Le philosophe Paulin Hountondji nous a quittés le 2 février 2024. L’exploration et la critique de sa pensée n’en sont encore qu’à leurs balbutiements. Sans conteste, il existe plusieurs aspects du personnage, à la fois intellectuel, militant, protestant, universitaire, etc. Pour ce qu’il représente et ce qu’il incarne dans le champ philosophique, il m’a paru important de revenir sur certains aspects négligés du Hountondji intellectuel dans l’espace public africain. Sa pratique philosophique n’a, de ce point de vue, rien de désincarné ; elle englobe des thématiques aussi diverses que la critique des régimes autoritaires, l’extraversion de la production scientifique ou la philosophie des droits de l’homme. Ces différents aspects de sa production universitaire s’enracinent dans un vécu et dans des débats généralement ignorés ou passés sous silence en Occident1.
Hountondji naît en 1942 à Treichville, en Côte d’Ivoire. Il effectue sa scolarité à Savè et Sakété (respectivement dans le centre et le sud-est du Bénin, alors colonie du Dahomey) puis au lycée Victor-Ballot, à Porto-Novo. Après son admission au lycée Henri-IV, à Paris, il entre à l’École normale supérieure. Dans l’ouvrage Combats pour le sens, synthèse de son doctorat d’État, Hountondji raconte cette période et les influences qui furent les siennes à travers les séminaires de Jacques Derrida et Louis Althusser2 ; ces influences posent chez lui les bases d’un marxisme hétérodoxe.
Après l’obtention de son agrégation de philosophie, en 1966, Hountondji s’engage dans une thèse de doctorat, d’abord sous la direction de Georges Canguilhem (La Théorie du rapport entre structure sociale et genèse de l’esprit scientifique depuis le début du XIXe siècle) puis de Georges Balandier (Recherche critique sur le statut épistémologique de l’ethnologie). On voit poindre avec ce dernier sujet les prémices de la critique future adressée à l’ethnophilosophie dirigée initialement contre l’ouvrage de Placide Tempels, La Philosophie bantoue (Présence africaine, 1949). Il importe de rappeler que Gaston Bachelard, Louis Lavelle, Jean Wahl, Albert Camus éprouvent une fascination pour l’ouvrage de Tempels, au « mépris de leur propre pratique philosophique, qui n’eut jamais été possible sans une pensée personnelle, méthodique, responsable et un souci constant de justification théorique »3. Il faudra attendre le 25 juin 1995 pour que Hountondji soutienne un doctorat d’État sous la direction de Souleymane Bachir Diagne.
S’émanciper de l’ancienne tutelle coloniale
Il effectue auparavant une thèse de troisième cycle sous la direction de Paul Ricœur ayant pour titre : L’idée de science dans les “Prolégomènes” et la première “Recherche logique” de Husserl, soutenue en 1970 à l’université de Nanterre devant un jury composé de Suzanne Bachelard et Emmanuel Levinas. Il exerce comme assistant à l’université de Besançon, avant d’enseigner au Zaïre (actuelle République démocratique du Congo, 1970-1972) dans les universités de Kinshasa et Lubumbashi (Louvanium), pionnières dans la création de départements consacrés à la philosophie africaine. À Lubumbashi, Hountondji participe à la mise en place des Cahiers philosophiques africains (1972-1982).
Il rentre au Bénin en 1972 et dirige le département de philosophie. Le 26 octobre 1972, le comité militaire révolutionnaire renverse le pouvoir civil corrompu en place. Hountondji écrit à ce sujet un texte appelé à la postérité : « Qu’est-ce qu’une révolution ? », paru dans Daho-Express le 21 novembre 1972. Il appelle dans ce texte à s’émanciper intelligemment de l’ancienne tutelle coloniale (idée qu’il ne cessera de remettre sur le métier tout au long de sa carrière au travers du concept d’extraversion), tout en créant les conditions d’une révolution démocratique. Le texte met en garde à juste titre contre le risque de l’impérialisme socialiste (il évoque la révolution écrasée du « Printemps de Prague ») et les dérives liées au verbiage révolutionnaire, conduisant
[…] à un messianisme politique mystificateur, refus de toute discussion et de toute critique, confiscation des libertés élémentaires, persécutions allant parfois jusqu’à la liquidation physique des démocrates militants, le tout soigneusement camouflé derrière des slogans révolutionnaires, voire derrière un vocabulaire marxiste-léniniste.
Ce texte entendait interpeller alors la société civile et les intellectuels africains sur les dérives potentielles ou en cours sous Sékou Touré (Guinée) et Kwame Nkrumah (Ghana). Si Hountondji ne fut pas le seul intellectuel de gauche à le faire (on pense au regard sans concession que pose l’écrivain Ayi Kwei Armah sur les dérives du régime de Nkrumah, dans The Beautyful Ones Are Not Yet Born en 1968, ou au roman d’Ahmadou Kourouma, Le Soleil des indépendances, écrit la même année), il est l’un des premiers à avoir proposé une analyse critique des idéologies propres aux dictatures africaines.
Rester pour résister
On ne peut saisir toute la charge critique du concept d’« ethnophilosophie » (dont Hountondji n’a naturellement pas l’exclusive puisque le concept et sa signification ont aussi été travaillés par Marcien Towa et, dans une moindre mesure, Fabien Eboussi Boulaga) sans comprendre qu’il présente l’intérêt politique de renvoyer dos à dos les tyrannies se réclamant d’un retour superficiel à « l’authenticité » africaine (Zaïre) ou au verbe révolutionnaire (Guinée).
C’est cette dernière voie « socialiste » autoritaire qu’emprunte pourtant le Bénin en 1975, avec la naissance du Parti de la révolution populaire du Bénin (PRBP). Depuis 1974, le Parti communiste du Bénin (PCB), qui critique la dérive bourgeoise du régime et qui constitue la principale force d’opposition, est interdit. Ses membres sont traqués, torturés ou en exil. Hountondji, on l’apprendra après sa mort, accueille chez lui certains leaders du parti recherchés par le pouvoir en place, même s’il a toujours affirmé sa non-appartenance au PCB.
Alors que la dérive autoritaire du régime pousse plusieurs intellectuels et cadres béninois à l’exil, Hountondji reste. Rester signifie alors : persévérer en tant qu’universitaire dans des conditions financières déplorables (le département de philosophie réussit malgré tout à établir des liens avec plusieurs universités anglophones, dont les universités de Legon, au Ghana, d’Ifé et d’Ibadan, au Nigeria) tout en prenant ses distances avec le pouvoir en place. Rester signifie encore résister passivement à l’emprise du conformisme autoritaire ambiant.
Invité à un colloque en Guinée en 1978, Hountondji raconte sans langue de bois l’intériorisation de la peur d’intellectuels et d’universitaires applaudissant à l’unisson un discours de cinq heures prononcé par Sékou Touré sur le thème : « Des droits des peuples aux droits de l’homme »4. Il affirme : « Le pouvoir, en effet, ne s’attaque jamais à tout le monde en même temps, mais progresse en sauts de puce, broyant ses victimes à tour de rôle après les avoir savamment isolées, et toujours avec l’approbation massive des survivants. »
Un authentique mouvement populaire
En effet, la répression et la traque des intellectuels dissidents, dont la prison civile de Segbana, située dans le nord-est du Bénin, constitue le symbole par excellence, s’intensifient à la faveur des tentatives de coups d’État et des mouvements populaires auxquels fait face le régime de Mathieu Kérékou. Tortures, assassinats, détentions arbitraires sont menés tous azimuts. C’est une période sombre de l’histoire politique du Bénin que nos aînés évoquent à peine, malgré le poids de l’âge. En dépit de ce contexte politique oppressant, Hountondji reçoit en 1984 le prix Herskovits pour la traduction de son livre Sur la philosophie africaine : critique de l’ethnophilosophie, paru en 1976. La notoriété continentale et internationale acquise rapidement le protège un peu des intimidations exercées sur les intellectuels.
Au milieu des années 1980, le Bénin connaît une crise financière sans précédent qui ne cessera de s’aggraver jusqu’en 1990. Depuis 1989, les salaires ne sont plus payés dans la fonction publique ; les banques sont à court de liquidités. Une grève massive et illimitée, menée par les étudiant
es et le Syndicat national de l’enseignement supérieur (Snes), se met en place. Avec d’autres, Hountondji fait partie des enseignants grévistes réclamant la démission de Kérékou. Un authentique mouvement populaire voit le jour, qui mène à l’organisation d’une conférence nationale, la première du genre en Afrique.Hountondji appartient à la frange du mouvement populaire (composé d’intellectuels du Parti communiste en exil, d’étudiant
es et de certain es universitaires) qui, malgré les mesures d’apaisement proposées par le régime, appelle à sa démission et à un changement radical de système politique. Il est toujours possible de refaire l’histoire après coup, mais rien n’était certain à cette époque : une partie de l’armée cherchait clairement à réprimer dans le sang la contestation. Durant la conférence nationale, Hountondji interpellera directement Kérékou, lui demandant explicitement de démissionner de son poste et de se mettre en retrait des débats de la conférence nationale.Aucune illusion
Cette conférence nationale a longtemps été mythifiée pour servir de rupture constitutionnelle avec le régime autocratique antérieur. Il faut toutefois rappeler que la révolte populaire qui contraint le régime de Mathieu Kérékou à négocier est portée principalement en interne par les syndicats de la fonction publique et les cellules dormantes du PCB à travers le territoire. Profitant de cet élan, le pouvoir français reprendra à son compte l’idée – à l’origine prônée par le Snes – de la nécessité d’organiser une conférence nationale, en contrepartie d’une aide financière permettant de payer les arriérés des fonctionnaires.
La conférence nationale rompt avec le marxisme-léninisme, tout en prônant la séparation du Parti et de l’État et la nomination d’un Premier ministre devant conduire le pays vers l’adoption d’une nouvelle Constitution5. En France, la légende du discours de François Mitterrand à La Baule, prononcé le 20 juin 1990, est en place : elle marque le tournant apparent, après la chute du mur de Berlin, d’une France des « Lumières » prônant désormais le retour à la démocratie et au multipartisme.
Durant le gouvernement de transition dirigé par le Premier ministre Nicéphore Soglo, Hountondji est nommé ministre de l’Éducation nationale (1990-1991) puis ministre de la Culture et de la Communication (1991-1993). Il démissionne en 1994 pour retourner à l’université – la chose est assez rare en Afrique pour être soulignée. Hountondji ne se fait aucune illusion sur cette nouvelle page politique et le tournant néolibéral qui l’accompagne. La conférence nationale prenait acte d’une transition pacifique du pouvoir, sans plus. La culture démocratique et la redistribution des richesses demeuraient encore en chantier ; elles ont été laissées en suspens. Hountondji perçoit très vite l’ampleur du problème en tant que ministre :
[…] les couleuvres avalées les unes après les autres, la coupe presque vidée jusqu’à la lie dans le fol espoir que ma présence finirait par servir, jusqu’au jour où, comprenant enfin à quoi je servais réellement – une sorte de caution intellectuelle et morale à très bon compte –, j’ai enfin écrit ma démission le 28 octobre 19946.
Entre 1987 et 1988, Hountondji initie à l’université d’Abomey Calavi un séminaire de philosophie/sociologie des sciences financé par le Conseil pour le développement et la recherche en Afrique (Codesria) sur le thème des savoirs endogènes. Le séminaire débouche sur l’ouvrage collectif novateur du même titre : Les Savoirs endogènes. Pistes pour une recherche (Codesria, 1994). Ce livre sera suivi d’un autre ouvrage collectif du même ordre, La Rationalité, une ou plurielle ? (Codesria, 2007).
Penser les pulsions autoritaires contemporaines
Le retrait du philosophe de la vie politique ne s’est pas accompagné d’un retrait de la vie publique. Le début des années 1990 est marqué par plusieurs mouvements populaires en Afrique, notamment au Nigeria, émaillés de contestations réclamant la démocratie et la fin des gouvernements militaires. Durant cette période allant jusqu’à novembre 1993, de nombreux universitaires et intellectuels nigérians sont persécutés. Hountondji apportera son aide à certains, dont le Prix Nobel de littérature Wole Soyinka, contraint à l’exil après l’arrivée au pouvoir de Sani Abacha en 1993. On sait ce qu’il advint durant cette période : la pendaison publique de l’écrivain Ken Saro-Wiwa et de ses compagnons de lutte à Port-Harcourt le 10 novembre 1995, suivie de la persécution de plusieurs intellectuels nigérians.
Hountondji représente pour ma génération l’intellectuel qui a contribué en tant que ministre à une transformation des programmes de philosophie au lycée : à côté des classiques, il était désormais possible d’étudier des auteurs comme Marcien Towa, Fabien Eboussi Boulaga et bien d’autres. Cette prise de conscience nous a ouvert de puissants horizons d’émancipation : la philosophie pouvait aussi être africaine et nous pouvions avec assurance lire le monde à travers les concepts qu’elle nous proposait. Je crois (mais je peux me tromper) que Hountondji aurait objecté à ce que l’on range sa pensée dans le champ de la philosophie « africaine » si, par là, il faut entendre une philosophie héritière de l’ethnologie magnifiant le collectif, essentialisant des traits ou une « sagesse » supposée immanente aux Africains.
Par-dessus tout, Hountondji nous aide à penser les pulsions autoritaires contemporaines, en Afrique et dans le monde ; les coups d’État récents en Afrique de l’Ouest et la corruption de régimes civils prétendument démocratiques démontrent l’urgence de se saisir de sa pensée.
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1Lionel Zevounou, « Produire des savoirs “africains” Réflexions à partir du Codesria », Revue d’anthropologie des connaissances, 14-2/2020.
2Paulin Hountondji, Combats pour le sens. Un itinéraire Africain, Bamenda, Langaa Research & Publishing, 2013.
3Paulin Hountondji, Combats pour le sens. Un itinéraire Africain, op.cit.
4Paulin Hountondji, « Violence et langage : problèmes du passage à la démocratie », Revue africaine de sociologie, 1999, vol. 3, n° 1.
5Le Parti communiste du Bénin refuse de participer à la conférence nationale en dépit de son rôle crucial dans le mouvement de contestation populaire du régime.
6Paulin Hountondji, Combats pour le sens. Un itinéraire africain, op.cit.