Ces chansons qui ont fait l’Histoire

Avec « Veuve de la liberté », David Zé chantait l’Angola révolutionnaire

Série · Il a été la voix de la guérilla avant de disparaître durant l’un des épisodes les plus tragiques de l’histoire angolaise : la tentative de coup d’État « fractionniste » du 27 mai 1977. Passé de vie à trépas, David Zé, la « béquille » du MPLA, tombera dans les oubliettes de l’Histoire avant de devenir une icône pour l’opposition.

Un portrait de David Zé.
CC BY-SA 4.0

Angola, 10 février 1976. Le groupe de l’Aliança Fapla-Povo s’apprête à se produire devant les Forces armées populaires pour la libération de l’Angola (Fapla). L’ancienne colonie portugaise a obtenu son indépendance il y a quatre mois. Située à 500 km au sud de la capitale, Benguela a retrouvé sa quiétude. La ville a été abandonnée par les soldats sud-africains, dont l’avancée vers Luanda avait été stoppée en octobre 1975 sur les bords du fleuve Keve, lors de la bataille d’Ebo. L’armée du régime d’apartheid, qui ambitionnait de « libérer » Luanda (et de confier les rênes du pays au Front national de libération de l’Angola, de Holden Roberto), est en train de se retirer de l’autre coté de la frontière méridionale, en Namibie.

La fin provisoire – Pretoria relancera une opération en Angola en 1983 – de cette incursion militaire est une victoire historique pour l’Angola. Elle est en partie due à l’intervention des Cubains. Pour le jeune gouvernement d’Agostinho Neto, c’est une bouffée d’air. Le groupe angolais Os Kiezos tirera d’ailleurs une chanson de cet épisode.

Ce pays d’Afrique australe, qu’une majorité de colons portugais a brusquement quitté, manque de tout, en particulier de denrées alimentaires et des matières premières qui ne sont plus fournies pas ses industries, au chômage technique. La guerre s’est éloignée, sauf dans le Nord. L’Unita de Jonas Savimbi n’est pas encore devenue la menace principale.

À Benguela, en ce mois de février 1976, ce sont des figures de l’âge d’or de la musique angolaise1 qui assurent le tour de chant destiné au Fapla. David Gabriel José Ferreira, alias « David Zé », et ses comparses Urbano de Castro et Artur Nunes sont les voix de l’Aliança Fapla-Povo, « fruit d’un rêve né dans le maquis autour des feux de joie de la guérilla »2 soutenu en particulier par le célèbre commandant Júlio de Almeida, alias « Jujú », qui fut un temps porte-parole des forces armées. L’idée de ce groupe est de continuer à promouvoir le message du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) auprès des forces armées. D’autant que des « bleus » ont rallié les vétérans de la guérilla– le service militaire vient de devenir obligatoire pour tous les Angolais.

La « béquille » du MPLA

David Zé, 31 ans, est le directeur musical. Dès l’installation dans la capitale du premier gouvernement de l’Angola libéré, le groupe commence à répéter au siège de l’état-major des Fapla, à Morro da Luz, en périphérie de Luanda, puis déménage dans le quartier de Vila Alice. Très vite, celui-ci va s’imposer comme « une béquille inégalée pour le MPLA »3. Aux côtés de l’orchestre Kisangela, chargé lui aussi de la propagande4, Zé et ses comparses se font remarquer pour leurs performances enthousiasmantes, du front aux hôpitaux militaires en passant par les casernes. L’ensemble va aussi servir d’ambassadeur culturel itinérant dans les pays lusophones qui se sont affranchis avant l’Angola du joug colonial : le Mozambique, le Cap-Vert, Sao Tomé-et-Príncipe et la Guinée-Bissau, ou David Zé interprétera notamment « Qui a tué Amílcar Cabral ? » (voir la vidéo ci-dessous).

David Zé est certes moins réputé que le père de la musique populaire angolaise, le chanteur « Liceu » Vieira Dias, fondateur du groupe Ngola Ritmos. Mais lui et ses compères ont déjà marqué, avec leurs paroles, l’inconscient collectif de la jeunesse issue des quartiers populaires, les musseques. En février 1976, à Benguela, David Zé a déjà derrière lui une dizaine d’années de carrière. Il a caboté aux côtés des principaux orchestres du Luanda de l’avant-indépendance – Os Kiezos, Os Jovens do Prenda, Conjunto Merengue – avant de former le Trio da saudade, avec Artur Nunes et Urbano de Castro, réputé pour ses sapes. Avec ses paroles nationalistes sur fond de semba, de merengue, de rumba et de boléro, le groupe se retrouvera logiquement placé sous la surveillance de la Pide, la police politique du régime colonial portugais.

L’Angola tout juste libéré, David Zé a aussi publié en kimbundu (une des langues parlées en Angola) l’un des trois disques, selon les puristes, les plus importants de l’indépendance (avec ceux de Carlos Lamartine et Teta Lando) : Mutudi ua Ufolo Veuve de la liberté »), aux chansons poético-révolutionnaires, dont l’une est consacrée aux cinq stades successifs de l’anthropologie marxiste… « Poète du peuple »« naïf, informel et authentique », comme le désignent les notes sur les pochettes de ses disques, David Zé milite en faveur de la réconciliation et de l’unité des mouvements de libération nationale, appelant le MPLA à s’unir au FNLA et à l’Unita. Dans Guerrilheiro, il chante : « Si t’es du MPLA intéresse tout le monde, si t’es du FNLA intéresse aussi quelqu’un et si t’es de l’Unita intéresse aussi quelqu’un / Un peuple, une nation, à bas la désunion ! » Une désunion qui va exploser le 27 mai 1977... au sein même du MPLA.

Emporté par la purge

Ce jour-là, le pouvoir fait face à une tentative de renversement menée par José Van Dunem et Nito Alves. Ce dernier, ministre de l’Intérieur du premier gouvernement du MPLA, vient d’être exclu du parti pour avoir critiqué sa direction (qu’il jugeait pas assez alignée sur la ligne soviétique), avoir appelé à la désobéissance et avoir mené une campagne contre les Blancs et les métis du bureau politique. La couleur de peau est alors un facteur de division historique entre les différentes fractions du MPLA : combattants de l’extérieur ou de l’intérieur, des champs ou des villes, des prisons ou des maquis.

Alors que les meneurs du coup d’État sont déjà en fuite ce 27 mai en fin de journée – ils seront tous retrouvés et exécutés –, plusieurs commandants et dirigeants historiques arrêtés ce matin-là ont été assassinés par les « fractionnistes ». La répression menée par la Disa, le service de sécurité interne, est aussi meurtrière qu’aveugle : Agostinho Neto le reconnaîtra, ultérieurement, avoir perdu le contrôle de la Disa, et dénoncera ses excès avant de la dissoudre, en juillet 1979, deux mois avant son décès.

La purge des « nitistes » (en référence à Nito Alves) de l’appareil du MPLA va durer plusieurs semaines. Mais le nombre total de victimes ne sera jamais confirmé – ce qui permet à une partie de l’opposition d’occuper ce terrain mémoriel et d’avancer des chiffres exagérés. Alors que l’opposition parle de 30 000 morts, le bilan serait plus proche, selon des journalistes, des humanitaires et des diplomates qui étaient à Luanda, de 2 000 victimes. Aucune contestation en revanche quant à la fureur de la répression, qui va déborder largement le champ politique des factieux pour emporter dans son sillage Zé, de Castro et Nunes… et de nombreux autres acteurs et actrices de la société civile.

Dans les oubliettes de l’Histoire

Comme tout chanteur angolais engagé auprès du MPLA, David Zé connaissait Nito Alves. On prête aussi à Urbano de Castro des accointances avec l’Unita, de Jonas Savimbi5, qui venait de déclarer l’indépendance à Huambo. Mais on n’a toujours pas élucidé les raisons de leur décès. Les trois chanteurs ont grandi dans ces musseques, dans lesquels recrutait le MPLA. De Castro est un enfant du plus emblématique des ghettos luandais, Sambizanga.

Artur Nunes, David Zé, Urbano de Castro et Santocas (de gauche à droite,) lors d’un concert avec l’Aliança Fapla-Povo.
© DR

De son côté, Nito Alves avait entrepris, en jouant la carte raciale, de soulever ces quartiers et leur prolétariat noir. Sauf que, comme l’expliquait le journaliste australien Wilfred Burchett en 1978 dans un ouvrage de référence, Southern Africa Stands Up : The Revolutions in Angola, Mozambique, Rhodesia, Namibia, and South Africa (Urizen Books), les musseques n’ont pas bougé. Les « nitistes » ont « ignoré à quel point les concepts racistes et tribalistes avaient cédé la place aux concepts nationaux au cours de la lutte militaro-politique, accompagnée dès le début par un effort conscient de la direction du MPLA de promouvoir les sentiments panangolais », expliquait Burchett.

Comme les autres visages connus de cet épisode, Zé et ses comparses vont tomber, après ce « Thermidor » angolais, dans les oubliettes de l’Histoire. Plus aucune de leurs chansons ne passera à la radio nationale. Pour éviter d’être associés aux « fractionnistes », l’Aliança Fapla-Povo changera de nom. Et après la mort d’Agostinho Neto, en septembre 1979, le régime s’enferrera dans le mutisme. Le 27 mai deviendra une date taboue, ce qui donnera plus tard le champ libre à l’opposition pour occuper le terrain mémoriel. Selon cette opposition, « Nito Alves a été victime du machiavélique Agostinho Neto »6.

La mémoire du 27 mai

L’héritage musical de David Zé sera en revanche totalement ignoré. Il faudra attendre le début des années 2000 pour que le chanteur ressorte de l’oubli, grâce aux compilations rassemblées par la Française Ariel de Bigault pour le label Lusafrica, spécialisé dans les musiques lusophones d’Afrique, puis pour Analog Africa. En 2010, le Jamaïcain Damian Marley et le rappeur états-unien Nas collaborent sur Friends, un morceau posé sur un sample de David Zé (voir la vidéo ci-dessous). Un an plus tard, inspiré par les printemps arabes, un petit groupe de jeunes Angolais, dont le rappeur Luaty Beirão, organise la première manifestation contre le régime dos Santos (1979-2017) en convoquant la mémoire du 27 mai 1977 et de ses musiciens disparus.

Au mutisme du régime dos Santos a succédé, avec l’arrivée au pouvoir de João Lourenço, en 2017, une volonté de plus en plus manifeste de rouvrir le dossier du 27 mai. Le chef de l’État a franchi le Rubicon le 26 mai 2021 en déclarant : « Dans le but de rétablir l’ordre, la réaction des autorités de l’époque a été disproportionnée et extrême, et des exécutions sommaires ont été pratiquées sur un nombre indéterminé de citoyens angolais dont beaucoup étaient innocents. » Pour autant, a-t-il ajouté, « ce n’est pas le moment de pointer du doigt les coupables. Il est important que chacun assume ses responsabilités dans la part qui lui revient »7.

Aujourd’hui, les répertoires de David Zé, Urbano de Castro et Arthur Nunes sont disponibles sur toutes les plateformes de streaming. En 2022, la première chaîne privée angolaise, TV Zimbo, a diffusé une émission en hommage à David Zé. Le chanteur n’avait jamais été aussi populaire depuis sa disparition.

1Celui-ci a couru des années 1960 aux premières années de l’indépendance, obtenue en 1975.

2Silva Candembo, « Fapla-Povo. Uma omissão no mínimo estranha », Correio Angolense, 28 décembre 2021.

3Silva Candembo, « Fapla-Povo. Uma omissão... op. cit.

4Kisangela se consacrait à enrôler pour le MPLA, par le chant politique et la poésie, des franges importantes de la population urbaine. L’Aliança Fapla-Povo menait la même campagne auprès des militaires et dans les zones libérées du pays.

5Selon les notes de pochette de « Angola Soundtrack 2 », compilée par le label Analog Africa.

6« Nito Alves foi uma vítima do maquiavélico Agostinho Neto », Esquerda, 30 mai 2017.

7Ghizlane Kounda, « Angola : 45 ans après les faits, les “orphelins” du 27 mai 1977 réclament justice », RTBF, 20 janvier 2022.