Ces chansons qui ont fait l’Histoire

Nigeria. Avec « Murtala », les Oriental Brothers apaisaient les plaies du Biafra

Série · Durant les années 1970, leur musique festive et culturelle aide la communauté igbo à se reconstruire et à oublier les traumatismes de la guerre civile du Biafra. Cinquante ans plus tard, leur leader historique, DanSatch, se souvient, alors que le groupe a publié un nouvel opus en 2022.

Manifestation des séparatistes de l’Indigenous People of Biafra, Londres, mai 2018.
© Jaroslav Moravcik / Shutterstock

1976. Le Nigeria connaît un boom pétrolier sans précédent. Le naira, la monnaie nationale, s’échange pour 1 dollar. Le week-end, les nouveaux riches volent vers le quartier londonien de Mayfair. Les pétrodollars coulent à flots. L’époque est à « Ma Mercedes est plus grosse que la tienne »1. Et les Oriental Brothers International Band, l’un des groupes les plus vendeurs de l’époque, avec cinq disques d’or, des tubes tels que « Ihe Oma », « Anyi Abiala Ọzọ » ou « Elu Rie Ala Rie » sont « la vache à lait »2 d’Afrodisia, le label nigérian spécialement créé par la division ouest-africaine de la maison de disques britannique Decca. De Kano à Enugu, d’Onitsha à Jos, de Port Harcourt à Lagos, et de Maiduguri à Kaduna, la 404 break du groupe sillonne le pays3, qui continue à se reconstruire, six ans après la fin de la guerre civile du Biafra.

Les Oriental Brothers international Band, dans les années 1970.
© Palenque Records

Aux côtés de Livinus Akwịla Alaribe (aux congas et maracas) et de Fred « Ichita » Ahumaraeze (à la batterie), le cœur du quintet est formé de trois membres de la fratrie igbo des Opara : Godwin Kabaka, à la guitare principale, Chief Christogonus « Dr. Sir Warrior » Ezewuiro Obinna, au chant, et Ferdinand « DanSatch » Chukwuemeka, le guitariste-bassiste et fondateur historique du groupe. Et en cette année 1976, la face A de leur album démarre avec un morceau dédié au défunt président Murtala Ramat Mohammed4. Le quatrième chef de l’État nigérian a été assassiné quelques mois plus tôt, le 13 février, à la suite d’une tentative de coup d’État5 orchestrée par le lieutenant colonel Bukar Dimka. Pour autant, le titre n’est pas mélancolique : les guitares s’envolent, irrésistibles, pendant 6 minutes et 41 secondes sur une cadence highlife à la sauce igbo, rurale et festive, portée par un groupe qui agira, durant les années 1970, tel un véritable thérapeute musical… Car la musique des Oriental Brothers ne fait pas seulement danser. Elle soigne aussi.

Un rôle spirituel essentiel

« Après la guerre civile nigériane6, les Igbos étaient totalement dévastés. Certains avaient perdu la vie, d’autres leurs moyens de subsistance », résumait, en 2022, pour Global Voices, Nwachukwu Egbunike, professeur nigérian à la Pan-Atlantic University. « Le mantra du général Gowon – "pas de vainqueur, pas de vaincu" – à la sortie de la guerre civile reflète l’engagement du gouvernement en faveur de la réintégration des Biafrais dans l’État nigérian. »

La réalité est tout autre. Les soldats igbos qui avaient vu leurs comptes en banque saisis par le gouvernement fédéral durant la guerre ne furent remboursés que de 20 livres sterling, quel qu’en était le solde. Cette opération « a brisé les survivants encore plus que cette guerre absurde », poursuit Nwachukwu Egbunike. Dans ce contexte, souligne-t-il, « La musique highlife igbo, personnifiée par les Oriental Brothers International Band, était comme un rayon de lumière au milieu de cette sombre réalité. […] Ses membres ont ainsi joué un rôle spirituel essentiel afin que les Igbos restent sains d’esprit, après le traumatisme infligé par cette guerre pernicieuse. »

Contacté par Afrique XXI dans son fief d’Owerri (État d’Imo), DanSatch Opara estime que leur musique « a effectivement fait du bien. Elle permettait d’oublier ce que [la population avait] connu pendant la guerre ». « Avant, j’étais déjà musicien. Mais ce n’est qu’après que j’ai compris le véritable pouvoir de la musique, poursuit le presque octogénaire. En interprétant notre propre highlife, selon notre propre culture, nous pouvions aider nos frères et sœurs à se sentir de nouveau chez eux. Il nous fallait célébrer la vie : Dieu nous avait aidés à nous en sortir et à rester vivants. Il fallait fêter ça, danser pour oublier nos problèmes ! »

Irrésistible chant de louange

L’ « arme du chant collectif » fut au « cœur du conflit biafrais », rappelait en 2010 l’universitaire Françoise Ugochukwu, spécialiste du monde igbo7. Plusieurs groupes de rock nigérians tels que les Wings (à ne pas confondre avec le groupe de l’ancien Beatles, Paul Mc Cartney) furent aussi mobilisés par l’administration militaire de la République du Biafra. De même, l’armée fédérale, déployée dans le sud-est du pays après la reddition des sécessionnistes, tint à ce que chaque garnison compte son orchestre afin de détendre ses troupes triomphantes. L’objectif était également d’apaiser et de pacifier les esprits des populations du Sud-Est mises à genoux. Mais rien ne fut plus cathartique durant cette époque de reconstruction que la musique des Oriental Brothers. Avec comme épiphanie 1976 et ce morceau dédié à Murtala Mohammed.

Cet irrésistible chant de louange (« itu afa » en langue igbo) encense un homme qui reste pourtant, dans la mémoire biafraise, celui qui, à la tête de la 2e division des troupes fédérales, orchestra en octobre 1967 le massacre systématique de plus d’un millier de personnes à Asaba. « Mais c’est aussi sous sa présidence que nous avons connu l’âge d’or de notre groupe, déclare DanSatch. Et puis il aimait les Igbos ! Nous n’avons alors jamais autant tourné dans le pays ! » Pour beaucoup de seniors nigérians, et pas seulement DanSatch, Murtala Mohammed demeure, encore aujourd’hui, l’un des hommes d’État nigérian les plus respectés du pays.

Quand la République séparatiste signe sa reddition, le 15 janvier 1970, DanSatch doit se résoudre à trouver un autre job que celui de musicien. « L’époque était alors très difficile, poursuit-il. Owerri, comme Onitsha, avait été bombardée par les troupes fédérales lors de sa reconquête8. Et pour avoir de quoi manger, il fallait un boulot qui nourrit. » Il sera mécanicien le temps de participer à la reconstruction des routes reliant cet ancien haut lieu des nuits ibos au reste du pays. Mais DanSatch ne tarde pas à repartir en concert.

Le son qui touche l’homme de la rue

Associé à ses frères dans un premier groupe – les Eastern Mysteries –, il reprend dés 1971 les routes d’une nation en train de se reconstruire, mais « où l’on crève encore de faim dès lors que l’on n’est pas à Lagos », se rappelle DanSatch. La métropole, qui est encore la capitale de la fédération nigériane (elle est transférée à Abuja en 1991), a vécu à l’écart de la guerre civile, « derrière un mur de propagande gouvernementale qui refusait de dire que le pays était en guerre, qu’il s’agissait juste d’une opération de police destinée à en finir avec une poignée de rebelles hétéroclites qui seraient rapidement neutralisés »9.

À la fin de du conflit, Lagos vibre sous les groupes, formés d’étudiants inspirés par la soul américaine et la scène pop rock anglaise, tout comme les premiers brûlots afrobeat de Fela Ransome Kuti. Mais ils ne concernent en fait que les enfants de la bourgeoisie nigériane. Le vrai son du pays, celui qui touche l’homme de la rue, l’ouvrier illettré des métropoles comme le paysan des bords du Niger, c’est la musique juju des yorubas King Sunny Ade et Ebenezer Obey et la highlife igbo des Oriental Brothers, qui démarrent officiellement leur carrière en 1973. Après trois ans de succès, l’hommage à Murtala Mohammed sera l’un des derniers morceaux composés par la formation originale avant que celle-ci se déchire et que chacun de ses membres mène une carrière de son côté10.

La Mercedes Saloon, et ses vingt impacts de balles, dans laquelle fut assassiné le militaire devenu président, est toujours l’une des principales attractions du National Museum de Lagos. Le Biafra continue de hanter le Nigeria : début juillet, le colonel à la retraite Hassan Stan-Labo, ancien gradé de l’armée fédérale nigériane recyclé dans la sécurité, appelait ouvertement le président Bola Tinubu à libérer Nnamdi Kanu, chef du parti indépendantiste biafrais Indigenous People of Biafra11, afin d’apaiser la situation dans le sud-est du Nigeria, en proie, comme dans une vaste partie du pays, à une insécurité rampante.

« Prendre la route est devenu trop dangereux »

« Aujourd’hui, prendre la route est devenu trop dangereux, même ici », constate DanSatch, amer. « Malgré notre succès, et la joie que nous avons apportée, aucun gouvernement nigérian ne s’est jamais souvenu de nous ni ne nous a récompensés, poursuit- t-il. Même quand ils ont gratifié les fonctionnaires avec des Udorji [primes], au milieu des années 1970, et que nous en avons tiré la chanson Iheoma, nous n’avons rien reçu. » Même reproche du côté de la Performing Musicians Association of Nigeria, la principale association professionnelle de musiciens du pays : « Chaque année, ils nous promettent qu’ils nous rendront hommage et, chaque année, on ne voit rien venir. »

Les Oriental Brothers international Band, lors de la sortie de leur dernier album, en 2022.
© Palenque Records

À voir les réactions sur les réseaux sociaux, en particulier sur les comptes consacrés à ce groupe, la musique des Oriental Brothers International Band reste pourtant très ancrée dans la mémoire des seniors du Sud-Est nigérian. La highlife igbo reprend actuellement des couleurs grâce à une nouvelle génération de musiciens tels que les Cavemen. À quand une scène partagée par ce groupe avec les survivants des Oriental Brothers International ? Car la formation créée par DanSatch est de nouveau d’actualité, grâce à un disque, Oku Ngwo Di Ochi, enregistré en 2022 pour le label Palenque Records, tenu par le producteur, cinéaste et musicien colombien Lucas Silva Rodriguez.

DanSatch a évidemment pris un coup de vieux, et beaucoup d’autres musiciens de la formation manquent à l’appel. Mais son groupe apaise toujours autant l’âme, tout comme il continue de faire bouger les pieds. « Il nous faudrait un sponsor », confie DanSatch. Pourquoi pas l’autrice igbo Chimamanda Ngozi Adichie, dont le deuxième roman, L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), a pour trame la guerre du Biafra ?

1Du nom du deuxième roman de l’écrivain nigérian Nkem Nwankwo, My Mercedes Is Bigger than Yours (Heinemann, 1975, 171 pages.

2Lire le livret accompagnant l’album « Wake Up You, the Rise and Fall of Nigerian Rock, 1972-1977 », par Uchenna Ikone, Now Again Records, 2016.

4Il a été chef du gouvernement militaire fédéral du Nigeria du 29 juillet 1975 à son assassinat, le 13 février 1976.

5Celui-ci avortera après la défection de plusieurs officiers. Second de Mohammed, le chef d’état major des forces armées, Olusegun Obasanjo, annonce l’échec du coup d’État et l’arrestation des rebelles. Le 14 février, les vingt membres du Conseil militaire suprême le désignent à l’unanimité nouveau chef de l’État.

6Après une déclaration de sécession de la région orientale du Nigeria éclate une guerre civile qui durera du 6 juillet 1967 au 15 janvier 1970 et fera, selon les sources, entre 1,5 million et 3 millions de morts.

7« L’arme du chant collectif au cœur du conflit biafrais », Françoise Ugochukwu, Le Journal des africanistes, 2010.

8Conquis par les troupes biafraises à l’issue d’un long siège (15 octobre 1968-25 avril 1969), Owerri fut finalement reprise fin 1969 par la 3e division de commandos de marine des troupes fédérales menée par Olusegun Obasanjo.

9Ibid 2.

10Lire « Oriental Brothers : 50 ans, et un nouveau disque pour fêter ça ! », Vladimir Cagnolari, Pan African Music, 10 juin 2022.

11Fondé en 2014, classé organisation terroriste par Abuja, l’Ipob milite en faveur de la recréation de l’État séparatiste du Biafra. Son leader, accusé de terrorisme et de trahison par l’État fédéral nigérian, a été arrêté puis exfiltré depuis le Kenya vers le Nigeria en juin 2021.