.
10Cela fait suite à la « crise de la chaise vide » menée à l’ONU en 1955 lorsqu’est mis à l’ordre du jour (à l’initiative des pays du Sud) le dossier algérien au sein de l’Assemblée générale des Nations unies. La position de la France est appuyée par celle de ses partenaires européens.