« Où est notre ancêtre originel, nous qui sommes noirs ? » Perturbé par la pâleur uniforme des statues de saints dans les églises de Kinshasa et dans les ouvrages religieux des bons pères, Verckys Kiamuangana (décédé en octobre 2022 à l’âge de 78 ans) ne parvient pas à comprendre en ce début des années 1970. « Vous voyez, quand on présentait un ange, on mettait un Blanc. Quand on présentait un diable, on mettait un Noir, se souvenait-il dans une interview accordée en 2009 à Radio Centraal, une radio belge. Alors moi je me demandais : “Puisque l’ange et le satan n’ont pas de corps, comment est-ce qu’on pouvait présenter un ange avec la peau blanche, et un satan avec la peau noire ?” » Travaillé par ces interrogations métaphysiques, l’artiste se lance dans l’écriture de Nakomitunaka (« je m’interroge », en lingala), une chanson qui va vite devenir un tube à Kinshasa en 1972.
À l’époque, la rumba règne dans la capitale zaïroise. Verckys, de son vrai nom Georges Kiamuangana Mateta, est l’un de ceux qui ambiancent les quartiers. Saxophoniste, il crée l’orchestre Vévé en 1969, après avoir joué avec Franco au sein du célèbre OK Jazz. Dans Nakomitunaka (voir la vidéo ci-dessous), Verckys soumet son questionnement au Créateur :
Où se trouve l’origine de la peau noire ? / Jésus le Fils de Dieu est de race blanche / Adam et Eve sont de race blanche / Tous les Saints sont de race blanche / Pourquoi ?
Une incompréhension teintée même de douleur – « Pourquoi nous as-tu créés ainsi mon Dieu ? » – mais qui se change en message d’espoir et d’encouragement, pour le Zaïre (l’actuelle République démocratique du Congo), mais aussi plus largement pour l’Afrique : « Afrique, tes yeux sont ouverts / Afrique, ne reculons pas ».
Un titre « qui faisait réfléchir »
En cette année 1972, l’air entraînant de Nakomitunaka fait vibrer les dancings de Kinshasa et fait naître de multiples discussions, notamment dans les milieux culturels. « Dans le cercle Igazi et dans celui de Bandalungwa1 au niveau de l’association, se remémore Pépé Felly Manuaku, les jeunes débattaient et chacun apportait ses commentaires. » Le guitariste se souvient également des articles publiés après la sortie du morceau dans les journaux congolais Elima et Salongo, ou dans la revue musicale congolaise Les Jeunes pour les jeunes.
Des émissions de radio font écho à son succès, comme Les Chansons aux cent visages. Selon Lilo Miango, un des fondateurs de la presse musicale écrite des années 1970, cette musique peut être considérée comme le point de référence de la carrière populaire de Verckys. Tryphon Kin-Kiey Mulumba, chroniqueur culturel au journal Salongo à l’époque, parle quant à lui d’un « événement sur le rythme et sur le fond », d’une musique « qui vous laissait bouche bée », d’un moment « d’interpellation qui faisait réfléchir ». Tous les témoins interrogés rappellent que le morceau a, un temps, été diffusé avant le journal parlé à la radio nationale.
La remise en cause de l’Église congolaise ébauchée dans Nakomitunaka devient en tout cas si populaire que Verckys dit subir les foudres des catholiques. Dans l’interview accordée à Radio Centraal en 2009, il se rappelle : « Après la sortie de cette chanson, j’ai été notifié de l’excommunication par l’Église catholique ; on m’a exclu en tant que chrétien de l’Église catholique »2. Mais l’interpellation lancée par Verckys n’est-elle qu’une affaire d’inquiétude religieuse ? Elle est en tout cas en phase avec l’idéologie officielle et tombe à point nommé dans le bras de fer qui s’est installé depuis le début de l’année entre le pouvoir mobutiste et l’Église catholique, à tout le moins son chef, le cardinal-archevêque Joseph-Albert Malula.
La révolution de « l’authenticité »
L’époque est à la recherche de « l’authenticité » dans tous les domaines, y compris en matière religieuse. À partir de mai 1967 et du Manifeste de la N’Sele, Mobutu supprime tous les partis pour donner naissance au MPR, parti unique dont tous les citoyens congolais doivent être membres. MPR : Mouvement populaire de la révolution, le ton est donné. C’est par la révolution que le Congo entend obtenir une deuxième indépendance, après celle, politique, de 1960. Ce manifeste, véritable « catéchisme » du parti, prône le non-alignement en matière de politique étrangère, mais aussi une solidarité des peuples africains, unis dans la lutte contre les puissances coloniales et ségrégationnistes. Contre l’exploitation des ressources, notamment minières, par des pays et des entreprises étrangères, Mobutu lance de grandes nationalisations, qui aboutissent un peu plus tard, en 1974, à la zaïrianisation de l’économie.
C’est aussi une véritable révolution sociale que prône le président à la toque de léopard, avec l’avènement d’un homme et d’une femme zaïrois désaliénés du colonialisme, par le biais notamment d’une culture qui se veut « authentique ». Restructuration de l’éducation nationale, lutte contre l’analphabétisme, mise en place d’un département chargé de « la condition féminine et de la famille »... Le programme de la N’Sele se concrétise en 1971 avec le lancement officiel de la politique d’authenticité – bien que le terme ait circulé bien avant au Congo.
L’Église catholique zaïroise ne tarde pas à être regardée avec méfiance. Trop proche du Vatican. Pas assez convaincue par les orientations du parti. Quand les rouages de la crise entre le pouvoir mobutiste et l’Église catholique se sont-ils réellement mis en mouvement ? Est-ce dans les premiers jours de décembre 1971, quand les autorités exigent la création de branches des mouvements de jeunesse du MPR dans les sept grands séminaires du Zaïre ? Le refus du comité permanent de l’épiscopat comme l’opposition des séminaristes présents au Grand Séminaire Jean XXIII de Kinshasa obligent le gouvernement à décider de l’évacuation de l’établissement. Sa fermeture est actée par les autorités zaïroises le 3 février 1972.
« Ne pas jouer avec les choses de Dieu »
La colère du pouvoir explose à la suite d’un éditorial publié le 12 janvier 1972 sous le titre « Authenticité » dans les colonnes de l’hebdomadaire congolais Afrique chrétienne. « Notre monde n’étant plus celui de nos ancêtres, explique alors le journal, leur conception de la vie ne saurait non plus être la nôtre. [...] Ce n’est pas en ressuscitant une philosophie, que nos déroutes passées ont condamnée, que nous gagnerons les batailles du monde moderne. » Le texte, qui prend ses distances avec la doctrine mobutiste, est jugé subversif. Le journal, qui tire à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, est suspendu pour six mois. L’imprimerie des Pères Blancs est fermée par arrêté ministériel – elle rouvrira moins d’un mois plus tard, pour « raisons sociales », selon le bureau politique du MPR.
L’archevêque de Kinshasa, Monseigneur Joseph-Albert Malula, signe à la même époque deux lettres pastorales que les autorités considèrent comme subversives. Le 16 janvier, il appelle ainsi « à ne pas jouer avec les choses de Dieu ». Il est visé dès janvier 1972 par une violente campagne de dénigrement. Le 23 janvier, dans sa rubrique « Carte blanche », La Voix du Zaïre accuse Joseph-Albert Malula d’être celui qui a soufflé le texte de l’éditorial d’Afrique chrétienne.
La radio publique nationale lui reproche de s’être servi de la revue pour prendre position contre les mesures de « retour à l’authenticité » : « Que l’archevêque de Kinshasa demeure un réactionnaire enthousiaste, un illuminé de la protestation négativiste, un produit de chantage et de la subversion néocolonialiste, bref un récidiviste indécrottable, voilà qui pousse La Voix du Zaïre à se demander pourquoi ? » Le média d’État assure également que l’Église n’est pas visée dans cette affaire : « Il s’agit plutôt, et tout court, d’une rupture qui ne pouvait être qu’inévitable, entre la Révolution et la personne du citoyen zaïrois cardinal, pris individuellement en tant qu’élément confusionniste, réactionnaire et subversif3 ».
Haro sur « le renégat de la révolution »
Le dimanche 13 février, les Congolais sont invités à venir écouter dans le stade du 20-Mai le « président-fondateur » du parti, le général Mobutu Sese Seko, à peine rentré d’un « repos médical » de quasiment un mois à Lausanne (Suisse). Son discours, restitué dans les colonnes du journal zaïrois L’Étoile dès le lendemain, attaque vivement le cardinal : ou bien « celui-ci (Malula) se décide de se débarrasser de sa soutane pour faire de la politique à l’exemple de ses collègues Youlou et Mgr Makarios4, ou bien il la garde et se tait. [...] Nous ne pouvons pas tolérer qu’il continue à nous mettre les bâtons dans les roues5. »
Cette mise en cause personnelle est pour le moins paradoxale : Joseph-Albert Malula, qui est archevêque de Kinshasa depuis 1964, est considéré comme le « père de l’inculturation » au Zaïre (c’est-à-dire la capacité de faire dialoguer le message de l’Évangile avec une culture donnée). Il prône l’africanisation du christianisme, à une période où les sociétés postcoloniales de nombreux pays africains cherchent à redéfinir leur rapport au religieux et à la culture. Mais cette africanisation n’est pas « l’authenticité » du MPR.
Selon un reporter du journal français Le Monde, Robert Solé, la population zaïroise est mobilisée lors de multiples « marches de soutien » en faveur du général Mobutu. Les soutiens de l’Église, eux, restent plus discrets car, note le journaliste, « le silence est devenu au Zaïre l’une des formes les plus élémentaires de la prudence ». Et pourtant, « jusqu’à leur interdiction, les neuvaines de prières organisées dans les églises pour le cardinal Malula ont, cependant, réuni beaucoup de monde, y compris des membres de la propre famille du président de la République. La violence des attaques verbales contre l’archevêque de Kinshasa a indisposé beaucoup de Zaïrois, catholiques ou non6. »
Au plus fort de la brouille, Malula est expulsé de sa résidence. Robert Solé raconte que, le 25 janvier 1972, « le chargement des meubles du cardinal sur des camions militaires avait été complaisamment retransmis par la télévision, qui prenait la relève d’une radio déchaînée. La Voix du Zaïre avait, en effet, sommé “le renégat de la révolution” de “déguerpir sans trop tarder”. S’attaquant à la “démesure” de l’archevêque, le commentateur officiel l’accusait de s’être “grisé jusqu’à faire tomber son calice d’alcool subversif sur la tête de la révolution zaïroise authentique”. » La résidence de Malula, explique Solé, est repeinte aux couleurs nationales – « un jaune et un vert criards » –, et la jeunesse du parti unique en fera son quartier général. Le cardinal Malula est rappelé à Rome le 11 février 1972. Quelques jours avant, sept évêques ont pourtant essayé de faire passer au pape, dans un courrier, l’idée que « la présence du cardinal dans son archidiocèse était absolument indispensable ». Ils n’ont pas été entendus.
Une Église omniprésente
Les tensions ne s’arrêtent pas là. Deux missionnaires belges accusés d’avoir provoqué des incidents avec des journalistes de la télévision zaïroise sont expulsés en février. L’université catholique Lovanium (située en périphérie de Kinshasa) est nationalisée, plusieurs autres institutions ecclésiastiques sont fermées. Les noms de baptême chrétiens sont soumis à une conversion forcée en noms « authentiquement » zaïrois. Selon l’historien congolais Isidore Ndaywel è Nziem, un texte adopté le 30 août 1972 fait peser le risque de sanction pénale contre tout ministre du culte qui attribuerait un prénom « étranger » à un fidèle zaïrois pendant le baptême.
Quelques mois plus tard, en novembre, toutes les organisations religieuses de jeunesse sont supprimées. Le poids de l’Église au Zaïre inquiète-t-il le pouvoir Mobutu ? Celle-ci est en tout cas omniprésente dans une grande partie de la vie des Zaïrois : dans le domaine de l’éducation, selon l’historien britannique Hastings, auteur d’une History of African Christianity, il y a en 1971 plus d’élèves dans les écoles primaires confessionnelles que dans les écoles publiques (1 849 484, contre 414 602).
Fin mai 1972, Mobutu répète dans une interview accordée à un journaliste de la Radiotélévision belge (RTB) que l’affaire Malula a été « montée en épingle à l’étranger dans une intention malveillante ». Il ne s’agit pas d’un différend entre l’État et l’Église mais d’un conflit avec un citoyen zaïrois censé donner aux lois nationales la préséance sur la loi canonique. Il réaffirme par la même occasion que, par le recours à l’authenticité, chaque être humain doit prendre conscience de ses origines propres. Notamment les Zaïrois, en leur qualité d’anciens colonisés. Ils doivent, selon le président, se décomplexer.
Les kimbanguistes à l’honneur
Signe de la rupture de confiance entre le Zaïre « authentique » et l’Église catholique, un texte anonyme circule de main en main dans le Kinshasa des années 1970. Il est présenté tantôt comme un « Discours du roi Léopold II à l’arrivée des premiers missionnaires au Congo en 1883 », tantôt comme un extrait de « causeries du ministre des colonies au premier missionnaire catholique du pays » au début de la colonisation, tantôt comme un extrait d’un message du ministre. Quelle que soit la nature du document, le contenu qu’on lui prête est sensiblement le même, selon l’historien Kalala Ngalamulume : « Les missionnaires catholiques avaient été des pions du projet colonial léopoldien et ils avaient utilisé la Bible pour aliéner mentalement les Congolais et faciliter leur exploitation7. »
Si l’Église catholique est considérée avec méfiance, l’Église kimbanguiste, elle, est bien dans l’air du temps de « l’authenticité ». Lancé en 1921 par Simon Kimbangu, ce mouvement messianique prêche l’avènement d’un Messie noir et d’un christianisme africain. Son fondateur a rapidement été considéré comme une menace par les autorités belges, qui l’ont enfermé jusqu’à sa mort, la même année. Mobutu, lui, valorise le kimbanguisme, lui conférant le statut de troisième Église nationale8. Il décerne au chef spirituel de cette Église, Son Éminence Diangienda, le titre de commandeur de l’Ordre national du Léopard. Diangienda avait en effet demandé à ses fidèles de « se pénétrer de la philosophie de l’authenticité, de se soumettre à l’éducation permanente du parti et de rester toujours derrière le Guide pour le triomphe de la Révolution nationale ».
Mobutu se rend même en pèlerinage à Nkamba, « la nouvelle Jérusalem des peuples noirs » située dans la province du Kongo Central, où est né Simon Kimbangu, en 1887. L’un des fervents adeptes de ce culte kimbanguiste s’appelle justement… Verckys Kiamuangana. José Nzolani, écrivain et animateur de radio congolais qui œuvre pour faire connaître la rumba, rappelle que c’est au sein de l’orchestre de son église paroissiale kimbanguiste que Verckys a commencé la musique.
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1Les cercles d’Igazi et de Bandalungwa étaient des cercles culturels où se réunissaient des jeunes pour discuter et débattre avec parfois des modérateurs et des conférenciers.
2S’il est difficile de trouver des preuves de cette excommunication, sa simple mention par Verckys souligne le caractère dérangeant de cette chanson pour son époque.
3Anonyme, « Le voile d’un archevêque », L’Étoile du lundi 24 janvier 1972, p. 2.
4Mobutu évoque ici deux hommes de religion devenus hommes politiques : l’abbé Fulbert Youlou, qui devient le premier président du Congo-Brazzaville (1959-1963) ; et Monseigneur Makarios, lui aussi symbole de l’indépendance, mais chypriote cette fois-ci, élu président de la République de Chypre en décembre 1959 et réélu presque sans interruption jusqu’à sa mort, en 1977.
5Bunzi Dia-Bilongo, « Le recours à l’authenticité », L’Étoile du lundi 14 février 1972, pp. 5-6.
6Robert Solé, « Les meubles du cardinal », Le Monde, 29 juin 1972.
7Kalala Ngalamulume, « Léopold II et les missionnaires. Les circulations contemporaines d’un faux », Politique africaine, 2006/2, n° 102, pp. 128-133.
8Clément Makiobo, Église catholique et mutations socio-politiques au Congo-Zaïre, L’Harmattan, 2004.