La politique et les sociétés africaines sont très souvent lues à travers le prisme de l’ethnicité. L’ethnicité, mais aussi la culture, sont perçues comme jouant un rôle important dans la politique du continent, y compris dans les origines de certains conflits - en Afrique, ceux-ci sont fréquemment pensés avant tout en termes ethniques, et il n’est pas rare de lire ou d’entendre des personnes attribuant les causes d’une guerre ou d’une insurrection à certaines caractéristiques culturelles ou génétiques de leurs ennemis. Ainsi, un adversaire ethnique perçu comme tel peut être considéré comme « violent », « agressif », « avide », « sauvage », « rebelle », « agité », « arriéré », « antidémocratique » ou « rusé ».
Ces stéréotypes ne sont pas seulement véhiculés par des dirigeants opportunistes. Ils sont aussi le résultat d’identités ethniques qui ont été historiquement construites. Cela ne les rend pas moins dangereux, voire mortels. Les territoires ethniques imaginaires étant une source majeure de frictions politiques et de persécutions dans le monde, il est important d’étudier comment ils ont été ou sont créés et utilisés dans les conflits. Dans un article récent, j’ai disséqué la manière dont les identités ethniques ont été imaginées et construites historiquement, et comment elles ont été utilisées dans les luttes politiques pour l’accès au pouvoir et aux ressources dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC).
Anciennement connue sous le nom de Zaïre, la RDC est le deuxième plus grand pays d’Afrique et compte 90 millions d’habitants. Une partie importante de sa population rurale est administrée par pas moins de 250 chefferies traditionnelles. Celles-ci sont dirigées par des chefs coutumiers qui sont reconnus par le gouvernement et qui appliquent à la fois le droit moderne et le droit coutumier. Outre les chefferies, il existe une myriade d’autorités coutumières plus petites, comme les groupements et les villages.
Une stratégie de mobilisation efficace
Mon étude se concentre sur la zone située à l’ouest du lac Kivu, connue sous le nom de territoire de Kalehe, qui a été le théâtre de conflits violents pendant plus de deux décennies. La principale conclusion que je tire est que les notions de territoires ethniques exploitées par les belligérants en RDC trouvent leurs racines dans la manière dont le territoire était géré sous le régime colonial belge.
Ce n’est pas négligeable aujourd’hui, car l’ethnicité joue toujours un rôle important dans l’est de la RDC. L’évocation de récits ethniques est une stratégie de mobilisation efficace en raison de la méfiance mutuelle, solidement ancrée, et de la peur qui prévaut. C’est particulièrement vrai dans les régions marquées par des conflits violents persistants, comme Kalehe et Uvira, plus au sud.
Il existe une longue tradition savante expliquant ou interprétant la dynamique de la politique en Afrique en termes d’ethnicité ou de tribalisme. Cette tradition remonte à l’époque coloniale, en particulier à la fin du XIXe siècle. À cette époque, la révolution scientifique était devenue le système de connaissance dominant dans le monde occidental. L’une de ses conséquences a été que les humains ont été de plus en plus considérés comme des êtres « ethniques » ou « raciaux », possédant certains traits collectifs distincts. Et ce, malgré le fait que les vestiges de l’anthropologie biblique, qui prétendait que tous les êtres humains avaient la même origine, étaient encore très présents.
Dans cette nouvelle vision scientifique du monde, l’humanité était divisée en groupes raciaux ou culturels distincts, partageant certains traits biologiques ou des coutumes hérités - ou un mélange des deux. Certes, il existait de nombreux cadres d’interprétation différents, dont l’ethnographie, l’évolutionnisme culturel, la géo-anthropologie et le diffusionnisme. Néanmoins, ces différentes approches avaient en commun une croyance en la possibilité de classer les êtres humains en groupes culturels ou biologiques distincts.
Au plus bas de l’échelle civilisationnelle
Bien que l’anthropologie biblique soit restée importante, les conceptions scientifiques de la race et de la culture ont progressivement façonné l’imaginaire des publics occidentaux au cours du XIXe siècle, en dépit de la résistance du clergé. On pourrait dire que le regard objectivant de la science a abouti à un changement dans la compréhension que les gens ont des identités humaines collectives - les leurs et celles des autres.
Cette vision scientifique du monde était cependant loin d’être neutre ou apolitique. Au contraire, depuis la Renaissance, les savants européens avaient analysé l’histoire de l’humanité en termes de stades de civilisation conditionnés par leurs progrès en matière de technologie, de culture et de connaissance. Aux yeux des colonisateurs, les populations autochtones africaines se situaient au plus bas de l’échelle civilisationnelle. Pour eux, cela signifiait qu’il était de leur devoir et de leur responsabilité de « civiliser » les vastes régions du globe qui n’avaient pas encore accédé à un mode de vie moderne : la fameuse « mission civilisatrice ».
Dans la dernière partie du XIXe siècle, les explorateurs et les conquérants européens ont pénétré en Afrique centrale. Ce fut l’un des derniers endroits de la planète à être « exploré » scientifiquement, et aussi évangélisé. Ils ont alors appréhendé les populations indigènes qu’ils ont rencontrées en les considérant comme des spécimens de tribus arriérées et sauvages ayant besoin d’être civilisées.
Au Congo, les autorités coloniales ont organisé ces « tribus » en chefferies. Celles-ci étaient conçues comme des territoires ethniquement distincts et mutuellement exclusifs, dirigés par un chef coutumier unique, gouvernant selon le droit coutumier - une invention qui entrait en contradiction avec les unités politiques et les identités africaines pré-existantes. Les autorités coloniales les ont utilisées pour gouverner indirectement les populations autochtones en tant que « tribus » ou « races », dans leur environnement naturel, et par le biais de leurs propres coutumes et institutions politiques. Mais en réalité, bon nombre des chefs qu’elles nommaient n’étaient pas considérés comme des autorités légitimes au niveau local.
Des entités autochtones pas aussi malléables que prévu
Des centaines de chefferies ont été créées en RDC dans le cadre de la « politique indigène » coloniale. L’objectif était d’assurer le maintien de l’ordre tout en transformant les populations autochtones en sujets productifs et imposables. Les chefs coutumiers, dotés de pouvoirs étendus, sont devenus des intermédiaires particulièrement influents. Ils étaient présentés comme l’incarnation des institutions politiques indigènes traditionnelles de toutes les « tribus ».
Dans le monde entier, les régimes coloniaux ont créé des « territoires ethniques ». Ce faisant, ils ont cherché à concilier intérêts économiques et financiers - la quête de profits et l’impératif d’autofinancement - et enjeux politiques - le maintien de l’ordre, la gestion de la dépossession, la protection des frontières et la conservation des hiérarchies raciales.
Cependant, les entités politiques autochtones n’étaient pas aussi malléables que ne l’avaient imaginé les colonisateurs : il s’agissait en réalité de structures complexes composées d’individus aux intérêts divergents et aux relations extérieures subtiles. Ainsi, l’idée de gouverner les populations autochtones par le biais de leurs coutumes et d’institutions supposées intemporelles a abouti à une série de luttes de pouvoir locales impliquant divers groupes autochtones et les autorités coloniales. Dans l’est de la RDC par exemple, des chefs locaux - comme le chef bashi Kabare et le prince banyungu Njiko - ont provoqué des rébellions contre le pouvoir colonial.
Un aspect important de la « politique indigène » coloniale est que les élites africaines ont joué un rôle crucial dans la construction des chefferies. Ces chefferies n’ont donc pas seulement été imposées d’en haut par les États coloniaux. Elles ont plutôt été créées en collaboration avec les élites africaines. Ces dernières ont fourni aux colonisateurs des informations sur la culture, l’histoire et les frontières de la tribu. Ces informations, cependant, étaient de nature politique ; il ne s’agissait pas de connaissances ethnographiques « neutres ».
Sévère répression
Dans le même temps, les théories de la supériorité raciale ont été interprétées de manière à créer des territoires ethniques et imposer des chefs suprêmes sur des entités politiques anciennement indépendantes. Par conséquent, la création de « territoires ethniques » est devenue un processus dynamique dans lequel les frontières ethno-territoriales étaient déterminées par des luttes politiques inégales, puisque les colonisateurs et leurs collaborateurs locaux avaient un avantage certain, en grande partie dû à leur capacité à faire un usage immodéré de la violence.
Je me suis concentré sur la création de la chefferie de Buhavu dans les années 19201. Elle était constituée de plusieurs structures indigènes jusque-là indépendantes. Cela a permis de rassembler des populations culturellement diverses en une seule chefferie, sous le règne du chef Bahavu. Mais plusieurs chefs et groupes autochtones ont refusé de reconnaître l’autorité coloniale - il s’agit notamment des chefs rivaux de Bahavu et des chefs du peuple connu sous le nom de Batembo. Les Batembo vivaient dans de petites communautés indépendantes sur la rive orientale du bassin du fleuve Congo. Chez eux, l’autorité était dispersée entre plusieurs clans et groupes : l’idée d’un territoire mono-ethnique dirigé par un seul chef entrait donc en contradiction avec leur culture politique.
Ces communautés et leurs dirigeants ont été contraints à la soumission à la suite d’une sévère répression. La chefferie de Buhavu a donc vu le jour dans la violence. Sa création a porté atteinte à la diversité culturelle et aux institutions politiques existantes de la région. Elle a également réduit au silence les voix subalternes et rebelles, et concentré l’autorité entre les mains d’élites royales indigènes prêtes à collaborer avec les autorités coloniales.
Des revendications locales qui alimentent les guerres régionales
Après l’indépendance acquise en 1960, un nouvel ensemble d’acteurs congolais a pu façonner la politique du pays. Dans la chefferie de Buhavu, un groupe de dirigeants, prétendant représenter le groupe ethnique Batembo, a revendiqué le droit à l’autonomie territoriale. Ils ont justifié cette demande par le fait qu’il s’agissait d’une zone économiquement viable et culturellement homogène. En tant que telle, elle méritait, selon eux, d’être reconnue comme une entité autonome.
Pendant les guerres du Congo - la première au milieu des années 1990 et la seconde entre 1998 et 2003 -, la lutte pour la création d’un territoire batembo s’est engouffrée dans la dynamique plus large de la guerre régionale. Les dirigeants batembo ont mobilisé une puissante milice, qui a combattu aux côtés des troupes gouvernementales congolaises contre les unités de l’armée rwandaise et leurs alliés congolais. S’appuyant sur les catégories raciales introduites pendant l’ère coloniale, ils ont justifié cette stratégie par le fait que la RDC était soi-disant menacée par un plan visant à forger un empire « Tutsi-Hima » en Afrique centrale – un projet soutenu par les grandes puissances occidentales selon eux. Leur puissance militaire nouvellement acquise a également incité les dirigeants batembo à faire pression pour la création de leur propre territoire ethnique appelé « Bunyakiri ».
Mais la nouvelle donne issue de la deuxième guerre du Congo n’a pas joué en leur faveur : leurs soldats se sont démobilisés ou ont été intégrés dans l’armée congolaise ; et les dirigeants du groupe ont été mis sur la touche ou évincés dès qu’ils sont entrés dans l’arène de la politique nationale. Aujourd’hui, les dirigeants batembo réclament toujours la création d’une chefferie indépendante.
Remettre en question les modes de pensée coloniaux
Cette histoire illustre le fait que les nombreux conflits passés ou actuels dans l’est de la RDC ne peuvent être attribués à des haines anciennes entre communautés ethniques. Ils ne peuvent pas non plus être simplement réduits à des intérêts matériels, comme tend à le prétendre l’importante littérature sur les « minerais de conflit ». Les causes des conflits sont nombreuses et variées. Néanmoins, l’idée de territoires ethniques distincts et mutuellement exclusifs en est une qui joue un rôle important.
Cette idée a été introduite et institutionnalisée par l’administration coloniale, qui a ainsi violé les institutions politiques existantes et la diversité culturelle de l’est du pays. C’est pourquoi il est fondé d’affirmer que les méthodes coloniales d’administration des populations indigènes ont joué un rôle dans l’apparition des tensions ethniques actuelles. L’idée d’ethnicité et de territoire ethnique informe la compréhension du conflit par les gens et structure l’accès et l’autorité sur les ressources, la citoyenneté et les droits. Il s’agit donc d’un vecteur important de mobilisation politique.
Il semblerait donc logique qu’un processus de réconciliation dans l’est du Congo implique une remise en question des modes de pensée coloniaux concernant notamment les territoires ethniques et l’ethnicité au sens large. Ce ne sera pas une tâche facile étant donné les intérêts en jeu, qui militent en faveur du statu quo : d’une part, les chefs coutumiers et les dirigeants politiques et militaires tirent une grande partie de leur pouvoir de l’idée même de territoires ethniques ; d’autre part, pour de nombreux Congolais, les chefferies dites traditionnelles offrent à la fois des droits fonciers coutumiers et une inclusion politique, puisque l’appartenance à une chefferie est une condition préalable à la citoyenneté.
Dans une large mesure, la politique des territoires ethniques profite essentiellement aux élites. Jusqu’à présent, elle n’a pas abouti à la création de politiques publiques cohérentes, capables de répondre aux besoins fondamentaux de la grande majorité des citoyens congolais.
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1Lire Sadiki Amri Shanyungu, « La création de la chefferie buhavu et son impact sur la situation politique dans l’ancien territoire de Kalehe (1928-1967) », collection Études n°22, 1988.