Trésor d’archives

Agostinho Neto en 1977. « Les pays réactionnaires ont peur de nous »

Entretien · Dans une interview parue en 1977 dans le magazine Afrique-Asie, soit deux ans après l’indépendance de l’Angola, le premier président de l’ancienne colonie portugaise décrypte les enjeux sécuritaires, diplomatiques et économiques de son pays. Quarante-cinq ans plus tard, son parti, le MPLA, est toujours au pouvoir, et son dirigeant, João Lourenço, brigue un deuxième mandat.

L'image montre une réunion où deux hommes sont assis à une table. À gauche, un homme d'âge moyen, portant des lunettes et un costume gris à carreaux, semble s'adresser aux autres participants, gesticulant légèrement avec une main. Il a une expression attentive et engagée. À sa droite, un homme plus âgé avec des cheveux gris et des lunettes, habillé d'un pull noir et d'une veste beige, l'écoute avec intérêt. En arrière-plan, on devine un grand drapeau noir avec une étoile blanche, ajoutant un contexte politique à la scène. Sur la table, il y a quelques verres, un microphone et un bloc-notes. L'atmosphère semble sérieuse et concentrée.
Agostinho Neto, aux Pays-Bas, en 1975, lors d’une conférence de presse du «  Comité Angola  ».
© Rob Mieremet/Anefo/Wikimedia

Depuis son indépendance, obtenue en 1975, l’Angola n’a connu que trois présidents et un seul parti au pouvoir, le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA). Le chef de l’État actuel, João Lourenço, élu en 2017, briguera un nouveau mandat lors des élections générales du 24 août prochain. Son prédécesseur, José Eduardo dos Santos, décédé le 8 juillet 2022 à l’âge de 79 ans, avait gardé le pouvoir trente-huit ans – dont vingt-trois années de conflit armé – après avoir succédé au leader anticolonialiste, poète et médecin Agostinho Neto, à sa mort, en 1979.

Les quatre années durant lesquelles Neto a présidé cette ancienne colonie portugaise qu’il venait tout juste de mener à l’indépendance n’ont pas été un long fleuve tranquille. Après l’une des plus longues et sanglantes guerres de décolonisation en Afrique, les puissances occidentales n’ont guère apprécié l’engagement direct de l’Angola en faveur de la lutte de libération de l’African National Congress (ANC) et de la South West Africa People’s Organization (Swapo) contre les régimes blancs racistes d’Afrique du Sud et de Namibie – Washington agissant pour le maintien du statu quo à Pretoria et pour le renversement du MPLA, avec le soutien actif du Zaïre de Mobutu Sese Seko, qui reprochait notamment à l’Angola d’accueillir les rebelles du Katanga... L’idéologie marxiste-léniniste du MPLA d’Agostinho Neto, qui entendait mener la République populaire d’Angola (RPA) sur la voie du socialisme, et surtout la présence de Cubains dans le pays n’étaient pas non plus du goût des Américains.

Lire cette interview d’Agostinho Neto quarante-cinq ans après sa publication dans le magazine Afrique-Asie1 permet de comprendre que certains intérêts et acteurs d’hier subsistent (la France et le pétrole, par exemple), alors que d’autres, comme le régime d’apartheid, ont disparu. Mais surtout que les idéaux indépendantistes et anti-impérialistes avaient de nombreux adversaires, en Afrique et au-delà.

Des tensions à tous les niveaux

Ce début de l’année 1977, quand Neto accorde cet entretien, marque le retour en force des menaces aux frontières nord et sud de l’Angola. Le retrait, en 1976, des contingents de l’armée régulière sud-africaine, déconfits avec l’aide cubaine alors qu’ils marchaient vers la capitale, et la capture de mercenaires recrutés par la CIA en soutien au Front national de libération de l’Angola (FNLA) de Holden Roberto – dont les détails seront divulgués en 1978 par John Stockwell, le chef de l’antenne de l’agence américaine à Kinshasa – ainsi que leur procès à Luanda, en juin 1976, auraient pu constituer les derniers épisodes sanglants des agressions qui, depuis l’indépendance, en 1975, visaient en premier lieu la mise à l’écart du MPLA et l’accession au pouvoir du FNLA, l’allié de Mobutu Sese Seko. Mais les ennemis de Neto n’avaient pas dit leur dernier mort.

Agostinho Neto, à Luanda, en 1977.
Agostinho Neto, à Luanda, en 1977.
© Augusta Conchiglia

En mars 1977, le président angolais dénonce les préparatifs d’un plan, l’« Opération Cobra », visant à prendre le contrôle de la province de Cabinda ainsi que du nord de l’Angola à partir du territoire zaïrois, avec le concours d’unités américaines stationnées dans l’île Bula Mbembe, sur le fleuve Congo. Peu de temps après, des militaires katangais, éternels ennemis de Mobutu, pénètrent depuis le nord-est de l’Angola dans la province du Shaba (nouvelle appellation de la riche région minière du Katanga). Réfugiés en Angola depuis 1965, à la chute de Moïse Tshombé, ces anciens gendarmes ont gagné une certaine autonomie et un certain respect en Angola en s’engageant contre l’invasion sud-africaine et ses alliés. Incapable de résister à l’avancée des Katangais, Mobutu fait appel à la France et au Maroc.

Début 1977, la situation intérieure est également particulièrement tendue, deux dirigeants d’une fraction du MPLA étant sur le point d’être exclus du comité central après de nombreuses provocations et une campagne haineuse contre la (prétendue) prédominance des Blancs et des métis dans le mouvement et dans le gouvernement. Ces derniers étaient considérés par leurs détracteurs au sein du parti comme des descendants de colons portugais forcément antinationalistes. Le 27 mai 1977, une dizaine de jours après cet entretien, une tentative de coup d’État a lieu. Elle est menée par ces dissidents qui se revendiquent d’une tendance stalinienne en lutte contre une direction social-démocrate qui aurait été acquise aux intérêts des Blancs. Une dizaine de hauts cadres, dont la moitié de l’état-major de l’armée, seront tués. Mais le coup échouera. S’ensuivra une répression dont le nombre de victimes fait encore débat aujourd’hui. Une Commission a été créée par le président João Lourenço pour faire la lumière sur ces faits. Agostinho Neto lui-même avait annoncé, début 1979, la dissolution du corps de police chargé de la répression (DISA), en critiquant publiquement ses excès et ses persécutions s’apparentant à des règlements de comptes durant cette période.

Agostinho Neto est mort le 10 septembre 1979 à Moscou. Mais la déstabilisation de l’Angola s’est poursuivie au cours de la décennie suivante, notamment avec la bénédiction des États-Unis alors dirigés par Ronald Reagan (1981-1989). Les Sud-Africains ont ainsi engagé plusieurs autres opérations militaires jusqu’au renversement du rapport de force rendu possible en 1988 grâce à des livraisons d’armement soviétique plus performant et d’avions de chasse (Mig 23) garantissant aux autorités de Luanda la maîtrise de son espace aérien.

Afrique-Asie : Mobutu accuse l’Angola d’avoir envahi la province du Shaba lors de l’insurrection populaire du Front de libération national congolais (FLNC) et tout le monde s’interroge sur le rôle qu’aurait joué la République populaire d’Angola dans ce soulèvement. Qu’en est-il exactement ?

Agostinho Neto : Il est nécessaire de mettre une fois pour toutes un terme aux interprétations confuses qui se sont fait jour à propos du soulèvement au Shaba. La réalité est qu’il existait en Angola plusieurs milliers de Zaïrois parmi lesquels d’anciens soldats de Tshombé2. Ils étaient ici du temps des Portugais et ils étaient restés sur notre territoire. Il ne fait pas de doute que ces gens ont participé aux événements du Shaba. Voilà pour les faits.

Examinons par ailleurs la propagande développée par le Zaïre et d’autres pays sur ce qui s’est passé. Rappelons d’abord pour mémoire, et pour s’en tenir à la vérité historique, que les relations entre le Zaïre et le MPLA n’ont jamais été bonnes. Depuis l’aube de notre lutte de libération, nous avons eu beaucoup de difficultés à agir au Zaïre et n’avons jamais pu effectivement mener des actions militaires contre les Portugais à partir de ce pays. Une véritable barrière y était érigée qui nous empêchait constamment, et parfois violemment, de mener la lutte armée contre les colonialistes portugais. Cela depuis 1962, lorsque nous avons installé le siège du MPLA à l’extérieur, à Kinshasa.

« Une agressivité constante du Zaïre »

Plusieurs de nos militaires furent arrêtés, molestés, et certains même ont perdu la vie en territoire zaïrois, soit directement du fait des autorités zaïroises, soit par l’intermédiaire du FNLA, qui fut protégé par tous les gouvernements zaïrois successifs. Et cela a continué après la décision prise par le Portugal de décoloniser. Le Zaïre n’a pas seulement aidé les troupes du FNLA en Angola, mais il a même envoyé les siennes propres pour faire la guerre contre nous et notre peuple. On ne peut donc pas dire que les relations entre nous et le Zaïre aient jamais été bonnes. Malgré les rencontres entre des délégations zaïroises et angolaises, qui ont continué, précaires, il y a eu une constante agressivité du Zaïre à l’égard de l’Angola.

Avec les événements du Shaba, le Zaïre a immédiatement accusé des soldats angolais, cubains, soviétiques et des Katangais entraînés et armés en Angola de s’être livrés à une invasion contre son territoire. Il est aisé de faire justice d’une partie de cette affirmation, celle concernant la participation d’Angolais, de Cubains et de Soviétiques. L’opinion publique a pu le constater : il n’y en a pas eu, il n’y en a pas, personne n’en a trouvé, ils n’ont pas été mêlés à l’affaire du Shaba. Quant à l’autre partie, celle qui a trait aux Zaïrois armés et entraînés en Angola ayant envahi la province sud du Zaïre, pourquoi Mobutu a-t-il lancé cette accusation ? Pour sensibiliser l’opinion publique internationale, qui, devant l’indépendance angolaise et la façon dont elle fut acquise, s’effraie de notre alliance avec les pays socialistes et de notre opinion socialiste.

Ce sont donc des raisons bien plus profondes que cette simple et prétendue invasion. Le premier but recherché est de faire en sorte que les forces réactionnaires africaines et mondiales puissent condamner l’Angola afin de mieux l’attaquer par la suite et de détruire les conquêtes du peuple angolais. Il n’est pas niable que les Zaïrois, les pseudo-Katangais qui étaient et qui sont encore ici, en Angola, ont toujours bénéficié de la protection du gouvernement de la RPA [République populaire d’Angola]. Nous ne pouvons cesser d’accorder notre aide à tous les réfugiés qui sont venus et qui viennent s’installer ici. Nous continuerons à le faire avec tous les moyens dont nous pouvons disposer, afin qu’ils puissent vivre, du moment qu’ils sont des réfugiés politiques.

Afrique-Asie : Ces réfugiés sont nombreux… Comment l’Angola peut-il les aider ?

Agostinho Neto : Jusqu’ici, effectivement, nous avons supporté la charge que représentent ces réfugiés du Zaïre. Nous faisons d’énormes sacrifices car, comme on le sait, notre structure de distribution de biens de première nécessité est encore faible et notre peuple souffre d’énormes carences. Je pense que nous devrons nous adresser aux organismes internationaux pour qu’ils nous aident à trouver des solutions pour ces réfugiés. Nous devrons également avoir des contacts bilatéraux avec les pays développés, qui devraient pouvoir aider également.

Mais, pour en revenir au Shaba, nous pouvons affirmer que jamais la RPA n’a encouragé ou incité des réfugiés à rentrer dans leur pays pour participer au soulèvement qui a lieu contre le régime de Mobutu. Il n’existe pas de rôle direct de la RPA dans ce conflit au Shaba. Il y a eu, certes, la participation d’éléments zaïrois réfugiés en Angola mais ils n’étaient pas les plus nombreux. Les plus nombreux sont les populations qui se sont largement manifestées contre Mobutu et qui aujourd’hui se trouvent dans la brousse. Va-t-on dire que le peuple de Shaba tout entier est sorti de l’Angola pour aller attaquer les installations minières et je ne sais quoi encore, [une thèse] que Mobutu a tenté d’accréditer pour les besoins de sa propre cause ?

Afrique-Asie : On a beaucoup parlé de la tentative de médiation du Nigeria et du refus de l’Angola d’être considéré comme partie au conflit interne qui se déroulait au Zaïre. Ces conversations ont-elles eu d’autres résultats ?

Agostinho Neto : Il est possible qu’elles continuent pour bien cerner les raisons qui peuvent amener à une rencontre bilatérale ou multilatérale. Il faut bien savoir de quoi nous pourrions parler.

« Les pays africains réactionnaires ont peur du régime angolais »

Afrique-Asie : Le général Nathanaël Mbumba, président du FLNC, a, dans une interview à notre revue, demandé, face à l’internationalisation du conflit au Zaïre, une aide à l’Angola permettant de faire avancer le processus de libération. Que répond le président de la RPA à cette demande ?

Agostinho Neto : Le général Nathanaël Mbumba est tout à fait dans son droit en demandant une aide à tous les pays du monde. Nous, nous sommes dans une situation spéciale et nous avons un principe : celui de non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays. Nous aiderons donc les réfugiés qui se trouvent chez nous – et il y en a des dizaines de milliers en ce moment, nous leur procurerons, je le répète, médicaments, vêtements, nourriture dans toute la mesure de nos possibilités. Mais que personne n’attende de nous que nous servions de base logistique pour une activité militaire dans un pays indépendant de l’Afrique.

Afrique-Asie : Que pensez-vous de l’intervention de certaines puissances occidentales, dont la France, au Zaïre, et de leur tentative de regrouper sous leur bannière, contre la poursuite de la libération du continent, les forces réactionnaires africaines ?

Agostinho Neto : Je l’ai déjà dit, les pays africains réactionnaires ont peur du régime angolais. Ils ont peur de la manière dont l’Angola a accédé à l’indépendance. Nous ne pouvons que nous féliciter d’avoir choisi la voix progressiste, la seule qui puisse réellement barrer la route à l’impérialisme. Nous pensons que toute argumentation sur la présence des Cubains et des Soviétiques n’est qu’un argument au rabais utilisé pour impressionner. Là n’est pas le problème. Le seul problème, c’est l’option socialiste de notre pays.

Agostinho Neto, avec Fidel Castro, à Conakry, en 1976.
Agostinho Neto, avec Fidel Castro, à Conakry, en 1976.
© Augusta Conchiglia

Afrique-Asie : Parallèlement à l’affaire du Shaba, la presse occidentale fait état d’infiltrations accrues dans le nord de l’Angola et de combats dans la province du Cabinda. Est-ce exact ?

Agostinho Neto : Il n’y a rien eu de spécial et encore moins de spectaculaire. Au contraire, pendant ces dernières semaines, la situation à l’intérieur du pays tendait à se normaliser de plus en plus. Bien sûr, il y a toujours des infiltrations dans la province du Zaïre, au nord, dans celle du Cunene, au sud. Mais Cabinda n’a pas été l’objet d’une attaque spéciale. Évidemment certains individus, à Paris3, font des déclarations sur de grandes opérations ayant réussi à encercler des milliers de nos soldats. Ils tentent, bien évidemment, de développer un certain état d’esprit dans l’opinion politique internationale, mais cela ne dépasse pas le stade de la pure propagande et ne se reflète pas du tout sur le terrain.

Afrique-Asie : Vous venez de citer Paris, la France semble décidément au cœur des opérations qui visent à entraver la libération de toute l’Afrique australe. Les représentants du pseudo-Front de libération de l’enclave de Cabinda se manifestent à Paris, les autorités françaises se multiplient, qui à Kinshasa, qui à Dakar, etc. Quelles peuvent être, dans ce cas, les relations entre la France et l’Angola ?

Agostinho Neto : La RPA a toujours essayé d’avoir des relations amicales avec tous les peuples du monde. Il n’est malheureusement pas possible de réaliser ce désir. Certains pays continuent à opprimer des peuples africains : en Rhodésie, en Namibie, en Afrique du Sud. Avec les pays européens, nous avons essayé d’établir des relations diplomatiques, qui étaient en effet établies également avec la France. Mais nous ne pouvons pas empêcher de condamner, comme nous l’avons déjà fait officiellement, l’attitude de la France en relation soit avec notre pays, soit avec d’autres pays africains.

« La France est le pays qui a le plus fait pour aider l’Afrique du Sud »

La France a été le premier pays à intervenir dans les affaires intérieures du Zaïre – une affaire intérieure qui, de surcroît, n’affectait pas et ne pouvait pas affecter les intérêts français. Et c’est encore la France qui a fourni des pilotes pour les avions qui, en ce moment même, menacent notre frontière Est. Cette attitude ne peut évidemment favoriser les relations entre la République populaire d’Angola et la République française. Et certaines difficultés pourront s’élever dans l’avenir s’il se produit une attaque contre notre pays à partir de ces territoires où la France maintient des troupes. Je crois que les autres pays qui sont intervenus là et qui menacent notre pays auront à subir de la part de la RPA les mêmes conséquences que la France.

La France est un pays qui proclame la liberté, l’égalité, la fraternité, mais c’est aussi le pays qui a le plus fait pour aider l’Afrique du Sud. C’est un pays qui s’est efforcé d’inciter les pays africains à camper sur les positions les plus réactionnaires. C’est un pays qui n’apporte pas de contribution au progrès des peuples mais qui, tout au contraire, prend des positions constamment réactionnaires que nous ne pouvons considérer comme conciliables avec notre ligne révolutionnaire.

Afrique-Asie : Comment les pays progressistes africains peuvent-ils, selon vous, se défendre contre un tel front des pays réactionnaires ?

Agostinho Neto : Jusqu’ici, il n’y a pas eu de concertation entre l’ensemble des pays progressistes africains. Il n’y a eu aucune conférence, aucune consultation, aucun échange d’information à ce sujet. J’ignore ce que chacun peut penser sur la meilleure manière que peuvent avoir les pays progressistes de se défendre. Pour moi, je crois que c’est en mobilisant les peuples pour qu’ils prennent en main la défense de leurs propres intérêts.

Afrique-Asie : La Zambie vient de proclamer l’« état de guerre » contre la Rhodésie de Ian Smith4. L’Angola a aussitôt déclaré qu’une agression contre la Zambie serait considérée comme une agression contre l’Angola même. Pensez-vous que nous entrions dans une phase plus aiguë de la confrontation entre pays racistes et pays de la ligne de front, qui défendent les droits des peuples et leur libération ?

Agostinho Neto : Je crois qu’effectivement on s’achemine vers une phase plus aiguë. Mais la coopération existe depuis déjà plusieurs mois entre les différents pays de la ligne de front5. Et je pense que tous ces pays partagent le sentiment que nous avons ici en RPA : nous devons toujours progresser dans la ligne de défense des peuples qui revendiquent leur indépendance, dans la ligne de lutte contre l’oppression des peuples africains par les minorités blanches d’Afrique australe. Je pense que c’est là l’unique attitude réellement progressiste que nous puissions avoir. Tant que des peuples sont exploités et des richesses exportées dans les pays capitalistes au bénéfice de certains monopoles, il ne peut y avoir d’indépendance et de liberté en Afrique. Or nous sommes pour la liberté et pour l’indépendance.

Face à la Rhodésie raciste, « les promesses sont restées des promesses »

Afrique-Asie : Des manœuvres se multiplient qui visent à retarder la libération des peuples du Zimbabwe, de Namibie et d’Afrique du Sud. L’Angola a-t-il une nouvelle tactique à proposer aux pays de la ligne de front ?

Agostinho Neto : Les pays capitalistes sont en train de tout mettre en œuvre pour empêcher l’indépendance complète de la Namibie et du Zimbabwe. Ils tentent d’éviter le développement de la lutte armée, dans leur propre intérêt ou, mieux, dans celui des monopoles, des multinationales. Cette action va continuer. Et, sur le plan diplomatique, ils voudraient convaincre les pays de la ligne de front d’accepter un compromis et de réduire ainsi les possibilités des peuples encore dominés d’obtenir leur véritable indépendance. À mon avis, les pays de la ligne de front, dont l’Angola, doivent donner le maximum d’appui à l’action armée, que nous tous croyons être la seule voie pour garantir la solution politique la plus adéquate aux aspirations de ces peuples.

Sans le développement de la lutte armée, il ne sera pas possible d’atteindre les objectifs d’une véritable libération. Les pays occidentaux ont moins peur de l’indépendance elle-même que d’une transformation sociale qui mettrait les peuples de Namibie et du Zimbabwe dans une situation révolutionnaire leur permettant de s’emparer du pouvoir. En d’autres termes, les pays occidentaux ont peur de la révolution et ils essaient de l’empêcher par tous les moyens. Ils veulent notamment faire croire que les pays socialistes veulent s’emparer de l’Afrique.

Agostinho Neto, au côté de Marcelino dos Santos, du Front de libération du Mozambique (Frelimo), au Mozambique, le 11 novembre 1975.
Agostinho Neto, au côté de Marcelino dos Santos, du Front de libération du Mozambique (Frelimo), au Mozambique, le 11 novembre 1975.
© Augusta Conchiglia

Il est nécessaire que tous nous soyons très attentifs. La Zambie vient d’être directement menacée, le Botswana d’être agressé, le Mozambique a connu ces agressions et de notre côté nous en sommes également victimes. Tous nous connaissons maintenant le caractère des forces réactionnaires racistes sud-africaines, rhodésiennes et de tous les capitalistes actifs en Afrique australe, qui veulent conserver ou récupérer entièrement leurs positions d’exploiteurs sur notre continent. Nous devons nous opposer par tous les moyens et en toute circonstance à la possibilité d’un reflux de la lutte. À tout ce qui peut amener un affaiblissement des peuples en lutte contre la domination raciste.

Afrique-Asie : Êtes-vous sceptique quant à la possibilité de la conférence de Maputo6 de faire s’engager les pays occidentaux à isoler réellement les régimes racistes ?

Agostinho Neto : Nous n’avons pas besoin d’attendre la fin de cette conférence pour connaître le caractère des pays capitalistes. Nous savons bien qu’ils feront toujours le maximum pour préserver leurs intérêts en Afrique. Aussi bien dans l’Afrique indépendante que dans les pays encore sous domination. Beaucoup de promesses ont été faites, beaucoup de résolutions sur le Zimbabwe et la Namibie ont été approuvées au niveau international. Mais d’application effective de ces adoptions, il n’y en a pas eu. Les promesses sont restées des promesses. Je ne crois pas que ce soit la bonne voie pour résoudre les problèmes de l’Afrique australe. Je ne crois pas que l’engagement pris par les pays capitalistes d’isoler la Rhodésie soit respecté, malgré toutes les déclarations. Nous savons très bien que les équipements et les produits industriels n’ont jamais cessés d’être fournis à la Rhodésie. Et les relations des pays occidentaux, depuis la France jusqu’au Canada, avec l’Afrique du Sud, sont des meilleurs.

Afrique-Asie : L’ambassadeur des États-Unis à l’ONU, Andrew Young, est de nouveau en Afrique. Sa visite en Angola est-elle prévue ?

Agostinho Neto : S’il en exprime le désir, nous le recevrons, nous n’y voyons pas d’objections.

Afrique-Asie : Prévoit-on l’établissement de relations diplomatiques avec les États-Unis ?

Agostinho Neto : il n’y a pas de progrès en ce sens. Les États-Unis, jusqu’à présent, n’ont pas manifesté leur désir d’établir des relations diplomatiques avec nous. Quant à nous, nous sommes ouverts à tous les contacts, donc à cette éventualité d’ouvrir des relations diplomatiques avec les États-Unis. Mais il n’y a aucune initiative de leur part.

« Que peuvent apporter les État-Unis ? La paix des monopoles »

Afrique-Asie : Au-delà des changements verbaux de la politique étrangère américaine, on a pu se rendre compte, en ce qui concerne l’Afrique, que les Américains s’efforcent de jouer les médiateurs entre l’Afrique indépendante et les régimes minoritaires. Quelle en est selon vous la signification ?

Agostinho Neto : Au niveau des déclarations, il y a certes des changements. Une attitude se dessine qui pourrait laisser prévoir des modifications de la politique étrangère. Mais, quand un pays s’offre en médiateur, c’est parce qu’il a un intérêt déterminé. Quel serait l’intérêt des États-Unis ? Une paix en Afrique ? Qu’est-ce que cela signifie pour le gouvernement américain ?

Pour nous, la véritable paix, nous ne l’aurons qu’avec la libération immédiate des peuples de Namibie, du Zimbabwe et d’Afrique du Sud de l’oppression, du racisme et de la situation de violence qu’ils sont obligés de supporter. Mais nous savons qu’aux États-Unis, ainsi que dans beaucoup d’autres pays, les forces politiques dépendent des intérêts économiques qui ne sont pas ceux du peuple américain mais de groupes, d’associations économiques et commerciales qui n’ont pour seul but que de susciter les conditions permettant de maximiser leurs profits. Leur intérêt pour cela est de s’enrichir et d’exploiter. Que peut dans ces conditions apporter la médiation des États-Unis ? La paix des monopoles ! C’est-à-dire le maintien d’une situation d’exploitation et d’esclavage et le renforcement du pouvoir des forces capitalistes… Si c’est cela le vrai sens de la médiation américaine, il n’y aura aucune paix.

Afrique-Asie : À propos de ces multinationales, quelles sont les relations de l’Angola avec celles qui se trouvent encore sur son sol ?

Agostinho Neto : Nous sommes pour le moment en train d’étudier de nouveaux contrats mais je pense qu’avant qu’ils ne soient conclus, il ne serait ni prudent ni facile d’annoncer quoi que ce soit. Cela dépend d’une série de circonstances. Nous savons seulement que nous allons faire en sorte qu’une grande partie des capitaux passe aux mains du peuple angolais.

Afrique-Asie : Des rumeurs circulent sur les menaces qui auraient été proférées par le FLEC contre les installations de l’américaine Gulf Oil7 à Cabinda et sur les conditions difficiles dans lesquelles la compagnie pétrolière travaillerait…

Agostinho Neto : Je connais ces rumeurs mais je ne sais pas trop comment les interpréter. Les responsables locaux de la Gulf ont assez mentionné ces prétendus chantages du FLEC. Mais nous, nous savons que la situation est absolument tranquille. Dans l’immédiat, il n’existe aucune menace contre la Gulf. Mais il est évident que le fait que nous soyons en négociations avec la Gulf pourrait expliquer l’apparition de ces rumeurs. Pour rendre plus difficile ces négociations ? Pour que la Gulf tire de cette situation hypothétique un maximum d’avantages ?

Afrique-Asie : Il n’y a pas que le FLEC qui fasse parler de lui à l’extérieur, l’Unita, le FNLA, aussi. Quelle est la situation réelle des menaces que ces derniers profèrent ?

Agostinho Neto : Il est faux que l’Unita contrôle, comme l’affirme une certaine presse, de vastes régions de notre pays. La vérité est que, après leur déroute [NDLR : à la suite du retrait des forces sud-africaines], les bandes de l’Unita sont allées se fixer en territoire namibien où elles bénéficient de toutes les conditions alimentaires, fournitures d’armements, de munitions et d’uniformes, afin de pouvoir continuer leurs attaques contre l’Angola. C’est ainsi qu’après la guerre [de 1975], ces bandes ont attaqué des populations civiles, massacrant des villageois, surtout dans les régions du Cuando Cubango et du Bié. Ils s’y infiltrent à partir de la bande de Caprivi [en Namibie]. Mais ils ne contrôlent aucune zone.

Quant au FNLA, son rôle est bien réduit et même dans ces derniers mois, il n’a guère eu d’activités, bien que continuant à avoir ses bases logistiques en territoire zaïrois. J’ai déjà dénoncé la présence de bases près de nos frontières sud et de Cabinda, menaçant nos provinces du Zaïre, d’Uige et même de Malanje. C’est de là qu’ils font leurs incursions en Angola pour y entretenir l’instabilité militaire.

« Les Sud-Africains sont affolés rien qu’à l’évocation de la Swapo »

Afrique-Asie : La commission mixte zaïro-angolaise n’a donc rien pu faire quant à ces menaces ?

Agostinho Neto : La commission mixte est dans l’impasse. Aucun accord n’a été trouvé jusqu’à aujourd’hui. Nous soulevons certains préalables à la normalisation de nos rapports avec le Zaïre. Par exemple le retour du matériel qui a été volé ici. Ainsi nous savons que certains de nos avions sont utilisés sur des lignes zaïroises. Il est également indispensable qu’on en finisse avec ces bases militaires qui se trouvent le long de nos frontières nord. Et que le FNLA, le FLEC et l’Unita cessent d’obtenir au Zaïre un appui officiel et cessent leurs activités contre la RPA. Or rien de cela ne s’est vérifié. On peut donc difficilement continuer quelque négociation que ce soit. Car sur les points annexes ce ne sont que de simples arrangements qui ne pourraient être durables.

Afrique-Asie : Et les provocations sud-africaines ?

Agostinho Neto : Il semble que les Sud-Africains soient affolés rien qu’à l’évocation de la Swapo8, qui est une organisation politique que nous appuyons ici en Angola. Ils ont peur que la Swapo ne se serve de l’Angola comme d’une base militaire pour des attaques contre les positions sud-africaines en Namibie. C’est pour cela que les Sud-Africains violent notre frontière de temps à autre, par avion, pour reconnaître l’emplacement des bases de la Swapo, ou à pied, au cours de petites attaques le long de notre frontière. Mais leur principale activité consiste à appuyer les bandes de l’Unita et à les aider à s’infiltrer sur le territoire angolais.

Afrique-Asie : Toutes ces activités ont-elles des répercussions sensibles sur la reconstruction nationale ?

Agostinho Neto : Dans certaines régions, oui. Les populations ne se sentant pas en sécurité ne peuvent se livrer à l’agriculture. Mais, dans d’autres zones, ces problèmes n’existent pas, par exemple dans la province de Malanje, où la production agricole est bonne, ainsi que dans les provinces de Luanda, Moçamedes, Huila, Moxico et Lunda. Si l’on réussit à supprimer les infiltrations à partir du Zaïre et de la Namibie, il n’y aura plus de problèmes en Angola.

Afrique-Asie : Un journal a fait état de la présence de cinq mille Nigérians en armes en Angola, qui seraient là pour se substituer à la présence cubaine et aider la Swapo à libérer la Namibie. Y aurait-il un accord à ce sujet ?

Agostinho Neto : Lorsque nous avons commencé notre action contre l’Afrique du Sud, le Nigeria nous a aidés de différentes façons. Mais il n’y a pas eu de soldats nigérians ici. Ce qui n’exclut nullement la possibilité qu’il y en ait un jour, au cas où nous serions agressés. Mais pas dans les conditions dont il a été question dans cette presse à la solde des intérêts occidentaux.

Afrique-Asie : Après l’indépendance, l’Angola a énormément diversifié ses relations commerciales avec les pays étrangers. Il y a de nouveaux pays qui achètent des matières premières et qui exportent en Angola. Est-ce le résultat d’un choix politique ou une réponse au boycottage des pays occidentaux ?

Agostinho Neto : Depuis que les colonialistes portugais ont quitté l’Angola, les marchés traditionnels des produits angolais n’ont pu se maintenir. Certains pays ont cessé d’acheter chez nous pour différentes raisons, dont la crainte, et d’autres ne nous intéressaient plus. C’est pourquoi nous avons revu notre offre de produits, notamment de café, et nous avons diversifié l’éventail des pays avec lesquels nous entretenons des relations commerciales. Les pays socialistes par exemple importent une certaine quantité de café – ce qui n’était pas le cas auparavant – alors que les exportations à destination des pays occidentaux ont diminué. Ce qui ne veut pas dire que ces choix aient été faits exclusivement sur des critères politiques, mais plutôt sur la base de nécessités économiques : vendre afin de créer des possibilités d’achats d’équipements.

Cela dit, les relations économiques avec les pays socialistes ont augmenté et augmentent chaque jour. Les pays socialistes ont une compréhension « logique » de notre situation. Ce sont des internationalistes, ils nous offrent les crédits nécessaires pour l’achat des produits dont nous avons besoin, notamment les produits industriels.

1Augusta Conchiglia, autrice de cet entretien, est membre du comité éditorial d’Afrique XXI.

2Moïse Tshombé fut président de l’État du Katanga de 1960 à 1963 et Premier ministre de la République démocratique du Congo de 1964 à 1965.

3La capitale française abritait à l’époque (et abrite toujours) les dirigeants du Front de libération de l’État du Cabinda (en portugais Frente para a Libertação do Estado de Cabinda – FLEC), un mouvement indépendantiste armé fondé en 1963, luttant pour l’indépendance du Cabinda.

4Premier ministre de Rhodésie de 1964 à 1979.

5Le Front Line States (FLS) est un groupement informel d’États à majorité noire – le Botswana, le Mozambique, la Tanzanie et la Zambie – créé en 1974. Ce groupement vise à défendre ces États contre les États voisins gouvernés par la minorité blanche, en particulier la Rhodésie et l’Afrique du Sud.

6Soutenue par l’ONU et Organisation de l’unité africaine (OUA), la Conférence internationale de soutien aux peuples du Zimbabwe et de la Namibie s’est tenue à Maputo du 16 au 21 mai 1977. Certains pays occidentaux y ont envoyé des représentants.

7La Gulf Oil a depuis été rachetée par Chevron.

8La South West Africa People’s Organization est un syndicat namibien de tendance marxiste, devenu mouvement indépendantiste armé puis parti politique une fois l’indépendance acquise, en 1990.